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Origines de l’ordre de l’Hôpital
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Origines de l'Ordre

Chapitre-XVI — Rhodes dans l'antiquité

Nous n'aurions pas achevé cette étude sur l'ordre de l'Hôpital si nous ne disions pas ce que sont devenus tous les monuments de la chevalerie de Rhodes. Nous verrons dans quel état est restée cette place d'armes, qui a uni tant de gloire à tant de dévouement avant de succomber sous le nombre de ses ennemis, en imposant le respect aux vainqueurs. Nous aurons la satisfaction, en parcourant la Rhodes de nos jours, d'y retrouver à chaque pas l'empreinte de ses chevaliers. Après avoir admiré leurs travaux héroïques pendant la guerre, nous prendrons une idée complète de leurs magnifiques ouvrages pendant la paix.

Une légende venue des temps les plus reculés racontait que les hommes des premiers âges avaient vu l'Ile de Rhodes surgir du milieu de la mer. Cette tradition est devenue un fait historique par la consécration que lui ont donnée les écrivains de l'antiquité. Pindare a dit que « l'île naquit du sein des flots humides. » Pline l'a répété; et d'autres auteurs ont attribué l'origine de Rhodes à une éruption sous-marine. Comme la plupart des îles de ces parages, elle semble bien, en effet, de formation volcanique, mais l'aspect et la nature de ses montagnes seules en conservent le caractère; car la fertilité du sol, qui nourrit une végétation luxuriante en toute saison, n'a rien de la triste aridité d'une terre repoussée par des convulsions souterraines.

Dans l'antiquité, son premier nom, Ophioussa, lui fut donné, croit-on, à cause de l'immense quantité de serpents qui s'y trouvaient. Sans mériter maintenant un surnom si peu attrayant, elle n'en est cependant pas moins infestée par ces reptiles, contre lesquels les habitants des deux sexes se mettent en garde en portant de grandes bottes.

Les anciens étaient prodigues d'adjectifs, et ils qualifiaient les pays, aussi bien que les individus, selon leurs caractères distinctifs. Aussi avaient-ils surnommé cette île Trinacria, pour exprimer sa forme triangulaire dessinée par les trois caps, Saint-Etienne au nord, Saint-Jean à l'est, et Pan ou Cattavia au sud. Pelagia était l'épithète qui rappelait sa sortie du sein de la mer. Asteria indiquait sa beauté et l'éclat de son atmosphère, de même que le mot AEthrea ou Aithraia faisait allusion à la pureté de l'air qui l'environnait. Cette île avait encore reçu dans l'antiquité d'autres noms qui se retrouvent dans les poètes grecs, comme celui de Telchinis, soit en souvenir de ses premiers habitants appelés Telchiniens, soit en prenant ce mot grec dans son sens le plus flatteur, parce que les bois qui la couvrent encore, ses montagnes, ses charmantes vallées et leurs bosquets embaumés avaient mérité à Rhodes d'être surnommée l'enchanteresse.

Tous ces noms divers sont oubliés aujourd'hui des modernes insulaires, qui ne connaissent que celui de Rhodos. Il vient également des âges les plus éloignés de notre époque, et certains érudits en ont cherché l'étymologie dans le mot par lequel les Grecs désignent la fleur du grenadier. Ils se sont appuyés sur ce que les monnaies antiques de Rhodes portaient une grenade à leur revers. Cet emblème fut conservé par les chevaliers de Saint-Jean ; car on le retrouve mêlé aux armoiries des grands maîtres, sur un écusson dont le champ présente une racine avec des branches et des feuilles de grenadier qui en sortent. Mais pourquoi ne pas tout simplement adopter la traduction du mot Rhodos ou Rhodon par celui de rose, ou buisson de roses, que justifiaient si bien l'abondance de ces fleurs et la spontanéité avec laquelle les rosiers croissaient partout où la terre était abandonnée à elle-même ? Aujourd'hui encore, le sol en produit assez pour qu'il s'y fasse un grand commerce d'essences, de pâtes et de confitures de roses, dont les Orientaux sont très-friands.

On ne sait pas au juste quels furent les premiers habitants de Rhodes. Il est impossible de suivre, à ce sujet, les fables dans lesquelles le paganisme se plaisait à chercher les origines des peuples. Pourrait-on s'arrêter à la fiction de Danaus fuyant avec ses cinquante filles la vengeance de son frère Egyptus ? On ne peut davantage adopter celle de Cadmus, fils d'Agenor, roi de Phénicie, envoyé par son père à la recherche de sa soeur Europe que Jupiter avait enlevée, abordant à Rhodes et la peuplant. Il est généralement admis que, dans cette île, comme sur d'autres rivages, des Phéniciens débarquèrent à une époque très-reculée, et que, sous le nom d'Héliades ou Fils du Soleil, appelés ainsi parce qu'ils venaient de l'Orient, ils fondèrent les villes d'Ielissos, Lindos et Kamiros.

Plus tard, des colonies grecques s'y implantèrent, et y créèrent un petit Etat qui se développa rapidement, grandissant en force comme en renommée dans ce vieux monde.

Des trois villes phéniciennes Lindos, Kamiros et Ielissos, la première seule existe encore, mais a fort décliné. On n'y voit plus rien de son temple de Minerve attribué à Danaus, et qu'Alexandre visita. Quant aux deux autres, élevés en l'honneur d'Apollon et d'Hercule, c'est à peine si quelques ruines informes en désignent la place.

La ville de Rhodes, ou n'existait pas, ou n'était alors qu'un village. On croit que les habitants réunis d'Ielissos et Kamiros s'entendirent pour la fonder. D'après Strabon, son plan fut dressé par l'architecte qui avait construit le Pirée, et elle remonterait ainsi à environ cinq cents ans avant Jésus-Christ. Son étendue était beaucoup plus grande; car elle n'avait pas moins de quatorze à quinze kilomètres de circuit. Elle comprenait la ville actuelle, les faubourgs où demeurent les Grecs, et le mont Saint-Etienne portait son acropole dominée par un temple en l'honneur d'Apollon Pythien. Il est probable qu'une grande partie de ses matériaux furent empruntés à la ville voisine d'Ielissos, qu'elle remplaçait, et qui était un peu à l'ouest. On y voit encore des ruines que les habitants appellent l'ancienne Rhodes.

Cette île, peuplée par des Phéniciens et des Grecs venus en grande partie de l'Archipel, ne pouvait manquer à sa destinée, qui était la navigation. Aussi les Rhodiens excellèrent-ils dans l'art nautique, et leurs galères ainsi que leurs rameurs jouirent dans l'antiquité d'une réputation méritée. Mais si leurs travaux, leurs arsenaux comme l'adresse et l'agilité de leurs marins avaient porté au loin leur renommée, ils firent naître chez leurs voisins une jalousie à laquelle ils furent souvent obligés d'opposer les armes. Leur supériorité n'était vue qu'avec peine par leurs rivaux, qui tentèrent souvent de la leur arracher, afin de devenir à leur tour les maîtres de la mer. Néanmoins cette suprématie maritime acquise à Rhodes fit toujours rechercher son alliance, même par les plus grands Etats qui se faisaient la guerre et voulaient l'attirer dans leur parti. Aussi vit-on ses galères dans les rangs de l'armée navale de Xerxès, qui parvint à se les attacher malgré leur nationalité. Plus tard, au contraire, ils se réunirent à Sparte et à Athènes, expiant ainsi leur trahison précédente. La prospérité et la renommée dont jouissait Rhodes excitèrent l'envie d'Artémise, reine de Carie; elle s'en empara, et s'y fit élever une statue qui la représentait victorieuse. Les Romains cherchèrent, eux aussi, l'alliance des Rhodiens, qui suivirent tour à tour les étendards de Scipion, de Pompée ou de Jules César.

Rhodes, devenue très-florissante, devait voir sa population augmenter rapidement. Elle en acquit une grande force d'expansion. Aussi fournit-elle des colonies à plusieurs rivages, et y fondât-elle des villes. De ce nombre furent une seconde Rhodes, sur le littoral de la Gaule; Parthénope, aujourd'hui Naples; Agrigente en Sicile, et quelques autres moins célèbres.

La science nautique n'était pas la seule en honneur dans cette île célèbre, et la mer n'était pas l'unique théâtre sur lequel les Rhodiens surpassaient leurs rivaux. Ils s'étaient fait remarquer encore dans les lettres et les arts. Leur code naval fut longtemps la règle de toutes les nations dans les conflits maritimes. Indépendamment de ses écoles de jurisprudence, de philosophie ou d'éloquence, qui ne le cédaient en rien à celles de la Grèce, et que Cicéron lui-même ne dédaigna pas de visiter, Rhodes pouvait à juste titre se glorifier de ses travaux historiques. Il en est de fort remarquables mentionnés dans l'histoire; malheureusement la tradition seule en est venue jusqu'à nous. Telles sont les peintures d'Apelles, de Zeuxis et de Protogène, qui représenta une perdrix avec tant de vérité que, dit-on, elle attirait les oiseaux de même espèce.

Mais nous possédons mieux qu'un souvenir pour apprécier le savoir auquel les sculpteurs de Rhodes étaient parvenus. Ce sont les quatre chevaux de bronze doré qui figurent aujourd'hui au-dessus de la grande porte de la basilique de Saint-Marc à Venise. Ils sont attribués à Lysippe, qui, abandonnant son marteau de serrurier pour le ciseau de sculpteur, était venu se former à l'école de Rhodes. Il avait attelé ces coursiers au fameux quadrige monté par Apollon, placé dans un temple dédié au Soleil, et dont les Rhodiens firent présent à Alexandre. Transportés à Corinthe, six cents ans plus tard, puis enlevés par ordre du César de Constantinople, pour figurer parmi tous les chefs-d'oeuvre qui devaient orner la Rome orientale, ils y furent pris en 1204 par les Vénitiens, qui en firent hommage à leur saint patron. Ces magnifiques chevaux, séparés du char destiné au conquérant macédonien, vinrent, pendant quelques années, surmonter l'Arc-de-Triomphe qui, devant le palais de nos souverains, rappelle les conquêtes de l'Alexandre français. Jouets des batailles, et, depuis des siècles devenus le prix du vainqueur, ils retournèrent à Venise à la chute de Napoléon Ier.

Au milieu des statues innombrables qui faisaient l'ornement de Rhodes, que Pline porte à trois mille, parmi tant de travaux par lesquels s'honora cette petite république, on ne peut passer sous silence le célèbre colosse. Cet ouvrage gigantesque fut confié à un sculpteur du nom de Charès, natif de Lindos et élève de Lysippe. Le métal dont il fut fait était extrait d'une mine située dans la partie sud de l'île. Il en fallut neuf cent mille livres.

Mais Charès travaillait depuis longtemps à cette oeuvre, lorsque la mort le surprit avant qu'il eût pu la terminer. Continuée par un de ses disciples, qui n'y employa pas moins de douze années, elle coûta trois cents talents, équivalant à un million et demi de francs. Selon les écrivains les plus accrédités, sa hauteur était de soixante-dix coudées ou trente mètres environ. Cette statue représentait Apollon; et l'on sait, par ce qui nous a été transmis sur cette merveille, que les galères passaient entre ses jambes. De plus, le dieu servait de phare et portait un fanal. Le colosse avait à peine un demi-siècle d'existence, lorsqu'un tremblement de terre le renversa, trois cents ans avant Jésus-Christ. Les débris de cette masse étaient considérables, et d'une dimension démesurée. Depuis près de mille ans, la superstition les laissait à la place où ils avaient été précipités, lorsque les Arabes, s'étant emparés de Rhodes, vendirent en 653 à des Juifs tout le bronze provenant de l'idole païenne, à la condition de retirer de la mer tous les morceaux qui en obstruaient le fond. Il ne fallut pas moins de neuf cents chameaux pour charger le métal extrait de l'eau. Cela donne une idée de la taille du colosse, dont les proportions peuvent d'ailleurs s'évaluer facilement, en sachant qu'un de ses doigts était plus grand et plus gros qu'un homme.

Jusqu'à Vespasien l'Ile des serpents ou des roses s'était maintenue indépendante. Dans les premières années de l'ère chrétienne, cet empereur s'en empara et la réunit aux îles du voisinage, pour en former une province maritime, dont Rhodes devint le chef-lieu. A dater de cette époque, son autonomie cessa d'exister; et, partie intégrante d'un vaste empire, son rôle ne fut plus que fort secondaire, au milieu des secousses et des déchirements qui le mirent en pièces. Cependant Rhodes, après avoir été soumise aux empereurs d'Orient, se relâcha peu à peu de son obéissance. Les révolutions qui ébranlèrent le trône de ces princes favorisèrent son esprit d'indépendance, qu'entretenaient les traditions de son antique liberté. Au temps de sa splendeur, l'autorité que Byzance conservait sur cette île n'était que nominale, et elle aurait pu reconquérir la libre possession d'elle-même si sa situation géographique, le facile accès du rivage et la sûreté de son port n'en avaient fait un objet de convoitise pour les Sarrasins, dont la marine avait acquis un fâcheux développement. Ces pirates infestaient les mers du Levant. Dans leurs courses ils avaient besoin d'un lieu de refuge, lorsqu'elles les entraînaient au nord de la Méditerranée, et qu'ils y étaient poursuivis par les galères de Saint-Jean. Voisine de l'Archipel, sur la route de Constantinople à Alexandrie ou à la côte de Syrie, Rhodes se présentait comme un point favorable aux entreprises des corsaires mahométans. La faiblesse de ses habitants et l'incurie du gouvernement byzantin laissèrent les infidèles s'y installer en maîtres. Les Rhodiens ne s'étaient affranchis des lois de la grande métropole orientale que pour courber la tête sous le joug des ennemis de leur foi, et ils le subirent jusqu'au commencement du XIVe siècle, époque à laquelle les religieux de Saint-Jean s'en emparèrent.

Le 15 août 1310, Rhodes tomba, comme nous l'avons vu, au pouvoir de Foulques de Villaret, qui en fit la place d'armes de la chrétienté en Orient, et la résidence principale de l'ordre de l'Hôpital. Nous avons vu aussi comment, après être restée deux cent douze ans aux mains des chevaliers, elle succomba sous les efforts des Turcs, qui la possèdent encore comme ils possèdent Constantinople, en conquérants, en barbares sortis des steppes de la Turcomanie, gouvernant par le sabre, installés militairement, mais sans s'être mêlés aux indigènes, ce que d'ailleurs la religion et les moeurs trop différentes des uns et des autres ne pourront jamais amener.

Au mépris des termes de la capitulation signée par leur sultan, les Turcs, en entrant dans Rhodes, n'eurent rien plus à coeur que de satisfaire à la fois leur vengeance et leur fanatisme si longtemps contenus par la résistance de la garnison. Eglises souillées, autels profanés, tombeaux ouverts, cendres des grands maîtres jetées au vent, tout ce qui rappelait la grandeur de l'ordre de l'Hôpital, tous les objets de son culte ou de sa gloire furent foulés aux pieds par les fanatiques soldats de Soliman. Les maisons furent saccagées et livrées au pillage. Les familles grecques restées à Rhodes furent abandonnées à la merci d'une soldatesque que la longueur du siège avait irritée. Les ruines étaient partout; chaque édifice portait les traces d'une bataille qui avait duré plusieurs mois. Le palais des grands maîtres s'écroulait, la cathédrale Saint-Jean était sans clocher, et les autres églises jonchaient le sol de leurs ruines. La salle du chapitre couvrait le sol de ses débris. Les prieurés, les auberges des diverses langues portaient les traces des boulets turcs, et les rues étaient parsemées des énormes projectiles de marbre qu'avaient lancés sans relâche les basilics braqués sur la ville infortunée.

Cependant, debout encore et protégée par la mer, s'élevaient la haute tour de Philibert de Naillac, celles de d'Aubusson et de Gozon, ainsi que d'autres qui défendaient l'enceinte maritime. Le fort Saint-Nicolas, bien que très-endommagé, demeurait sur le roc qui lui servait de base. Les murailles crénelées qui séparaient la ville du port décrivaient sans interruption leur courbe de l'est à l'ouest Les boulets ne l'avaient pas atteinte. Les Turcs répandus par la ville, étonnés d'en être les maîtres, s'arrêtaient avec respect devant la multitude des armoiries qui attestaient le séjour et le dévouement de tant de chevaliers qui n'étaient plus, ou qui vivaient désormais fugitifs. Si ces écussons étaient des monuments glorieux pour ceux à qui ils avaient appartenu, n'étaient-ils pas également précieux pour les Turcs qui s'en étaient emparés par une victoire chèrement achetée ? Ce dut être là leur pensée ; car, au milieu des sacrilèges par lesquels ils célébrèrent leur prise de possession, ils épargnèrent et conservèrent même religieusement tous les blasons incrustés au front des édifices ou des remparts. C'est en cet état que dans l'année 1844 (1) on pouvait encore voir la ville de Rhodes, avec la même physionomie qu'elle devait présenter le jour où le dernier de ses illustres grands maîtres en sortit avec les débris de l'ordre de Saint-Jean, dont chaque chevalier pouvait s'appliquer le mot consolateur que François Ier prononça deux ans plus tard, à la suite de la malheureuse bataille de Pavie.
1. Epoque du séjour de l'auteur.

 

La ville moderne

Quand on arrive à Rhodes, elle se présente à peu près sous la forme d'un triangle qui aurait sa base à la mer, et dont le sommet serait au point culminant d'une éminence, sur le versant de laquelle la ville descend jusqu'au rivage. A ce sommet, et à la place de la flèche de Saint-Jean, se dresse un petit minaret blanc, posé sur une large base de pierre, carrée, colorée par le temps, comme sur un socle disproportionné qui n'a pas été fait pour lui. C'est tout ce qui reste du clocher de la cathédrale, mutilé par les boulets. Les princes de Rhodes habitaient cette partie haute de la ville. Ils planaient sur elle, veillant au loin sur la mer, et s'élevant au-dessus des intérêts vulgaires d'un négoce qu'ils protégeaient sans s'y associer, et dont les agents étaient établis dans la basse ville.

La base du triangle est formée d'un rempart des plus imposants. Une ligne de murailles crénelées, percées d'embrasures et de meurtrières, s'étend de l'est à l'ouest, accidentée par des tours rondes ou carrées, massives ou élancées, montrant fièrement les baies noircies par lesquelles sortaient les bouches des canons qui tenaient l'ennemi en respect loin du port. A gauche, cette ligne de défense s'appuie à une tour bâtie sur des rochers qui s'avancent de quelque dix mètres dans la mer. C'est la tour Saint-Jean. Le pied en est protégé par un bastion dont trois faces menacent la mer. Sa partie supérieure est munie d'une barbacane pour le cas où l'ouvrage inférieur serait tombé au pouvoir de l'ennemi. On en attribue la fondation à Dieudonné de Gozon, qui, en enfermant dans l'enceinte fortifiée de la ville le faubourg juif de ce côté, lui donna cette tour pour défense.

Là les eaux s'enfoncent un peu et forment un demi-cercle, au milieu duquel s'élèvent deux magnifiques tours parfaitement conservées. Elles sont dues au grand maître d'Aubusson, qui les fit construire dans la première année de son magistère, comme l'atteste une inscription qui n'est pas tellement effacée, que l'on ne puisse, à l'aide de quelques fragments de mots, la reconstituer : Petrus de Aubusso Rhodi magister has turres et portam condidit. Au-dessus de cette inscription sont trois écussons : le premier, à gauche, est celui de la religion ; le troisième, celui de d'Aubusson; et entre les deux parait être l'écu de France. Ils sont surmontés de trois figures placées sous une grande niche à trois compartiments, et que les Turcs ont mutilées en s'attaquant principalement aux visages. Mais, autant qu'on en peut juger par ce qui reste, la première à gauche, au-dessus de l'écusson de la religion, doit représenter le patron de l'ordre, c'est-à-dire saint Jean; de même celle qui est à droite, au-dessus du blason de d'Aubusson, est sans doute l'image du saint dont il portait le nom, ou saint Pierre. Quant à celle du milieu, des voyageurs ont voulu y voir sainte Catherine, sans que rien justifie cette conjecture. Il paraît plus vraisemblable d'attribuer cette statue à la sainte Vierge; et cette opinion semble d'autant mieux fondée, que la figure dont il est question dépasse un peu les autres, et qu'elle occupe la place d'honneur, se trouvant au milieu. Les auteurs qui ont voulu reconnaître dans cette statue celle de sainte Catherine ont aussi donné son nom à la porte; mais on courra moins le risque de se tromper en lui donnant de préférence celui de son fondateur. Cette porte, placée au fond du port, faisant face à la mer, est la plus grande; et, flanquée de deux belles tours, avec ses figures et ses armoiries, c'est elle qui a l'apparence la plus imposante. Par une longue muraille à créneaux triangulaires ces tours se relient à une autre carrée, très-élevée, qui domine tout l'intérieur du port et sur laquelle se lit une inscription constatant que c'est d'Aubusson qui l'a réédifiée. En avant se trouve une fortification qui servait d'ouvrage avancé pour en défendre les approches. A droite sont deux autres tours prises dans la muraille, sur le parement desquelles s'élèvent, en marbre blanc, de longues tablettes d'armoiries qui indiquent que plusieurs grands maîtres y ont mis la main. Sur l'une de ces tours figurent, parmi d'autres, les blasons de Raymond Bérenger et de Hernandès d'Heredia.

Sur la gauche de cette tablette armoriée, on remarque un petit écusson plus modeste, sur lequel sont trois clous, armes parlantes qui rappellent que le commandeur Clouet, ingénieur de l'ordre, présida à la restauration de cette partie de l'enceinte du mur. On sait, en effet, qu'en prévision du siège qu'il aurait à soutenir contre Mahomet II, d'Aubusson fit rétablir tous ces ouvrages en 1478. Sur chacune de ces tours s'appuie un arceau qui indique évidemment un passage aujourd'hui muré, donnant accès dans une partie retirée derrière les murs, probablement dans un bassin intérieur dont ces deux tours défendaient les abords. Il y avait là une passe qui, dans un moment de surprise ou à la suite d'une attaque vigoureuse, pouvait être un grand danger, en permettant à l'ennemi qui aurait forcé l'entrée du port de se trouver au coeur de la ville. Sous l'oeil clairvoyant des grands maîtres, ce côté vulnérable ne pouvait rester négligé. La maçonnerie, les créneaux de même appareil ou de même forme que ceux des murailles voisines, prouvent bien que c'est l'un d'eux qui fit murer ce passage; et, si l'on s'en rapporte à l'inscription voisine, cet ouvrage doit être attribué à d'Aubusson.

Des voyageurs ont voulu, sans autre donnée, et par présomption seulement, que cette arcade rappelât l'entrée de la darse des galères antiques, et que les deux tours qui la flanquent fussent à la place même où posaient les pieds du fameux colosse de Rhodes. Derrière la muraille il n'existe plus de bassin. Mais il est vrai que parmi les constructions actuelles on peut retrouver les traces d'un remblai qui semblerait indiquer qu'il y avait là, en effet, une partie creuse. Si peu concluants que soient ces vestiges, ils ont servi à établir une hypothèse qu'on a corroborée des dimensions traditionnelles de l'Apollon rhodien. Or voici le calcul qui a été fait : en admettant que sa taille fût de soixante-dix coudées, il aurait eu environ trente mètres de haut. D'après cela l'écartement de ses jambes aurait pu être du tiers ou de dix mètres. L'ouverture du bassin intérieur, représentée actuellement par l'arcade crénelée dont il a été question, est à peu près de cette largeur, et on en tirait cette induction que le colosse avait dû être placé en cet endroit. Tout cela, comme on voit, est très-incertain, et ce qui semble affaiblir le raisonnement qui précède, c'est que l'histoire représente le dieu de bronze comme servant de phare. L'on se demande comment dans cette partie reculée du port il a pu remplir cet office. D'un autre côté, il faut cependant avouer que l'on serait fort embarrassé de lui assigner une autre place. La disposition du port de Rhodes a pu changer beaucoup de ce qu'elle était au temps de l'antiquité. Mais aujourd'hui, entre les rochers ou les môles qui s'avancent et protègent le grand port, la distance est trop grande pour répondre à l'écartement des jambes de l'Apollon rhodien, quelque colossale que fût sa statue. De plus l'eau y est si profonde, qu'elle n'aurait pas rendu nécessaire l'opération qu'entreprirent les Juifs en 653 pour déblayer le port et faciliter l'entrée des galères.

Mais revenons à l'enceinte maritime : à droite des deux tours dont nous ayons parlé en dernier lieu, la muraille crénelée continue, et, par un angle droit, vient dans la mer en s'y avançant sur un môle étroit dont l'extrémité, forcée d'un amas de roches, porte la magnifique tour de Saint-Michel, haute de cinquante mètres. Elle est carrée, s'élance du milieu d'un bastion qui en défend le pied, et porte fièrement à ses quatre angles de petites tourelles détachées, qui permettaient d'observer toutes ses faces en les protégeant. Sur la plateforme supérieure s'élève un donjon de forme octogonale, d'où la vue pouvait s'étendre fort loin. Quelques historiens attribuent cette fortification au grand maître Dieudonné de Gozon. Mais il est bon de remarquer que plusieurs des historiens de Rhodes ne l'ont point visitée. Ils ont écrit d'après des traditions ou des chroniques anciennes pour la plupart faites elles-mêmes par des gens qui n'avaient pas vu les lieux. Il a dû en résulter des erreurs. Ils ont pu souvent confondre les édifices ou les fortifications dont il était question. Ici, notamment, il y a eu confusion, et on a pris pour la tour de Saint-Jean, dont nous avons parlé précédemment, qui se trouve à l'autre extrémité du port, et qui est, en effet, due à Gozon, celle de Saint-Michel, qui est l'oeuvre de Philibert de Naillac, comme rétablissent les armoiries de ce grand maître, qui figurent sur les quatre fronts.

Au reste, l'un des écrivains les plus accrédités parmi ceux qui ont raconté les faits et gestes des chevaliers de l'Hôpital, Baudouin Naberat, qui date du commencement du XVIIe siècle, l'appelle tour de Naillac. Quant à l'ouvrage en forte maçonnerie qui en enveloppe le pied, qui est percé de meurtrières, et qui était désigné sous le nom de ravelin, il paraît avoir été ajouté par d'Aubusson. Ce grand maître avait sans doute appris, par l'expérience du siège de 1480, que la base de cette défense était trop vulnérable pour qu'il ne fût pas nécessaire de lui donner une cuirasse ; c'est ce qu'il fit en 1485.

D'après tout ce qui précède, on peut se rendre compte de l'aspect des lieux, et comprendre que le port de Rhodes forme un grand fer à cheval dont les deux extrémités étaient les deux tours de Saint-Jean à l'est, et de Saint-Michel ou Naillac à l'ouest; que ces deux ouvrages avancés sur les flots permettaient de fermer le port, d'y mettre les navires à l'abri des vents du large, et de les défendre contre les attaques de l'ennemi, qui trouvait devant lui, comme estacade, la forte chaîne qui s'attachait au pied de chacune de ces tours dans les jours de périls.

Un second port, moins sûr, plus ouvert, se trouve à l'ouest de la tour Saint - Michel. Il est protégé d'un côté par le môle de celle-ci, de l'autre par le fort Saint-Nicolas, qui a joué un si grand rôle dans les deux mémorables sièges soutenus par les chevaliers contre les Turcs, et qui est sorti vainqueur de tous les assauts qui lui ont été livrés. On croit qu'il fut élevé sur les ruines d'une ancienne fortification qui, antérieurement à l'occupation des chevaliers, défendait déjà cette partie du rivage et protégeait la darse. Aujourd'hui les Turcs l'appellent tour des Arabes, sans doute en souvenir de celle qui a précédé le fort construit par Raymond Zacosta. Ce fut ce grand maître, en effet, comme nous le savons, qui, en 1464, le construisit au moyen d'un don considérable, de douze mille écus d'or, octroyé par Philippe le Bon, duc de Bourgogne. En commémoration de cette générosité, le chef de l'Hôpital y fit placer les armoiries du prince à côté des siennes. Elles sont surmontées par une figure de saint Nicolas, qui regarde la mer et semble veiller de là sur le sort des marins dont il est le patron. La tradition rapporte que c'est dans ce fort que fut conduit le traître d'Amaral, et que c'est dans l'oratoire de Saint-Nicolas que ce chevalier félon fut mis en chapelle pendant qu'on faisait les préparatifs de son supplice. La prison où il fut enfermé était bien de nature à lui ôter tout espoir de s'évader et de passer dans le camp des Turcs ; car la tour est complètement baignée par la mer, excepté du côté d'un môle très-étroit qui donnait passage aux soldats. Les Turcs ont placé sur ce fort un phare dont la blancheur le fait au loin distinguer de jour, comme sa lumière dirige de nuit les navigateurs.

Le rôle que ces divers ouvrages étaient appelés à jouer dans un siège était si important, que chacune des langues de Saint-Jean en revendiquait la défense. Il était d'usage d'en distribuer les commandements entre des chevaliers de nationalité différente, et une chronique de 1504 rapporte que la tour de Naillac était donnée en garde pour trois ans au chevalier Jean Salomon, que Janot Ferrier fut préposé à celle de Saint-Jean ou de Gozon, et que le chevalier Pétrin du Pont, de la langue d'Italie, fut fait, pour le même temps, capitaine du fort Saint-Nicolas. On a vu, dans les moments de danger, à quelles mains cette fortification fut confiée, et avec quelle bravoure, défendue en 1480 contre Mahomet II par le commandeur Fabrizio Carretto, elle le fut quarante-deux ans plus tard par le bailli Guyot de Castellane contre les efforts désespérés des janissaires de Soliman.

Tous ces murs crénelés, toutes ces tours, tous ces ouvrages de défense portent encore, parfaitement conservées et reconnaissables, des armoiries, dont quelques-unes sont accompagnées d'inscriptions, et qui prouvent que leur construction est due aux grands maîtres dont elles rappellent les blasons, ou qu'elles ont été restaurées par eux. Parmi tous ces nobles et glorieux écussons, on distingue ceux de Villeneuve, Gozon, Lastic, Naillac, d'Heredia, d'Aubusson, Emery d'Amboise, Carretto; on y remarque aussi sur une des tours, du côté de terre, le blason de Craon, qui doit se rattacher à quelque fait important dont l'histoire a perdu le souvenir, mais que ce marbre rappelle.

C'est ce périmètre de fortifications qui renferme actuellement encore, sans y avoir rien changé, la ville militaire des chevaliers de l'Hôpital, celle à laquelle les Turcs ont conservé le nom de Kasr ou citadelle, et que les Grecs ne désignent que par celui de Kastro, qui a la même signification. Pour les uns et les autres, c'est la place d'armes, la ville forte par excellence. Elle est exclusivement habitée par les Turcs, qui ne sont guère plus de cinq mille. Le peu de confiance qu'ils ont dans les Grecs, et la crainte puérile qui est restée parmi eux d'être trahis par les chrétiens, a fait exclure ceux-ci de l'enceinte de la ville. Ils y viennent le matin pour leurs affaires, au bazar, où ils exercent la profession de marchands ou artisans ; et avant le coucher du Soleil ils doivent, sous les peines les plus sévères, avoir repassé les portes, qui sont fermées derrière eux. Par une exception qui donne la mesure du mépris dans lequel les Turcs tiennent les Juifs, dont la lâcheté ne leur laisse aucune appréhension, ceux-ci sont soufferts, au nombre d'un millier, dans une partie de la ville qui est séparée de celle que les Musulmans Se sont réservée, par une muraille intérieure. Quant aux Grecs, ils occupent de grands villages ou faubourgs rapprochés de Rhodes.
Sources : Histoire des Chevaliers de Rhodes, depuis la création de l'Ordre à Jérusalem, jusqu'à la capitulation à Rhodes. Par Eugène Flandrin. Editeurs Alfred Mame et fils, Tours. 1873. Sources : Archives.org
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