Hospitaliers   Origines   Hospitaliers

Origines de l’ordre de l’Hôpital
Informations
Chers visiteurs
Vous avez certainement constaté le point d’interrogation dans la barre d’adresse de votre navigateur.

Il y est écrit « Non sécurisé »

Vous pouvez naviguer sur le site sans aucune crainte. La sécurisation d’un site Internet est obligatoire dès lors qu’il y a des demandes de mots de passes ou des paiements en ligne.

Sur ce site il n’y a rien de tout ceci.

Origines de l'Ordre

Chapitre-XII — Pierre d'Aubusson, grand maître

Pierre d'Aubusson, grand maître. — Siège de Rhodes par Mahomet II.

Les diversions causées par le siège de Négrepont et par la guerre que Mahomet II soutint contre le roi de Perse, avaient été favorables à l'ordre de Saint-Jean. Ses chefs s'étaient appliqués à mettre tout en oeuvre pour se trouver en mesure de faire face aux Turcs, qu'ils s'attendaient à voir se tourner bientôt contre eux, alors que leurs récentes victoires ne permettaient à aucun ennemi de les menacer sur d'autres points.

 

Pierre d'Aubusson, grand maître

Les vives préoccupations et les fatigues incessantes auxquelles s'était livré Jean-Baptiste des Ursins avaient usé les forces de ce grand maître, déjà avancé en âge; et, en l'abandonnant complètement, elles lui épargnèrent la douleur d'assister au grand drame dont il avait vu le prologue. Ce grand maître tomba malade vers la fin du mois de mars 1476. Une léthargie prolongée de plusieurs heures fit croire à sa mort, et l'on préparait déjà ses funérailles lorsqu'il revint à la vie. Il vécut encore cinquante-six jours, et succomba enfin le 8 juin suivant. L'église Saint-Jean reçut sa dépouille mortelle.

Quand il fallut procéder à une nouvelle élection, on vit renaître les différends déjà survenus entre les langues. Celle d'Aragon surtout se montrait difficile. Les chefs de l'ordre ne cessaient de faire des efforts pour ôter tout prétexte de querelle aux plus susceptibles, et concilier toutes les exigences. Dans ce but, il fut convenu que le conseil des électeurs serait choisi par voie de suffrage, et présidé par un chevalier désigné spécialement pour la circonstance, avec le titre de précepteur de l'élection. Ce fut le prieur de Saint-Gilles, Raymond Ricard, l'ancien concurrent de Jean-Baptiste des Ursins, qui remplit cette fonction. On élut, pour l'assister, trois assesseurs, qu'on appelait le chevalier, le chapelain et le servant de l'élection. Après qu'ils eurent prêté serment, ces quatre électeurs en choisirent un cinquième; les cinq premiers en nommèrent un sixième; ainsi de suite, jusqu'au nombre impair de quinze, en prenant deux chevaliers de chaque langue, à l'exception de celle d'Allemagne, qui, vu le petit nombre de ses religieux, n'en fournit qu'un. Ce collège, constitué de cette façon, fit le serment habituel, sur le bois de la vraie croix qu'il fallait toucher de la main. Cet ensemble de précautions prouve à quel point les diverses fractions de l'ordre étaient désireuses d'entourer l'élection du grand maître d'autant d'indépendance et de sincérité que possible, en la dégageant de toute influence nationale.

Les électeurs s'enfermèrent dans une chapelle où, leurs dévotions faites, ils entrèrent en délibération. Ce ne fut qu'au bout de trois heures qu'ils sortirent de séance, pour prononcer le nom de celui dont ils avaient fait choix, après avoir préalablement exigé de tous les chevaliers assemblés qu'ils jurassent de le reconnaître sans hésiter. Cette formalité eût pu être négligée; car, à voir l'allégresse que le choix du conseil répandit parmi les membres de l'ordre, aussi bien que dans la population entière, ce serment d'acquiescement était superflu. Le collège avait élu d'Aubusson, le surintendant des fortifications au temps de Jean-Baptiste des Ursins, celui qui avait contribué avec tant de zèle à préparer la défense de Rhodes sous ce grand maître, et à mettre cette place en état de résister aux attaques des Turcs. On se rappelle, en effet, que c'était à lui, comme capitaine général de la ville, que des Ursins avait confié la conduite de tous les travaux jugés nécessaires.

Pierre d'Aubusson avait fait ses premières armes en Hongrie contre les Turcs. Rentré en France, il s'y unit à la noblesse qui guerroya si longtemps avec des chances malheureuses contre les Anglais. Devenu l'un des familiers du Dauphin depuis Louis XI, il suivit ce prince en Suisse, et participa à la défaite des montagnards près de Bâle, en 1444. Il annonça de bonne heure les hautes qualités qui le distinguaient, et que résuma si bien Charles VII dans un mot qui lui est prêté : « Je n'ai jamais vu, disait le roi, tant de feu uni à tant de sagesse. » Bien jeune encore, d'Aubusson entendit parler d'un légat du Saint-Siège écorché vif par les Turcs, événement qui fut le motif de longues lamentations sur les cruautés des infidèles, et sur le sort réservé aux malheureux chrétiens qu'ils avaient soumis à leur joug. Ces récits avaient enflammé le coeur du jeune guerrier, et il méditait déjà le projet de se rendre à Rhodes pour y prendre l'habit d'hospitalier, lorsque les trêves renouvelées avec les Anglais ne lui laissant plus entrevoir de guerre en France, il se décida à partir pour le couvent de Saint-Jean. Le nouveau chevalier servit d'abord dans l'Archipel, où il ne tarda pas à se distinguer. Jean de Lastic, et après lui Jacques de Milly, lui accordèrent une estime particulière. Sous Raymond Zacosta, il avait été châtelain de Rhodes, et au commandement des forces militaires il avait réuni l'administration des finances. Nous avons vu le rôle important qu'il avait joué à côté du dernier grand maître, comme surintendant des fortifications.

D'Aubusson s'était successivement et brillamment élevé par tous les échelons de la hiérarchie jusqu'à celui de grand prieur d'Auvergne, lorsqu'il fut appelé à la grande maîtrise. Ses connaissances, ses talents, son courage, ses vertus, tout en lui fortifiait la confiance illimitée qu'aucun membre de l'ordre n'avait pu lui refuser. En dehors de ses mérites, son activité et son dévouement l'avaient placé si haut dans l'estime de ses frères, que, lorsqu'il s'agit de remplacer des Ursins, il n'y eut dans le collège institué « ad hoc », comme dans la population, qu'une voix pour nommer Pierre d'Aubusson. Le couvent tout entier reconnaissait que ce chevalier, issu de l'une des plus illustres familles de la Marche, était par sa naissance, aussi bien que par ses qualités personnelles, digne de commander à la fleur de la noblesse qui composait les différentes langues.

Le nouveau chef de cette vaillante milice n'eut rien de plus pressé, en prenant possession du magistère, que de mettre la dernière main aux fortifications de l'île. Subordonnant tout à sa défense, il continua les travaux que son prédécesseur avait laissés en cours d'exécution, soit pour la ville de Rhodes, soit dans l'intérieur ou sur le littoral, et en fit ajouter de nouveaux. Il mit la dernière main aux murs extérieurs, et les remparts furent tous garnis d'une nombreuse artillerie. Plusieurs bastions avaient été renforcés et protégés par des ouvrages avancés. Par ses ordres, deux fortes tours crénelées, armées de canons et reliées à la muraille, remplacèrent une poterne qui ouvrait sur le port. Pour que celui-ci fût à l'abri d'une surprise, on le ferma au moyen d'une grosse chaîne de fer, dont les extrémités étaient attachées aux deux tours de Saint-Michel et de Saint-Jean.

Ce n'était point assez, il fallait encore augmenter la garnison; car le grand développement des remparts nécessitait de nombreux défenseurs. Pour se les procurer, d'Aubusson adressa à toutes les maisons de l'ordre une lettre par laquelle il appelait ses frères au secours de Rhodes, les ajournant au mois de mai. Les historiens du temps nous ont conservé le texte pathétique de cette pièce, qui produisit un tel effet, que jamais, à aucune époque, on n'avait vu les membres de Saint-Jean remplis d'autant d'ardeur. Ce fut par l'abnégation la plus enthousiaste, par l'abandon le plus complet de tous leurs biens particuliers au profit de la maison mère et pour sa défense, qu'ils répondirent à la voix de leur chef. Les chevaliers de France ne donnèrent pas seuls ces exemples de dévouement. Ceux des autres pays, restés depuis longtemps à peu près étrangers au couvent, furent tout à coup saisis d'un zèle qui les avait abandonnés, et résolurent d'expier leur coupable indifférence passée, en allant contribuer à la défense de Rhodes menacée par les mécréants. Un grand nombre de seigneurs qui ne portaient point l'habit de Saint-Jean s'associèrent aux religieux de cet ordre, et briguèrent l'honneur de partager avec eux les périls et la gloire qu'ils allaient chercher. Le grand maître eut la joie de recevoir ainsi de tous les pays d'Occident des chevaliers, des gentilshommes, des hommes d'armes, et des troupes levées aux frais des grands vassaux de toutes les couronnes d'Europe. Les plus illustres familles étaient représentées au milieu de ces nouveaux croisés, parmi lesquels se faisaient remarquer le vicomte de Monteil, frère aîné du grand maître, Louis de Craon, Charles de Montholon, que les écrivains du temps représentent comme doué d'un rare mérite, et dont les conseils furent très-utiles, ainsi qu'une foule d'autres qui brûlaient de combattre les mahométans. L'ardeur qui enflammait ces guerriers était si expansive, qu'elle se communiqua aux habitants de l'île; et ceux-ci, quel que fût leur âge ou leur sexe, voulurent apporter le secours de leurs bras à la défense de Rhodes, selon leurs forces, soit en portant les armes, soit en travaillant aux retranchements.

La plupart des princes d'Europe ne restèrent pas en arrière de ce mouvement, et ils s'empressèrent d'envoyer au grand maître des secours en argent. D'Aubusson, qui avait fait appel à ses frères de France, n'avait eu garde d'oublier Louis XI. Il fit remettre au roi, par le commandeur de Blanchefort, en souvenir de l'amitié qui les avait unis autrefois, des oiseaux de proie et un léopard. Louis prit fort à coeur la cause de Rhodes, et envoya aussitôt des subsides au grand maître. A sa prière, le pape Sixte IV ordonna dans tout le royaume de France un grand jubilé, qui rapporta des sommes considérables, qu'on remit au trésor de Saint-Jean. L'ordre de l'Hôpital revoyait alors ses plus beaux jours, il pouvait tout attendre du dévouement des princes ou de ceux qui accouraient sous sa bannière.

D'Aubusson avait trop de prudence pour négliger aucun des moyens de défense qu'il pouvait mettre en oeuvre. Comme il lui fallait placer de nombreuses gardes au pourtour de la ville, et qu'il voulait autant que possible ménager les forces de la garnison, il prit au service de la religion tous les étrangers qui étaient dans la place, jusqu'aux mahométans, disent les chroniqueurs, et les réunit sous les ordres du chevalier Nicolas de Figuerole. Il retint également tous les navires, de quelque nation qu'ils fussent, qui se trouvaient dans le port, et les prit à la solde de l'Hôpital.

Pour se procurer tout le froment nécessaire, et emplir les greniers, qui n'étaient pas suffisamment fournis, le grand maître autorisa, avec sauf-conduits, les marchands turcs à apporter à Rhodes tout le blé qu'ils voudraient. En dépit de l'Islam, un très-grand nombre saisirent cette occasion de faire de gros profits, bien qu'ils secourussent des chrétiens. D'Aubusson donna en outre commission d'aller chercher des grains en Sicile, et les magasins furent bientôt abondamment garnis.

Le regard du grand maître ne s'arrêtait pas aux murs de Rhodes, il s'étendait plus loin. Dans sa sollicitude pour la population des campagnes, exposée aux incursions des Turcs, il rendit une ordonnance qui interdisait à tous les habitants retirés dans les châteaux ou autres lieux fortifiés, d'en sortir le matin avant que des cavaliers envoyés en éclaireurs eussent parcouru le pays environnant, et rapporté de leur exploration la certitude qu'il n'y avait à craindre aucune surprise. Un chevalier allemand, Raoul de Wurtemberg, bailli de Brandebourg, avait le commandement de toute la cavalerie chargée de cette surveillance.

Les mesures de prudence que prenait d'Aubusson ne devaient pas se renfermer dans les limites de l'île de Rhodes. Les autres possessions de Saint-Jean en réclamaient également. Aussi le grand maître fit-il renforcer les garnisons de Lango et du château Saint-Pierre, les deux points éloignés les plus importants. Afin d'augmenter les difficultés autour de ce dernier poste, qui était le plus menacé par l'ennemi, et pour mettre en sûreté les marins qui se réfugiaient sous ses murs, il fit creuser au pied du château un canal où les navires pouvaient se retirer.

Non content d'avoir, du côté de l'Egypte, assuré la tranquillité de Rhodes, le grand maître négocia également avec un prince musulman qui, sans avoir encore joué un rôle important en Orient, eût pu devenir un embarras : c'était le sultan des pays barbaresques. Ce prince, qui régnait à Tunis, était très-désireux de voir ses sujets trafiquer en sûreté avec l'Egypte et la Syrie, et il ratifia, pour son propre compte, et sans exception, ce qui avait été accepté par son voisin du Caire. Il fut convenu en outre « qu'aucune des parties contractantes ne pourrait rompre la paix sans en avoir au préalable prévenu l'autre deux ans d'avance. » En conséquence de ce traité un Rhodiot, du nom de Jérôme Balbo, fut nommé consul à Tripoli, où il alla s'installer.

Après avoir ainsi mis ordre à toutes ces affaires, qui étaient du plus grand intérêt dans les circonstances où se trouvait la religion, d'Aubusson attendit l'explosion de l'orage qui grondait du côté de Constantinople. Il avait exalté à un si haut degré l'enthousiasme de ses chevaliers, et avait si bien su leur inspirer confiance dans leur courage et dans son commandement, que, d'une voix unanime, l'autorité la plus absolue, affranchie de tout contrôle, lui fut déférée.

Depuis plus de vingt années, Mahomet II était maître de Byzance. L'empire d'Orient, vermoulu, avait fini de s'écrouler sous les coups des janissaires. La Thrace, la Macédoine, la Grèce, la Servie, la Valachie, le Moldavie, la Bosnie, reconnaissaient la loi du fils d'Amurat, qui s'était encore emparé de la plupart des îles de l'Archipel. L'Europe voyait venir à elle et monter ce flot de barbares, qui menaçait de l'engloutir sous l'écume de leurs moeurs sauvages et de leur stupide religion. Une vague de cette mer redoutable, poussée par l'ouragan, était venue s'abattre sur le rivage occidental de l'Adriatique, qui en fut inondé tout à coup. Un parti nombreux de cavaliers turcs, pénétrant à travers la Carinthie, avait poussé jusqu'au Tagliamento et à la Piave. Du haut du campanile de Saint-Marc, on voyait les flammes dévorer toute la contrée qu'ils saccageaient et incendiaient au nord de Venise. Leur opposer une digue était urgent. On se leva en masse, et la crainte de devenir musulman donna du courage aux plus faibles. Mais, de même que les Parthes, leurs ancêtres, lançaient en fuyant leurs plus dangereuses flèches, les Turcs laissèrent derrière eux la peste en se retirant.

En Asie, les Comnènes avaient été dispersés par le sultan. La Géorgie, la Circassie et la Crimée étaient tombées sous son joug. Seule, à côté de tant de grandeurs détruites, de nationalités vaincues, ou de religions renversées, Rhodes se tenait debout appuyée sur la croix, la main sur la garde de son épée. L'ordre de l'Hôpital gênait le sultan. La quiétude des chefs des Osmanlis, vainqueur de tant de peuples, conquérant de tant de pays, était troublée par l'existence de cette poignée de chevaliers chrétiens qui bravaient fièrement sa puissance, à quelques pas des limites de son vaste empire. Le fanatisme du prince musulman s'indignait de la confiance que semblait mettre dans sa cause et dans son bras l'ordre de Saint-Jean. Il méditait depuis longtemps de se débarrasser de ce voisinage importun; il temporisait, mais c'était avec une impatience jalouse d'en finir. Cependant la prudence guidait aussi le sultan; il savait ce que pouvaient ces hommes dont l'âme était de fer, comme leurs cuirasses; et il ne négligeait aucun moyen pour assurer la réalisation des projets qui le préoccupaient. Il recherchait tous les renseignements qui pouvaient lui venir sur cette citadelle chrétienne, sur ses ressources, sur ses défenses; la trahison ne lui en fournissait que trop.

Parmi ceux qui se chargeaient de ce soin figurait un certain Antoine Méligalo, d'une assez bonne famille de Rhodes, qui avait, dans une vie de débauche, perdu tout son patrimoine. Il y avait également laissé tout sentiment de loyauté, et son coeur corrompu ne lui inspirait plus que de mauvaises pensées. Reconquérir une position, refaire sa fortune, même au prix d'une perfidie, était chez lui une idée fixe. Il conçut le projet d'aller à Constantinople, et de se faire bien venir du Grand Seigneur, en servant la haine qu'il nourrissait contre les chevaliers. Pour y parvenir, le traître fit un relevé très-exact des forces dont d'Aubusson disposait ; il dressa un plan des fortifications; il étudia les moyens de pénétrer dans la place; il en marqua soigneusement les côtés faibles; et, à force de ruse, il était arrivé à surprendre les choses les plus secrètes, et à connaître l'état des magasins de munitions de toute sorte.

Nanti de tous ces renseignements, Méligalo s'embarque pour Constantinople. Dès son arrivée, il fait part de tout ce qu'il sait au grand vizir, qui le présente au sultan. S'abouchant avec un autre Grec, Démétrio Sophian, qui connaissait également Rhodes, qu'il avait servi d'agent aux Turcs, ils s'entendent ensemble. L'un par l'autre ils fortifient leurs dires, et agissent de concert pour encourager Mahomet dans ses desseins. Ce prince envisageait avec satisfaction la réussite de ses projets, lorsqu'il entendait ces deux misérables dire que Rhodes ne pourrait tenir contre l'armée ottomane; que la place ne saurait résister à un siège; qu'elle avait peu de défenseurs, encore moins d'approvisionnements, qu'elle était obligée de faire venir de loin, et qu'un blocus la mettrait dans la nécessité de se rendre; enfin que tous les secours demandés à l'Europe par le grand maître arriveraient trop tard. Tels étaient les propos par lesquels les deux Grecs flattaient le fanatisme des Turcs, qui n'étaient pas moins ravis de voir des chrétiens indignes renier la cause de leur religion et trahir leurs frères que de la perspective d'une nouvelle conquête.

Malgré ces encouragements, le vizir de Mahomet, secondé par quelques membres du divan impérial, exposait à son maître qu'il ne fallait pas ajouter une foi aveugle aux rapports de ces guiaours ; que l'on ne pouvait savoir le degré de confiance qui devait leur être accordé. Il ajoutait qu'il serait dangereux de se faire une trop grande illusion, et de se laisser entraîner légèrement dans une guerre que la bravoure éprouvée des chevaliers rendrait certainement très-sanglante.

Ebranlé par ces raisons, pressé par son conseil, le Grand Seigneur résolut d'essayer encore des moyens pacifiques pour amener d'Aubusson à se reconnaître son vassal, et à lui payer un tribut. Plusieurs pachas, qui étaient de cet avis, insinuaient que, par ce moyen, on gagnerait un temps précieux pour épier une occasion favorable de surprendre Rhodes ou quelques-unes de ses possessions. En conséquence, Démétrio fut envoyé auprès du grand maître, porteur d'une nouvelle proposition de paix basée sur la reconnaissance de la suzeraineté du sultan, et qu'à Constantinople on se flattait de faire agréer par l'entremise d'un fils de Mahomet, le prince Djem, avec lequel d'Aubusson s'était antérieurement trouvé en relation amicale.

La réponse à cette ouverture ne fut pas telle que l'attendait Sa Hautesse; car elle portait que tous les chevaliers, jusqu'au dernier, préféreraient se faire tuer sur la brèche à souscrire quelque tribut que ce fût en signe de vasselage vis-à-vis du chef des Osmanlis. A côté de cette expression hautaine du refus du grand maître, Démétrio plaça de nouveau l'appât de la conquête de Rhodes, qu'il représentait encore comme des plus faciles pour le vainqueur de Constantinople; caressant ainsi l'orgueil de Mahomet, qui croyait ses armes invincibles. Ce langage prit d'autant plus d'empire sur le sultan, qu'ayant amené Venise à lui payer annuellement une somme de quatre-vingt mille écus, il pensait avoir raison plus facilement d'un petit Etat dont les forces n'étaient pas, en apparence, comparables à celles de la république. De ce moment, la guerre, si elle n'était pas ouvertement déclarée, n'en devint pas moins un fait que révélèrent des attaques fréquentes contre les îles de la religion.

Dans l'attente d'événements plus graves qui se préparaient du côté du Bosphore, les chevaliers de Rhodes déployaient une grande activité. Ils étaient constamment en mer, en surveillance sur leurs côtes, ou occupés aux divers travaux que nécessitaient les conjonctures. Non moins préoccupés du salut de leur âme que de celui de leur maison chef d'ordre, ils sentaient de grands scrupules s'élever dans leur conscience devant l'impossibilité où ils étaient, avec les occupations de tout genre que la guerre prochaine leur imposait, de satisfaire complètement à la règle du couvent. Afin de leur éviter les fautes qu'ils eussent commises en ne la suivant pas, le pape, à la prière du grand maître, leur octroya des dispenses motivées par l'état de guerre. En conséquence, les devoirs auxquels les Hospitaliers étaient tenus d'obéir furent suspendus, à l'exception des trois voeux d'obéissance, de pauvreté et de chasteté.

Le moment paraissait venu pour les chevaliers de Rhodes de traduire en faits cette ardeur belliqueuse et ce dévouement dont ils étaient animés pour la défense de la chrétienté, contre les envahissements toujours croissants des Ottomans. Mahomet commença les hostilités en attaquant les lies de Piscopia, Nizzaro, Céfalo, Calamo, qui furent ravagées, et d'où les Turcs enlevèrent tous les habitants, qu'ils emmenèrent en esclavage, malgré la surveillance exercée sur ces rivages par le commandeur de Blanchefort, qui en avait la garde avec deux galères. En présence de ces actes de piraterie et d'indices si peu équivoques des projets futurs du sultan, il ne restait plus au grand maître qu'à se préparer énergiquement à la guerre.

 

Siège de Rhodes par Mahomet II

Mahomet mettait tout en oeuvre pour assurer la ruine de cette petite puissance chrétienne, qui empruntait la plus grande partie de ses forces à son héroïsme et à la persévérance de son courage plein d'abnégation. On touchait au mois de mars, et tout faisait présager que le printemps verrait s'ouvrir la campagne à laquelle l'ordre de Saint-Jean s'était préparé de façon à présenter aux Turcs un front difficilement vulnérable. Ceux-ci, de leur côté, avaient rassemblé de nombreux bâtiments légers dans les eaux de Gallipoli. Des galères et d'autres navires pour les transports étaient aussi en armement à Constantinople, où tous les apprêts belliqueux du Grand Seigneur se faisaient dans le plus grand mystère, afin de ne pas donner l'éveil aux chevaliers. Mais d'Aubusson se tenait sur ses gardes depuis près de trois années; la défense du poste qui lui était confié avait été l'objet de ses préoccupations constantes, et le sultan se faisait illusion en espérant le surprendre.

L'ennemi de l'Hôpital avait donné ses derniers ordres, et ses troupes avaient préludé à l'attaque de Rhodes par des coups de main sur la côte occidentale de l'île, dans le but de tâter la garnison et de savoir comment elle se gardait. Les Ottomans surent tout de suite à quoi s'en tenir; car ils furent énergiquement repoussés. Passant devant Tilo, ils voulurent se venger en attaquant le château. Les chevaliers qui y avaient été placés, aidés par la population frémissante encore des derniers événements par lesquels les infidèles avaient épouvanté leurs bourgades, se défendirent si bien, qu'ils ne permirent aux assaillants de se rembarquer qu'après en avoir exterminé un grand nombre.

Cependant la flottille turque, qui avait ainsi échangé les premiers coups avec les chrétiens, était l'avant-garde de l'immense armée rassemblée par Mahomet II. La flotte elle-même, composée de navires de toute sorte, était sortie des Dardanelles et couvrait la mer de ses voiles. Aperçue de très-loin par les vigies, qui la signalèrent, elle se présenta devant Rhodes, le 23 mai 1480, sous le commandement d'un pacha. On n'a pas de données très-exactes sur le point de la côte que les Turcs choisirent pour débarquer. On sait seulement qu'ils n'affrontèrent pas le port, dont les batteries et les galères armées leur auraient fait éprouver de grands dommages. Leur plan devait être d'attaquer la ville à revers; et, comme la rive, au couchant, est d'un accès facile, que la plage permet à des bateaux plats de s'y avancer, il est fort probable qu'ils prirent terre de ce côté. On doit croire, en effet, que les Turcs choisirent la partie de ce rivage que le mont Philermo dérobe à la vue de la place, afin de pouvoir opérer leur débarquement sans être inquiétés par l'artillerie des remparts. Quoi qu'il en soit, la descente sur le rivage de toutes les troupes ennemies et de leur immense matériel ne put avoir lieu sans combat. Le grand maître n'avait pas l'espoir de l'empêcher; mais il considérait qu'il était de son devoir et de son honneur de n'en pas rester passif spectateur. A peine donc les premières barques se furent-elles approchées de la terre, que l'on put voir la mer se teindre du sang qui déjà se mêlait à ses eaux; car, sans attendre que les plus hardis des Osmanlis eussent abordé, les Hospitaliers allèrent au-devant d'eux, en poussant leurs chevaux dans les flots.

Quels que fussent les obstacles apportés par la bravoure des chrétiens, il sortait des flancs des navires mahométans de telles nuées de Turcs, que la plage ne tarda pas à être envahie. Il ne restait plus aux chevaliers qu'à s'enfermer dans leur ville pour en défendre les créneaux. Les infidèles, comptant sur leur grand nombre pour intimider la garnison, n'eurent pas plutôt garni les hauteurs qui dominaient la place, qu'ils envoyèrent à d'Aubusson une sommation de la rendre, et d'avoir à capituler. Il est inutile d'ajouter que le mépris seul fut la réponse du grand maitre. Cette insolente injonction ayant été repoussée comme elle le méritait, la voix du canon se fit entendre.

Après quelques reconnaissances, le pacha débuta par une attaque contre le fort Saint-Nicolas, au moyen d'une puissante batterie qui tirait à une très-longue portée. La tour élevée, comme on l'a vu, par la savante prudence de Raymond Zacosta, était une des clefs de la ville, et ce point fut judicieusement choisi par l'ennemi pour but de ses premiers coups. A cause de son importance, d'Aubusson en avait confié la défense au commandeur Fabrizio Carretto, de la langue d'Italie. Endommagée par les boulets, la première enceinte commençait à s'écrouler, lorsque le grand maître, non content de toutes les précautions qu'il avait prises pour entraver une attaque de vive force, et ne se reposant sur personne du soin de défendre ce poste important, s'y porta lui-même à la tête de ses plus braves chevaliers, dans la prévision que l'escalade ne s'en ferait pas longtemps attendre. Pour résister à cet assaut, il établit à la hâte une palissade de madriers serrés les uns contre les autres et reliés par de fortes ferrures. Pendant la nuit, il fit jeter dans la mer, là où elle était basse et guéable, une grande quantité de planches armées de pointes de fer, qui devaient être sous les pieds de l'infanterie turque un obstacle inattendu. Le grand maître ordonna en outre que les murailles voisines fussent garnies d'arquebusiers, afin de prendre les assaillants d'écharpe et de flanc. On avait aussi rassemblé au pied de la tour des barques chargées de fascines enduites de goudron, d'huile et de soufre, destinées à servir de brûlots, et à être lancées contre les navires turcs qui tenteraient de s'approcher.

La nuit se passa dans ces préparatifs du côté des assiégés. Ils étaient à peine achevés, que le jour, commençant à poindre, permit de voir un grand nombre de bateaux couverts de troupes, du milieu desquels s'élevaient d'immenses clameurs mêlées au bruit des cymbales et des tambours. L'escalade fut bravement tentée, malgré le feu nourri des assiégés et des obstacles qu'ils avaient accumulés. Les Turcs s'élancèrent avec furie sur les décombres de la tour, où ils furent accueillis par les chevaliers avec le sang-froid et la bravoure imperturbables qui caractérisaient ces guerriers éprouvés. Leurs ennemis n'étaient pas indignes d'eux par le courage : c'était pour la plupart l'élite des vieilles bandes qui, sous Amurat ou Mahomet, avaient combattu en Europe et en Asie. L'attaque se présentait avec des chances égales à celles de la défense, et les coups étaient aussi terribles d'un côté que de l'autre. Néanmoins les efforts désespérés des infidèles ne pouvaient vaincre l'opiniâtreté des chevaliers. Remontant toujours à l'assaut, pour être toujours repoussés, les Turcs n'en revenaient pas avec moins d'ardeur au combat, sans que la victoire, si chèrement disputée, se décidât d'aucun côté. Mais au plus fort de cette terrible mêlée des chevaliers défendant leurs créneaux, et des Turcs qui s'y accrochaient avec rage, une attaque imprévue contre la colonne des assaillants fit diversion à l'assaut du fort Saint-Nicolas. Les bataillons serrés des Osmanlis, dont les premiers rangs seuls étaient engagés sur le talus de la tour, furent vigoureusement chargés par une troupe sortie de la ville. Entraînée par l'exemple et l'ardeur du grand maître, qui, à cheval, la commandait en personne, elle coupa en deux la colonne turque et y fit un grand carnage. Ebranlés par ce choc impétueux, craignant de ne pouvoir regagner le camp sur leurs vaisseaux, au milieu desquels l'incendie se manifestait, les Ottomans se décidèrent à la retraite.

Le général de Mahomet, qui avait déjà vu tomber ses plus braves soldats, commençait à soupçonner qu'il pourrait perdre inutilement beaucoup des siens sur un point dont l'importance n'échappait pas plus au grand maître qu'à lui-même. Il résolut donc de changer de plan.

Parfaitement servi par ses espions, qui le renseignaient sur les cotés faibles de la place, il dressa de nouvelles batteries en face des murs qui protégeaient le quartier des Juifs. Elles y causèrent de grands ravages, et il y aurait eu tout lieu de craindre l'envahissement prochain des brèches, si d'Aubusson n'eût employé tous les bras qui n'étaient pas armés à élever en arrière un second retranchement protégé par un large fossé creusé à la hâte. Toute la population rivalisa de zèle avec la garnison dans ces travaux de défense commune.

Les vieillards, les femmes, les enfants, et jusqu'aux religieuses, tout le monde y contribua. Les Turcs continuèrent leur feu, et de la large gueule de leurs basilics sortaient d'énormes boulets de marbre ou de granit qui avaient jusqu'à deux pieds de diamètre. Ces monstrueux projectiles répandaient la terreur à l'intérieur de la ville, dont les maisons s'écroulaient sous le poids de leurs masses. Pour obvier aux dangers auxquels les habitants étaient exposés, d'Aubusson fit dresser des tentes au centre de la ville, sur des places que ne pouvaient atteindre les coups de l'ennemi, et on y retira les femmes avec les enfants, qui furent ainsi mis à l'abri du feu de l'ennemi. Pendant ces furieuses canonnades, les dévotions ne cessaient pas dans les églises, où se pressait le peuple en prière.

Cependant le siège traînait en longueur, et la garnison faisait si bonne contenance, que les Turcs n'osaient pas tenter un assaut qui ne paraissait pas devoir être couronné de succès. Le pacha essaya de la trahison. Préjugeant mal de l'esprit qui animait les défenseurs, il pensait ne devoir attribuer leur opiniâtreté qu'au commandement de ce fier grand maître dont l'orgueil personnel avait pu seul faire rejeter les ouvertures du sultan. Empoisonner d'Aubusson était donc aux yeux du général turc le moyen de réduire les chevaliers. Mais les instruments du crime qu'il avait médité n'eurent pas le temps de le mettre à exécution. Découverts, les misérables qui s'en étaient chargés furent mis en pièces par la population avant de pouvoir être jugés.

N'ayant pas réussi à pénétrer dans la ville par le quartier juif, les Turcs pensèrent être plus heureux du côté du rempart défendu par la langue d'Italie. Ils y disposèrent une batterie couverte par un blindage fait de forts madriers garnis de fascines. Mais avant qu'elle pût ouvrir son feu, un chevalier italien, prenant avec lui cinquante hommes déterminés, traversa de nuit le fossé, et tomba à l'improviste sur les canonniers turcs, qu'il mit en déroute. Après en avoir tué un grand nombre, il rentra dans la place avec quatre têtes à turban, qu'il présenta au grand maître.

A la suite de cet échec, la perfidie n'ayant pas eu plus de succès que l'attaque de vive force contre les murailles de l'est, le pacha en revint à son premier dessein, celui de s'emparer à tout prix du fort Saint-Nicolas. Les Turcs imaginèrent cette fois de fabriquer un pont de bois à l'extrémité duquel était attaché un câble qui traversait l'anneau d'une ancre fixée sous l'eau, au pied de la tour; l'autre extrémité de ce câble, tirée par les assaillants, devait faire mouvoir le pont et l'amener jusqu'à la brèche. Mais la manoeuvre, éventée, fut déjouée par un marin qui se dévoua. Il plongea, de nuit, jusqu'à l'ancre, qu'il parvint à déraciner, de manière que quand l'ennemi voulut faire avancer le pont au moyen du câble, il resta immobile, l'ancre seule glissant au fond de la mer. Ce fut en vain que les Turcs mirent tout en oeuvre pour haler leur pont jusqu'à la tour, en l'amarrant à des galères. Malgré des efforts inouïs, ils ne purent réussir à l'y conduire, et force fut d'y suppléer au moyen de bateaux plats qu'ils relièrent entre eux par des planches, et qui formaient comme une chaussée pour atteindre le pied du fort Saint-Nicolas. Des troupes choisies parmi les meilleures de l'armée s'y élancèrent, munies de matières incendiaires, d'échelle et de tous les engins nécessaires.

Comptant davantage sur les chances que lui offriraient les ténèbres, ce fut longtemps avant le jour que le pacha ordonna cette seconde attaque. Elle faillit devenir fatale aux défenseurs, qui, tout en déployant la plus grande bravoure et en se multipliant, ne purent empêcher les plus hardis des assaillants d'escalader les murs, où ils venaient se faire tuer, en se succédant sans relâche. Le combat fut long, terrible, et il emprunta aux ombres de la nuit tout ce qu'elles pouvaient ajouter d'horreur aux plus effroyables scènes de carnage. Au dehors de la tour, l'incendie, les cris des assaillants, le tumulte de l'attaque, le bruit des armes, les imprécations des blessés, les blasphèmes des mécréants; au dedans, le morne silence des assiégés, qui, avec la résolution et le sang-froid d'un courage qui se contient pour ne pas se perdre, frappent, tuent, pour frapper encore à coup sûr. Le combat durait depuis plusieurs heures; un nombre considérable de Turcs avait péri. Leurs navires s'embrasaient; leur pont, couvert de troupes de renfort, était brisé par les batteries de la ville. La retraite allait leur être coupée, et ils n'auraient bientôt plus eu que la mer pour échapper aux coups des chrétiens, lorsqu'ils se décidèrent à abandonner ce théâtre de leur nouvelle défaite.

Un témoin oculaire rapporte que l'aube du jour éclairant les flots de ses premières lueurs, les montra rouges de sang, couverts de turbans, d'armes et de débris de tout genre, épaves sanglantes de ce grand désastre. Un autre auteur raconte que les vagues qui s'allongeaient sur le rivage ne cessèrent pendant plusieurs jours d'y rejeter des cadavres turcs, dont la plupart étaient vêtus de riches costumes de soie et d'or, dépouillés qui furent une excellente aubaine pour la populace de Rhodes. Parmi ces présents funèbres que la mer faisait ainsi aux vainqueurs, on reconnut le corps d'un Osmanli de haut rang; c'était un gendre du Grand Seigneur et son favori.

Repoussé deux fois, avec de grandes pertes, du fort Saint-Nicolas, rebuté par ses vaines canonnades contre différents de ceux des chevaliers, qu'il représentait comme des maîtres durs, fiers et despotes. Mais l'effet de cette correspondance ne fut pas celui qu'en attendait le pacha. La population ne fit que rire de ses missives, qu'elle tournait en ridicule, redoublant les témoignages de sa fidélité et de sa reconnaissance envers le grand maître, dont elle n'avait jamais reçu que de bons traitements et des marques de dévouement eu tout ce qui pouvait la sauvegarder dans ces graves conjonctures.

N'ayant pas réussi à ébranler la constance des Rhodoits, ce fut auprès du grand maître lui-même que le général turc voulut tenter une démarche dont l'esprit était tout différent. Il essaya d'un appel aux sentiments d'humanité et de paternelle sollicitude que devait éprouver d'Aubusson pour la population dont il avait le sort entre les mains. Un parlementaire se présenta donc sur le bord du fossé. Après avoir fait ressortir la puissance de Mahomet et la valeur de ses troupes, qui emporteraient infailliblement la place, il chercha à émouvoir le grand maître, objectant à sa volonté inébranlable que son devoir de prince lui imposait l'obligation de ne pas exposer la vie des nombreux habitants; que, général, il était tenu également d'épargner le sang de ses soldats, et de ne pas réduire chrétiens et Turcs à un combat désespéré. Il ajoutait que si ces conseils de paix étaient écoutés, et que la ville fût remise aux mains du tout-puissant et invincible sultan, son autorité étant ainsi reconnue à Rhodes, Mahomet s'engageait à signer la paix dont un traité d'amitié serait le gage sans rien enlever à l'ordre de Saint-Jean de ses possessions. Mais le piège était trop grossier, le gage trop léger, et le grand maître repoussa cette ouverture, en disant que s'il avait des devoirs d'humanité à remplir envers la population, il n'en avait pas moins d'un ordre plus élevé, comme chef d'une milice héroïque qui préférait la mort en combattant à la lâche reconnaissance d'une suzeraineté qu'il fallait conquérir les armes à la main avant de l'imposer; que si Rhodes devait obéir à la loi du sultan, c'était à son armée à l'y contraindre par la force, et qu'il n'y avait d'autre entrée dans la place, pour le lieutenant du Grand Seigneur, que celle de la brèche; que c'était au pacha de se l'ouvrir, comme à lui-même de la défendre.

Les termes dans lesquels était conçue la réponse de d'Aubusson irritèrent tellement le général Turc, qu'il jura d'exterminer jusqu'au dernier des défenseurs de Rhodes. La présomption et l'aveuglement de sa fureur allèrent même, dit-on, jusqu'à lui faire préparer un grand nombre de pieux pour empaler les chevaliers, sans songer, dans sa puérile colère, qu'il fallait d'abord s'en emparer.

Pendant les pourparlers qui avaient eu lieu, le grand maître avait fait réparer les brèches, et dresser en arrière de nouveaux obstacles, des murs entiers, où la terre, le bois, les pierres, tous les matériaux que l'on put trouver furent amassés, serrés les uns contre les autres, de manière à arrêter l'ennemi s'il parvenait à se rendre maître de la crête des remparts. De leur côté, les Turcs avaient continué leurs approches, et leur tir augmentait la ruine des murailles et des bastions. On touchait à l'instant suprême. En effet, le pacha ne tarda pas à ordonner l'assaut au quartier juif, qui lui paraissait encore le plus vulnérable. Ses soldats s'étaient emparés de la brèche par surprise, et ils allaient se répandre dans la ville, lorsque le grand maître, accourant avec son frère, le vicomte de Monteil, suivi de l'élite de ses chevaliers, leur barra tout à coup le passage. — Le combat sur ce point devient terrible, acharné. Vingt fois les Hospitaliers plient accablés par le nombre, vingt fois leur bravoure fait reculer les Turcs. Ceux-ci reviennent toujours à la charge, poussés par les troupes fraîches qui les soutiennent. Leur foule innombrable couvre tout le terrain en face du rempart. D'Aubusson est partout; l'oeil en feu, il excite ses frères de la voix, il frappe tout ennemi qui s'approche à portée de sa redoutable épée. L'héroïque vieillard rajeunit dans la mêlée; sa verte bravoure enflamme ses compagnons, qu'il guide avec le sang-froid d'un capitaine éprouvé. Enfin, après des prodiges de valeur, après avoir tué de sa main plusieurs infidèles, et couvert de blessures dont une paraît mortelle, le grand maître reconquiert le rempart, qu'abandonnent dans le plus grand désordre les Turcs, terrifiés d'une vaillance qu'ils considèrent comme surhumaine. Le pacha, témoin du combat et de la déroute de ses troupes, est lui-même entraîné par les fuyards vers son camp, où les chrétiens, dans l'ardeur de la poursuite, pénètrent jusqu'à sa tente, d'où ils enlèvent le grand étendard de l'Islam.

La honte des Turcs était proportionnée à leur défaite; mais elle trouva de l'adoucissement dans l'hallucination de quelques-uns des leurs qui, d'après une chronique, au milieu de la mêlée et de la terrible confusion des combattants en proie sans doute à des visions que faisaient luire à leurs yeux épouvantés les glaives étincelants des chevaliers, crurent voir « dans l'air une croix d'or resplendissante, et une vierge vêtue de blanc, armée d'une lance, que suivait une troupe de guerriers richement armés. » Leur orgueil se plia plus docilement à l'influence d'un miracle par lequel le Ciel avait, selon eux, apporté aux chrétiens sa protection irrésistible, et le fatalisme musulman courba la tête avec résignation.

A cette soumission au destin, qui portait ainsi la défaillance dans l'Ame des infidèles, vint se joindre encore un nouvel avertissement, pour eux, d'avoir à abandonner une lutte dans laquelle le croissant avait pâli devant l'auréole des chevaliers martyrs de la foi et de l'honneur. La fatalité s'acharnait à désespérer les soldats de Mahomet. Après avoir vu tomber ses meilleurs et plus braves officiers, l'année turque perdit l'amiral de sa flotte, engagé dans un combat inégal où il commandait vingt galères, contre un navire espagnol qui cherchait à entrer dans le port de Rhodes, avec des secours arrivant d'Europe. Les gens d'Espagne se conduisirent si bien, qu'ils dispersèrent leurs ennemis après en avoir tué le chef.

Dénombrement fait de ses troupes, le général turc trouva qu'en tués et blessés il avait perdu environ vingt-cinq mille hommes depuis le commencement de ce siège fatal. Il en était à calculer ses chances avec ce qui lui restait de soldats valides, lorsque les échos de la joie à laquelle se livraient les défenseurs de Rhodes lui apportèrent la nouvelle qu'une escadre chargée de troupes venait à pleines voiles d'Occident, et qu'on espérait recevoir ce secours d'un jour à l'autre, pour rejeter les Turcs dans la mer qui les avait vomis sur ce rivage. Le pacha pensa que le parti le plus sage était de ne pas attendre que ce renfort arrivât aux chrétiens. Il préféra rembarquer son armée pendant qu'il le pouvait encore sûrement, aux risques de la fuite ignominieuse et précipitée qui pourrait être plus tard son seul moyen de salut. Après avoir donné à ses farouches soldats la sauvage satisfaction d'assouvir leur rage sur une campagne sans défense, en portant la hache et la torche partout dans les villages, dans les jardins, sur les arbres et les vignes, il remonta sur ses vaisseaux, renonçant à une conquête à laquelle le Ciel lui-même semblait s'opposer.

Les périls auxquels le chef de l'armée turque tournait le dos, lui laissaient désormais le loisir d'entrevoir un autre danger vers lequel ses navires le portaient. Il connaissait assez la violence de son maître pour redouter sa colère lorsque celui-ci apprendrait son insuccès. En effet, le terrible Mahomet reçut son vizir de façon à lui faire croire que sa tête allait payer sa défaite, et son étonnement fut grand de savoir que l'exil seul lui était imposé comme châtiment.

Cependant le chef des Osmanlis ne pouvait plier son orgueil à l'idée que Rhodes lui résistait, et que les chevaliers chrétiens avaient vaincu son armée. Il résolut d'en rassembler une nouvelle et d'en prendre le commandement, sa présence devant, dans sa pensée, lui assurer la victoire. Il avait déjà ceint le cimeterre victorieux de son ancêtre Osman, et il traversait l'Anatolie à la tête de ses troupes, lorsque la mort vint couper court à son entreprise.

Cet événement fut un nouveau sujet d'allégresse pour l'ordre de Saint-Jean. D'Aubusson ordonna de grandes actions de grâces pour remercier Dieu d'avoir enfin délivré la religion d'un ennemi si redoutable. A ces marques de reconnaissance envers le Très-Haut se mêlait la juste fierté de ce grand homme, qui, en honorant la main qui l'avait protégé, éprouvait la satisfaction de penser que le conquérant musulman qui s'était emparé de tant de contrées, avait foulé aux pieds deux couronnes et soumis tant de peuples divers, recula devant une petite place dont toute la force ne résidait que dans la bravoure d'une poignée de défenseurs.

Pour consacrer le souvenir de l'héroïque conduite des chevaliers de l'Hôpital, d'Aubusson commanda à la fabrique d'Anvers, alors florissante, des tapisseries qui, exécutées sur les dessins d'un nommé Quintin Messie, représentaient divers épisodes du siège soutenu en 1480. Le grand maître, qui tenait à ce que la postérité connût toutes les actions dont l'ordre pouvait se glorifier, voulut avoir également des tapis qui rappelaient la prise de l'île par Villaret. On lit, dans les chroniques, que sur une de ces tentures se voyait, entre autres sujets commémoratifs, une troupe de chevaliers déguisés en bergers, entrant dans la ville; les uns poussaient devant eux un troupeau effrayé à la vue de l'ennemi, pendant que d'autres se jetaient sur les gardes de la porte et les égorgeaient. C'était la reproduction d'un stratagème à l'aide duquel les troupes de Villaret s'étaient emparées d'une des portes de Rhodes.

Le départ, ou plutôt la fuite de l'armée turque rendit la tranquillité aux Rhodiots, et leur délivrance vint jeter une pâle lueur de joie sur le deuil dont l'héroïque cité de Saint-Jean était remplie. — De combien de regrettables et braves chevaliers n'avait-elle pas à déplorer la perte ! Sur son lit de douleur, le grand maître lui-même ne voyait-il pas la mort à son chevet ? — Cependant d'Aubusson, n'ayant qu'une pensée, celle de la victoire et du triomphe de la croix, ordonna des processions solennelles et des prières pour remercier le Tout-Puissant de sa miséricordieuse intervention. On pria aussi pour ceux qui avaient payé de leur vie la liberté du couvent; et quels étaient-ils ceux qui, parmi les plus renommés, avaient fait ce généreux sacrifice ? Le grand commandeur Guillaume Richard, Baptiste Grimaud, commandeur de Marseille; Claude de Gien, commandeur de Carlat; François de la Sarre, Jean Chambon, Aimé de Croisi, de Champagne et commandeur de Belle-Croix; le Florentin Martelli, le commandeur lombard Melchio Asinari, Troïle de Montmelin, commandeur d'Osmon, et tant d'autres dont les noms illustres furent écrits avec leur sang dans les fastes glorieux de l'Hôpital.

Personne ne pouvait se réjouir de cette grande victoire plus que le chef spirituel de la chrétienté. Innocent VIII était enthousiasmé de l'héroïsme des chevaliers de Rhodes, et pour leur donner de son admiration un témoignage qui rejaillît sur leur confrérie entière, de même qu'il s'adressait aux vertus de son illustre grand maître, il envoya à d'Aubusson le chapeau de cardinal, fait demeuré unique dans l'histoire de cette chevalerie religieuse.
Sources : Histoire des Chevaliers de Rhodes, depuis la création de l'Ordre à Jérusalem, jusqu'à la capitulation à Rhodes. Par Eugène Flandrin. Editeurs Alfred Mame et fils, Tours. 1873. Sources : Archives.org
Archives.org

Rhodes-Chapitre-XIII Retour

Top

 

 

Licence Creative Commons
Les Templiers et Les Croisades de Jack Bocar est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas de Modification 4.0 International.
Fondé(e) sur une oeuvre à http://www.templiers.net/.
Les autorisations au-delà du champ de cette licence peuvent être obtenues à http://www.templiers.net/.