Chapitre-VIII — Le sultan Amurat effraie l'Europe par ses victoires
Le sultan Amurat effraie l'Europe par ses victoires. — Prise d'Alexandrie par les chevaliers de Rhodes et leurs alliés. — Captivité du grand mettre de l'Hôpital.
Le sultan Amurat effraie l'Europe par ses victoires
Pendant que ces graves questions agitaient les esprits à Rhodes, le sultan Amurat avait franchi les Dardanelles et mené son armée jusque sous les murs d'Andrinople, dont il s'était emparé. Cette marche hardie et victorieuse sur le continent occidental jeta l'épouvante dans la chrétienté, et le grand maître fut un des premiers à s'en émouvoir. Il fit passer à la cour d'Avignon des avis qui motivèrent une assemblée des principaux de l'ordre, et Roger de Pins y manda pour son représentant Guy de la Tour, maréchal de la religion. A cette occasion le pacte d'alliance fut renouvelé entre les Etats du pape, Rhodes, Venise et Chypre. Mais les Turcs ne profitèrent pas de leurs avantages pour marcher en avant; ils se détournèrent de la route sur laquelle on redoutait de les voir s'engager, et la coalition des quatre puissances chrétiennes n'eut pas de suite.Pendant le magistère de Roger de Pins une peste ravagea l'île de Rhodes. Le dévouement dont il fit preuve auprès de ceux qui furent atteints par l'épidémie, les charités qu'il répandit de tous côtés, au moyen de sa vaisselle d'argent qu'il avait vendue, avec ses bijoux et tout ce qu'il avait de précieux, lui attirèrent les bénédictions de la population et surtout celles des pauvres. On lui donna le surnom d'Aumônier, et ce fut en emportant tous les regrets que pouvait lui mériter ce titre si bien acquis qu'il rendit le dernier soupir, peu de temps après.
Roger de Pins eut pour successeur Raymond Bérenger, commandeur de Castelsarrasin et chevalier de la langue de Provence. Il était de l'ancienne maison des Bérenger du Dauphiné, devenue famille de Sassenages, de Morges, du Gas et du Pipet. On ne doit pas s'étonner de voir si souvent le grand maître choisi dans cette fraction de l'ordre. Etant la plus nombreuse et supérieure aux autres par l'étendue de ses possessions, elle avait aussi plus d'influence. En outre, elle jouissait d'une considération particulière attachée à ce qu'elle avait été, pour ainsi dire, la souche de la confrérie des Hospitaliers : on se rappelle que son fondateur était Provençal. Ses premiers grands maîtres, qui tous travaillèrent à asseoir cette institution sur des bases solides et respectables, appartenaient à la langue de Provence. Les mérites des chefs divers qu'elle avait fournis ajoutaient à ses titres, et justifiaient la faveur étendue à tous ses membres. Raymond, par son énergie et ses vertus militaires, fut de ceux qui contribuèrent le plus à fortifier la prédominance de cette langue.
Sous ce magistère eut lieu l'entreprise la plus téméraire qu'eussent tentée depuis longtemps les chevaliers de Rhodes. Ils avaient tenu pendant plusieurs années leurs regards tournés principalement vers l'Asie Mineure, et les progrès que ne cessaient de faire les Turcs étaient pour eux une cause de préoccupation presque exclusive. Il en était résulté quelque négligence dans leur surveillance habituelle des parages situés du côté opposé. Les Egyptiens en avaient profité pour reprendre leurs courses, que n'inquiétaient plus les galères de l'ordre, et ils les avaient poussées dans le voisinage de Rhodes, jusqu'aux rivages de Chypre. Ces pirates, redevenus la terreur des habitants de cette île, avaient enfin appelé sur eux, de la part du grand maître, une attention qu'il résolut de tourner en un châtiment exemplaire. Pour leur faire expier ce qu'il appelait leur insolente témérité, Raymond Bérenger conçut et fit partager au roi de Chypre le projet d'aller chercher les corsaires égyptiens dans leur port d'Alexandrie et de les y brûler. Pour y parvenir, il fallait être maître de la ville, qui était entourée de murailles dont la résistance avait déjà, dans d'autres temps, longuement éprouvé le courage et la persévérance des chevaliers de Saint-Jean. Mais le grand maître, sans s'arrêter devant les difficultés d'un siège, ne se préoccupa que des moyens de l'entreprendre avec des chances de succès. Il enrôla, en France, un corps de troupes aguerri, suffisamment nombreux pour le coup de main qu'il méditait, et dont ses chevaliers prirent le commandement.
De son côté, le roi de Chypre, qui avait à venger bien des injures que lui avaient fait endurer les Egyptiens, était allé en personne à Venise, pour demander au doge son appui dans l'expédition projetée contre Alexandrie. Lusignan trouva la république peu disposée à y concourir. Ses établissements dans l'île de Candie, voisine du théâtre de la guerre prochaine, lui causaient des appréhensions qui l'éloignaient de prendre part à une entreprise qu'elle considérait comme plus compromettante que profitable pour ses intérêts. Les récents succès que ses galères avaient obtenus la satisfaisaient comme puissance maritime. Enfin les risques que son commerce pouvait courir des suites d'une expédition dirigée contre le sultan d'Egypte, de qui elle tenait la liberté de trafiquer dans ses Etats avec des immunités exceptionnelles, tout cela lui donnait beaucoup à réfléchir. Néanmoins la tentation était trop grande, l'espérance de la victoire et du riche butin que semblait présager une entreprise à laquelle l'ordre de Saint-Jean prenait part était trop fondée, pour que Venise ne s'y laissât pas entraîner. Le roi de Chypre réussit donc dans ses démarches, et une alliance eut lieu entre lui, le doge et le grand maître de Rhodes.
Prise d'Alexandrie par les chevaliers de Rhodes et leurs alliés
Dix mille hommes et quatorze cents chevaux avaient été réunis. Les galères alliées transportèrent cette petite armée sur le rivage du Delta. L'attaque et la défense furent également opiniâtres. Les habitants d'Alexandrie rivalisèrent d'ardeur avec sa garnison pour arrêter l'élan des assiégeants. Mais la place ne put tenir devant l'intrépidité des chevaliers. Une centaine de ceux-ci, et des plus braves, avaient déjà perdu la vie quand les autres, parvenus jusqu'aux créneaux, prirent pied sur le haut des murs. Bientôt ils furent maîtres de tous les remparts, et de là se répandirent par la ville, immolant sans merci les infidèles qui s'offraient à leurs coups. Tout ce qu'il y avait de navires dans le port fut incendié; après quoi, les alliés remontèrent à bord de leur flotte, enlevant à l'ennemi non-seulement les fruits de ses pirateries, mais encore tout ce que le pillage put faire tomber de butin entre leurs mains. D'après certains auteurs ce succès aurait été l'affaire d'un seul jour. Il est difficile de croire qu'une ville de cette importance ait pu être emportée en aussi peu de temps, quelles que fussent la surprise et l'impétuosité de l'attaque. Quoi qu'il en soit, le triomphe des chrétiens fut complet, et les mit en si belle humeur de guerroyer, qu'ils ne voulurent point regagner leurs foyers sans ajouter encore au châtiment qu'ils venaient d'infliger aux corsaires sarrasins. Ils côtoyaient le rivage de Syrie, lorsque, arrivés à la hauteur de Tripoli, ils opérèrent à l'improviste un débarquement dans le voisinage de la marine qui était séparée de la ville. Le port, avec tout ce qu'il renfermait, fut mis à sac. Poursuivant le cours de ses succès, la flotte alliée fit subir le même sort à d'autres places maritimes appartenant aux Egyptiens, qui reçurent ainsi la dure leçon que leur avaient méritée leurs brigandages.Tout en faisant la guerre aux mahométans, les armes à la main, les grands maîtres ne dédaignaient pas de leur en faire une autre moins ouverte, et dont ils tiraient parti pour la prospérité des possessions de l'ordre dans le Levant. Ils profitaient de la tyrannie et du fanatisme des Osmanlis ou des autres musulmans, pour attirer à eux les chrétiens de toute Eglise qui ne pouvaient plus supporter le joug de l'islam. Les progrès des Turcs en Asie Mineure, ou même en Europe, et l'intolérance avec laquelle ils traitaient la religion du Christ dans les contrées qu'ils avaient subjuguées, servaient à souhait la politique de Rhodes. Il était fréquent, en effet, devoir entrer dans ce port ou dans ceux des autres îles où flottait le pavillon de Saint-Jean, des familles ou des populations entières qui fuyaient les mauvais traitements et les exactions que leur faisaient endurer les Turcs. Des mahométans même venaient y demander le droit de cité, sûrs de jouir d'une liberté plus grande que celle qu'ils trouvaient sous l'autorité tyrannique et vénale des chefs de leur nation. Rhodes était donc une sorte de ville libre et neutre, accordant à tous l'hospitalité à l'ombre de sa bannière. Ces franchises, que des immigrants de toute nationalité comme de tout culte venaient y chercher, donnèrent souvent lieu à des remontrances de la part de dignitaires de l'ordre de Saint-Jean qui, pour la sécurité de la ville, craignaient de voir ces différences de races engendrer des désordres difficiles à réprimer. Mais Raymond Bérenger répondait invariablement que la religion devait ouvrir ses portes à tous ceux qui y frappaient, et que, confiante dans sa force, elle leur devait protection chez elle, sans avoir rien à redouter. Parmi les fugitifs qui vinrent ainsi se placer sous la protection de l'Hôpital, on vit arriver à Lango un nombre considérable de familles arméniennes qui avaient abandonné leurs foyers trop souvent saccagés par leurs voisins mahométans. Elles furent installées sur des terres dont le grand maître leur fit concession, et pour la culture desquelles il leur prêta, pendant deux ans, vingt-cinq paires de boeufs. Raymond exempta la nouvelle colonie d'impôts ou d'autres charges pendant plusieurs années, afin de lui donner le temps de prospérer.
Tous les grands maîtres qui se succédaient étaient comme fatalement appelés à sévir contre les tendances sans cesse renaissantes, par lesquelles les membres de l'ordre manifestaient leur esprit d'indépendance vis-à-vis de la maison mère, ou leur amour du luxe, au fond des commanderies, qu'ils devaient cependant à des services qui auraient dû être la garantie de leur conduite et de leurs principes. On avait déjà cherché, par des réformes multipliées, à mettre un terme à cette indiscipline; mais c'étaient lettres mortes, et, de la part des chevaliers éloignés de Rhodes, la désobéissance à la règle ne faisait qu'augmenter à mesure que leurs prodigalités devenaient plus scandaleuses.
L'abus le plus criant, contre lequel s'élevaient principalement le grand maître, ou les frères les plus zélés, c'était le mauvais vouloir des commandeurs à faire passer au couvent l'argent dont ils étaient redevables envers le trésor, et qu'on appelait responsions. On était alors bien loin de ces temps de dévouement, d'austérité et d'abnégation complète, qui avaient fait des membres de l'Hôpital des religieux esclaves de leurs voeux et fidèles à leurs serments. Au XIVe siècle, pour beaucoup de chevaliers, c'était une grande position de fortune que d'avoir une commanderie. Il y avait là de quoi satisfaire les plus ambitieux, tout en se tenant strictement dans la règle imposée par les statuts. Mais la plupart de ceux qui étaient assez heureux pour en obtenir, n'y voyaient trop souvent qu'un moyen de se procurer toutes les jouissances mondaines, ou celui d'enrichir leur famille. A leurs yeux, ce n'était plus remplir un devoir sacré, que de mettre le grand maître en mesure de pourvoir aux dépenses de l'ordre en lui faisant exactement passer les responsions. Les commandeurs avaient perdu de vue que les biens qu'ils administraient étaient du domaine de l'institution tout entière, et l'une des sources où elle devait puiser pour l'entretien de ses forces de terre et de mer. Un trop grand nombre d'entre eux s'étaient doucement habitués à regarder leurs commanderies comme leurs biens propres, et considéraient le tribut exigé par Rhodes comme vexatoire, ou comme un subside qu'ils pouvaient refuser. Il y avait là un abus inqualifiable; et il faut dire qu'il justifiait, d'une part les plaintes du grand maître, de l'autre les accusations sans cesse renouvelées contre les chevaliers.
Raymond Bérenger eût désiré abdiquer en face de tant de désordres invétérés qu'il se croyait impuissant à réprimer, et avec la perspective des périls que rendaient de jour en jour plus pressants les Turcs, auxquels il ne se sentait plus la force de s'opposer. Mais le pape ne le lui permit pas; et, pour l'encourager à porter encore le poids d'une autorité que la désobéissance de ses frères lui rendait trop lourd, il s'offrit à l'y aider. On traça un nouveau règlement, qui fut élaboré et reconnu exécutoire dans une grande assemblée des principaux commandeurs tenue à Avignon. Les questions de responsions, d'accessions aux diverses charges, d'élection à la grande maîtrise, y furent, avec d'autres encore, révisées et décidées de façon à ce que l'avenir n'offrit plus ce scandaleux spectacle de chevaliers éludant les statuts de leur ordre, et se constituant en seigneurs indépendants, au fond des manoirs dont ils ne devaient être que les administrateurs au profit de la confrérie. L'arme nouvelle que le Saint-Siège mit ainsi aux mains du grand maître ranima son courage, mais n'eut pas le pouvoir de prolonger ses jours. Il s'éteignit peu de temps après, emportant les regrets de ses frères, à qui il laissait l'exemple de ses vertus de religieux et de soldat.
Le grand prieur de France, Robert de Julliac, succéda à Raymond Bérenger. Son administration ne dépassa pas deux années. Le fait le plus remarquable qui en signala la durée fut l'occupation sérieuse de la ville et du territoire de Smyrne par les troupes de Rhodes. L'idée qu'avait conçue Innocent VI, de placer les chevaliers en pays musulman, afin d'attirer sur eux les forces des Turcs, avait survécu à ce pontife. Le pape Urbain V mit donc Robert de Julliac en demeure d'occuper fortement le château et la ville de Smyrne, dans l'espoir que ce défi jeté aux mahométans les détournerait du chemin qu'ils avaient pris et qui devait, s'ils continuaient à le suivre, les conduire au coeur de l'Europe. Les chevaliers considéraient Smyrne comme le poste le plus périlleux qui pût leur être assigné. Mais ces hommes, si braves et si avides de gloire, n'eurent garde de murmurer contre les ordres envoyés d'Avignon. Au contraire, ils voulurent, à l'envi les uns des autres, faire partie de la garnison appelée, selon toute apparence, à se trouver constamment en face de l'ennemi.
L'occupation de Smyrne et le siège d'Alexandrie avaient enlevé à l'ordre une partie de ses forces, assez notables pour que, devant les éventualités de guerre que pouvaient faire naître les progrès des Turcs, il y eût péril pour Rhodes. Le grand maître crut donc indispensable un appel à ses frères entretenus dans les divers établissements hospitaliers d'Occident. Chaque prieur eut à fournir les chevaliers qu'il jugerait les plus propres à aller en Orient soutenir la gloire de l'Hôpital, en leur adjoignant un nombre égal de frères servants. Il en passa ainsi cinq cents de chacune de ces deux catégories.
Pendant ce temps, Amurat, à la tète d'innombrables armées, non content de tenir l'Asie sous son sceptre tranchant, menaçait encore l'Europe qu'il effrayait. Robert de Julliac n'était pas sans inquiétude en présence de l'immense déploiement de forces que faisait le sultan, et il se préparait à tout événement, lorsque la mort vint couper court aux soucis que lui causait la conservation de Rhodes.
A la grande maîtrise pleine de douceur et d'aménité de Robert de Julliac succéda le commandement hautain du grand prieur de Castille, favori des papes, gouverneur militaire d'Avignon et de tout le comtat Venaissin. On eût pu croire qu'il y avait contre ce choix de bien graves empêchements; car l'ordre n'avait point oublié l'état de rébellion dans lequel ce chevalier s'était tenu loin du couvent, bravant les remontrances du chapitre et jusqu'aux ordres du grand maître. Mais il semble que cette ambition, cet orgueil, et même cet esprit d'indépendance, qui avaient fait de l'Espagnol un religieux rebelle à son chef, aient été considérés par les électeurs comme les qualités que l'ordre recherchait dans son grand maître. De plus, il se présentait à l'élection avec tous les avantages que lui donnait son crédit auprès du Saint-Siège, aussi bien qu'à la cour de plusieurs souverains qui appuyèrent hautement sa candidature. Loin de voir, dans l'influence que voulaient exercer ces protecteurs élevés, une pression à laquelle il devait soustraire la liberté de son suffrage, l'ordre de Saint-Jean y trouva, au contraire, des raisons sérieuses de penser que la faveur exceptionnelle dont jouissait d'Heredia contribuerait puissamment au succès de son administration. Du moins est-ce ainsi qu'on peut interpréter les sentiments qui dirigèrent les votes des chevaliers, auxquels, à cause de ses précédents, l'Espagnol ne devait pas être personnellement sympathique.
Juan Hernandez d'Heredia, issu d'une des premières familles d'Aragon, était, pendant la première partie de sa vie, resté étranger à l'ordre de l'Hôpital, comme aux voeux qu'il impose. Il avait été marié deux fois. Demeuré veuf avec quatre enfants, des circonstances indépendantes de son action le privèrent des grands biens sur lesquels il avait cru pouvoir compter. Frustré dans ses espérances, il résolut de se séparer du monde où il ne se voyait appelé à jouer qu'un rôle trop modeste pour son ambition; et, après avoir assuré le sort de sa famille, il se détermina à aller, sur une autre scène, chercher ce que la fortune lui refusait sur celle où il était né. Il se rendit à Rhodes pour y prendre l'habit de Saint-Jean. Hélion de Villeneuve, alors grand maître, le reçut chevalier. Par les hautes qualités qu'on ne tarda pas à lui reconnaître, par le courage dont il fît preuve en plusieurs occasions, il eut bientôt conquis une des premières places dans l'estime de ses frères. Plus tard, à la considération dont il jouissait et à la confiance que lui témoignait le grand maître, il dut l'honneur d'être envoyé à la cour d'Innocent VI, en qualité d'ambassadeur de l'ordre. La mission dont il était chargé n'exigeait pas moins d'habileté qu'il n'en montra; mais la subtilité de son esprit, dont il aurait pu faire un usage profitable aux intérêts qui lui étaient confiés, agit sur son âme de façon à lui faire oublier ses devoirs et à l'en détourner complètement. Il avait, dans des vues personnelles, étudié le terrain sur lequel il se trouvait. Dès qu'il y eut reconnu tous les éléments nécessaires à la réalisation de ses projets ambitieux, qu'il avait jusque-là dissimulés, il résolut d'en tirer parti pour fonder, à l'ombre du trône papal, une fortune que ses devoirs d'hospitalier et les droits de ses confrères plus anciens lui permettaient à peine d'entrevoir dans un avenir éloigné, s'il restait loyalement dans la voie tracée par les statuts. Afin de gagner les bonnes grâces du pape, il renonça donc à se faire plus longtemps l'interprète des voeux du grand maître, qui étaient en opposition avec ceux du Saint-Père, et il sut habilement tourner Sa Sainteté du côté de ses vues particulières. Il ne se dissimulait pas que c'était rompre avec son chef; que devenir le courtisan du souverain pontife, c'était se placer dans un état de rébellion ouverte vis-à-vis de la règle de son ordre; mais il n'hésita pas.
Ce fut ainsi qu'il s'engagea sur la route qui le conduisit rapidement aux plus hautes dignités à la cour d'Innocent. Dès ce moment, il joua un très-grand rôle à Avignon. Il devint omnipotent et le conseiller, comme l'exécuteur, des décisions qu'il avait l'art d'inspirer au pape. Auprès des autres princes d'Occident son crédit était également assuré. Déjà pourvu du prieuré de Saint-Gilles, d'Heredia se fit conférer par le pape, de son autorité privée et sans égards pour les droits de l'ordre de qui il relevait, les prieurés de Castille et d'Aragon. Il est vrai que cette marque excessive de munificence était la récompense d'un acte éclatant de dévouement au Saint-Siège. Le favori du souverain pontife avait, de ses deniers, fait enceindre Avignon de ces belles et fortes murailles, flanquées de tours carrées, qu'on admire encore aujourd'hui au bord du Rhône. La ville papale ainsi fortifiée mettait le trône pontifical à l'abri des attaques qu'auraient pu tenter contre lui ses ennemis, et ce fut de la part du commandant militaire de l'Etat Venaissin le plus important comme le plus durable des actes de son gouvernement.
Malgré les torts dont il ne pensait d'ailleurs pas à se disculper, et auxquels l'avait poussé son ambition, avec l'espoir de ressaisir une fortune qui lui avait échappé, Hernandez d'Heredia n'en fut pas moins l'honneur de son ordre. S'il ne se montra pas toujours un religieux soumis et docile, il ne cessa du moins jamais d'être un chevalier digne de ce nom, par l'énergie de son caractère, sa force d'âme et une bravoure qui ne connaissait pas de périls. Comme l'hospitalier Guérin, qui assista Philippe-Auguste à la bataille de Bouvines, le grand prieur de Castille avait eu l'honneur de défendre à Crécy la couronne de Philippe VI que voulait lui arracher le roi d'Angleterre. Cette fatale journée ne fut pas plus heureuse pour d'Heredia que pour la France. Après des actes d'héroïsme pour tenir tête à l'armée anglaise, et sauver le roi, dont le cheval était déjà saisi par le prince de Hainaut, le prieur de Castille reçut quatre blessures fort graves. Ce fut pour lui l'occasion d'ajouter encore à la renommée que lui avaient déjà value ses qualités chevaleresques. Il lui revint sous sa tente, où le retenaient ses forces épuisées, que la part qu'il avait prise au combat était commentée dans le camp anglais d'une façon outrageante pour son honneur, et que l'on y prétendait qu'il avait agi déloyalement en ne gardant pas la neutralité que lui imposait son habit. Il n'attendit pas que ses plaies fussent fermées pour envoyer un cartel à ceux qui incriminaient sa conduite. Mais le roi d'Angleterre s'opposa à ce que son gant fût relevé. Edouard III prit en main sa défense, et expliqua sa présence sur le champ de bataille de manière à ce que ses accusateurs eux-mêmes fussent obligés de se rétracter. A quelque temps de là, ce chevalier négocia la trêve qui arrêta l'effusion du sang entre les deux nations.
Tel était le frère de l'Hôpital à qui les électeurs déférèrent le pouvoir souverain. Le premier acte du magistère de Hernandez d'Heredia fut encore un de ceux qui prouvent à quel point l'ordre de Saint-Jean se trouvait mêlé aux plus grands faits politiques de ces temps. Le nouveau grand maître, toujours magnifique, désirait que son arrivée à Rhodes fût digne de sa renommée. Il avait, dans cette vue, équipé à ses frais une flotte sur laquelle il embarqua des troupes à sa solde. Tout se préparait pour son départ, lorsque des envoyés romains arrivèrent à la cour d'Avignon. Ils venaient humblement, mais avec les plus pressantes instances, supplier le souverain pontife de retourner à Rome. Soixante-dix ans s'étaient écoulés depuis que le Saint-Siège avait été transféré sur les rives du Rhône. Les splendeurs de la ville éternelle s'étaient effacées, et l'absence prolongée des papes avait causé à la population un préjudice qu'elle était impatiente de voir cesser. Les magistrats, dont l'administration ne pouvait en rien suppléer aux grandeurs d'une cour, ni à tous les avantages que Rome retirait de la présence du pape et des cardinaux, s'étaient déterminés à faire une démarche à laquelle le voeu public, énergiquement exprimé, ne leur permettait plus de se refuser.
Grégoire XI, qui portait alors la tiare, ne se montrait pas empressé de satisfaire les Romains, dont il redoutait le caractère ombrageux et turbulent. Il était fortifié dans sa résistance par le roi de France, qui cherchait à le détourner de quitter Avignon. Dans la crainte de provoquer l'élection d'un second pape à Rome, s'il ne s'y rendait pas, le souverain pontife se détermina à quitter la Provence. Le départ de Hernandez d'Heredia, avec son escorte presque royale, était une occasion très-favorable au passage de Grégoire en Italie, et le grand maître de Rhodes la saisit, afin de montrer une fois de plus son respectueux dévouement au chef de la religion, en même temps que son intervention dans une circonstance solennelle profiterait à la gloire de son ordre. Il conduisit donc le Saint-Père, sur la galère qu'il montait, à Ostie, d'où il l'accompagna jusqu'au Vatican, qui devint, à dater de ce moment, la résidence du souverain pontife (1377).
Quand il eut rempli l'honorable mission qu'il s'était donnée, de replacer le successeur de saint Pierre sur la chaire du prince des apôtres, d'Heredia ne songeait plus qu'à rejoindre le couvent, et à prendre en main la direction des affaires de l'Hôpital; mais son entrée à Rhodes devait encore être différée. Il lui était réservé des épreuves qui, sans être au-dessus de sa force d'âme, devaient reculer l'instant où, en présidant aux destinées de son ordre, il lui serait donné de racheter les fautes dont il s'était autrefois rendu coupable envers ses chefs. L'escadre du grand maître fut détournée de sa route par celle de Venise, et entraînée à servir les projets de vengeance que la république nourrissait depuis longtemps. Les Turcs, maîtres de la plus grande partie de la Morée, venaient de lui arracher Patras, et elle ne pouvait se résigner à la perte d'une place si importante pour son commerce. D'Heredia était l'allié que Venise pouvait le plus heureusement rencontrer. Flatté qu'il était d'une occasion, que le hasard lui offrait, de se faire précéder à Rhodes par la nouvelle d'une victoire sur les infidèles, il se laissa facilement persuader par les Vénitiens de les suivre en Morée.
Après quelques jours de siège, d'Heredia, à qui les années n'avaient rien enlevé de son impétuosité juvénile, pénétra le premier dans la place, dont le commandant turc eut la tête tranchée de sa main. La garnison fut passée au fil de l'épée, et Patras vit de nouveau flotter la bannière de saint Marc. Le souvenir de ce fait d'armes fut consacré par une peinture ou une tapisserie sur laquelle, au dire des anciens chroniqueurs, le vainqueur était représenté avec une tête de Turc à la main et un château fort sur les épaules.
Captivité du grand maître de l'Hôpital
Malheureusement ce chevalier, toujours ardent et avide de gloire, comme il l'avait été d'honneurs, ne vit dans ce nouveau succès qu'un encouragement à en chercher d'autres. Il s'était laissé séduire par la pensée de s'emparer de Corinthe; mais la fortune l'y attendait. Jalouse de lui voir demander à la pointe de son épée des faveurs qu'elle lui avait si largement prodiguées dans les cours, elle lui avait tendu un piège dans lequel il tomba. Trop aventureux pour un chef, le grand maître fut pris par les Osmanlis dans une embuscade, et mis à rançon. En vain les chevaliers désespérés offrirent-ils de restituer leur conquête; les infidèles rejetèrent cette proposition; il leur fallait de l'or. L'or leur fut accordé, et le trésor de Saint-Jean allait payer le prix de la liberté de son grand maître, quand celui-ci s'y opposa. Il ne voulait pas, disait-il, appauvrir l'ordre par le rachat d'une vie qui était à son déclin. Il insista généreusement auprès du chapitre pour qu'il ne fit pas ce sacrifice, et les Turcs, irrités de cette magnanimité qu'ils ne savaient pas admirer, conduisirent leur prisonnier dans les montagnes de l'Albanie. Après trois longues années de la plus dure captivité, grâce à un compromis avec ses frères, d'Heredia consentit enfin à redevenir libre. Il fut stipulé que le trésor de Saint-Jean paierait sa rançon, et que sa famille la rembourserait. Les infidèles demandèrent des otages, et le grand maître ne consentit qu'avec une extrême répugnance à ce que les prieurs d'Angleterre, de Saint-Gilles et de Rome restassent entre les mains de ses geôliers en garantie du paiement de la somme fixée.Sources : Histoire des Chevaliers de Rhodes, depuis la création de l'Ordre à Jérusalem, jusqu'à la capitulation à Rhodes. Par Eugène Flandrin. Editeurs Alfred Mame et fils, Tours. 1873. Sources : Archives.org
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