Chapitre-IX — Hernandez d'Heredia arrive à Rhodes
Bataille de Nicopolis. — Tamerlan enlève Smyrne aux chevaliers de Rhodes. — Création du château Saint-Pierre sur la côte de Lycie. — Le maréchal de Boucicaut et Philibert de Naillac attaquent les côtes de Syrie. — Traité conclu entre le sultan d'Egypte et le grand maitre.
Hernandez d'Heredia arrive à Rhodes
Hernandez d'Heredia arriva enfin à Rhodes, où il était attendu avec impatience (1381). Il releva le chapitre d'une responsabilité trop longtemps prolongée à son gré, et il prit l'administration des mains du grand commandeur Bertrand de Flotte, qui l'avait dirigée en qualité de lieutenant général. Il trouva beaucoup à faire : entretien des places ou châteaux, solde et armement des troupes, discipline des chevaliers, tout était en souffrance, tout se ressentait de l'intérim apporté dans le magistère par la longue absence du grand maître. Mais d'Heredia était à la hauteur des nécessités en face desquelles il se voyait. Il pourvut à tout, et les éminentes qualités qui le distinguaient servirent efficacement son autorité. La ville lui dut de nouveaux ouvrages ajoutés à ses défenses: entre autres, deux tours élevées au fond du port pour en protéger la partie centrale restée désarmée.L'ordre se sentait gouverné par une main plus habile et plus ferme; et sans doute son nouveau chef eût donné une impulsion plus active au développement de sa puissance, s'il n'eût été entravé par la faiblesse des ressources pécuniaires dont il pouvait disposer. En effet, les finances de la religion étaient dans un état déplorable toujours par les mêmes causes : les responsions n'arrivaient pas. Les discordes religieuses qui agitaient l'Europe, et auxquelles les chevaliers de Saint-Jean prenaient part, avaient fait perdre de vue aux commandeurs ou prieurs d'Occident leurs frères d'Orient. La pénurie du trésor de Rhodes était telle à cette époque, que d'Heredia ne trouva d'autre moyen de remédier au mal, que de passer lui-même en Europe. Ce fut avec beaucoup de répugnance que les chevaliers virent leur chef s'éloigner encore de la maison mère. Mais il y allait de son existence , et ils espéraient que par son influence personnelle en Espagne, comme en France, leur grand maître parviendrait à assurer au couvent les ressources qui lui étaient indispensables.
Avant de partir, d'Heredia voulut conduire à fin, avec le roi de Sicile, une négociation qui augmentait les possessions de l'Hôpital, et faisait passer dans ses mains l'Achaïe, que Baudouin II avait cédée à la maison d'Anjou, en abandonnant le trône de Constantinople, et que les Turcs n'avaient pas encore envahie. Mais l'ordre n'eut pas à se louer de cette cession, que le voisinage et l'irruption imminente des Ottomans lui rendaient très-onéreuse.
Cependant le grand maître, malgré son âge avancé, s'embarqua, accompagné de Bertrand de Flotte, grand commandeur, du prieur de l'Église Pierre Buisson, de Guillaume de Fontenay et d'autres dignitaires, en laissant l'autorité sur les lies, ainsi que la gérance des affaires du Levant, aux mains du maréchal Pierre de Culant. Néanmoins d'Heredia, toujours en garde contre les périls que pourrait courir la religion, continua à veiller de loin sur Rhodes, où il envoya, à plusieurs reprises, des secours de toute nature.
Smyrne et sa garnison étaient aussi l'objet de ses préoccupations. La faiblesse de cette place lui donnait de sérieuses inquiétudes. Redoutant avec raison le sort qui attendait ses défenseurs de plus en plus pressés par les Turcs, il y manda l'amiral d'Allemagne avec la mission de rassembler la garnison dans un espace restreint et rapproché de la mer, afin que cette concentration lui donnât plus de force, tout en augmentant ses chances de salut en cas d'échec.
Le voyage du grand maître n'eut pas les résultats qu'on en attendait. Il ne tarda pas à voir tomber de ses mains défaillantes ce pouvoir suprême qu'il avait exercé avec énergie pendant près de vingt ans. Autant sa conduite antérieure avait causé de scandale parmi les membres de l'ordre, autant les éminentes qualités dont il donna des preuves pendant son magistère furent pour ses frères un motif d'honorer sa mémoire et de regretter sa perte.
Le grand prieur d'Aquitaine, Philibert de Naillac, originaire du Berri, succéda à Hernandez d'Heredia dans des circonstances qui faisaient de cette succession une charge bien lourde. Les Turcs, sous la conduite de Bajazet, ou Bayazid en turc, répandaient la terreur jusqu'au fond de l'Occident. Maître de la Bulgarie et de la Bosnie, le sultan avait ravagé la Macédoine et conquis une grande partie de la Morée, lorsqu'il assit son trône à Andrinople. Le continuateur des envahissements d'Amurat étendait son bras victorieux à travers le Danube, et, de l'autre côté du fleuve, la Valachie en avait déjà éprouvé la violence. Le roi de Hongrie, à son tour, tremblait de voir s'abattre sur ses États cet exterminateur terrible, ce foudre de guerre, Ilderim, comme se plaisaient à l'appeler ses soldats. Mais celui qui avait le plus de motifs pour le redouter était l'empereur de Byzance. Manuel Paléologue, paralysé par l'effroi que lui causait le croissant, tournait ses regards désespérés vers l'Occident, cherchant s'il lui viendrait de ce côté un secours qu'il ne savait pas trouver dans ses propres forces. On dit même que le seul moyen qu'il imagina pour se sauver des mains des infidèles fut d'offrir son empire en toute souveraineté au roi de France Charles VI.
Venise avait fait beaucoup de conquêtes sur le littoral de la Grèce. Sans avoir la même pusillanimité que l'empereur, la république partageait ses inquiétudes; et, afin de sauvegarder leurs communs intérêts, elle confia à l'un de ses citoyens les plus remarquables, à Carno Zeno, la mission d'aller solliciter l'appui des cours de France et d'Angleterre.
Dans la situation alarmante où se voyait l'Europe envahie par ce torrent de barbares, tous les princes chrétiens étaient intéressés à se prêter une mutuelle assistance, quels que fussent d'ailleurs leur croyance ou les liens qui les unissaient. De tous les souverains, le pape était celui qui avait le plus à coeur de conjurer le danger. Il avait entendu avec horreur retentir à son oreille effrayée la sacrilège menace de Bajazet, qui, dans un élan insensé d'ardeur fanatique, promettait à son cheval de lui « faire manger l'orge sur l'autel de Saint-Pierre. » Dans la crainte d'une éventualité aussi épouvantable, que les succès du sultan ne laissaient que trop envisager comme possible, le souverain pontife fit, du haut de la chaire de Saint-Pierre, appel à la chrétienté entière, afin de constituer une ligue puissante qui pût opposer ses efforts à ceux des Turcs.
La situation déplorable dans laquelle gémissait la France sous Charles VI ne semblait pas devoir lui permettre d'excursions lointaines exigeant de grands sacrifices. Le roi d'Angleterre était peu disposé à s'occuper de conjurer des dangers qu'il avait moins à redouter que tout autre. Néanmoins la voix du souverain pontife et les exhortations de l'envoyé de Venise furent écoutées; et, à défaut des chefs des grands Etats, d'autres princes moins considérables résolurent de réunir leurs forces et de marcher au-devant de l'ennemi.
Comme aux jours les plus solennels de l'héroïsme chrétien, la France fournit à elle seule plus de combattants que tous les autres alliés ensemble. Ce fut une croisade nouvelle, à la tête de laquelle marchaient Philippe d'Artois, comte d'Eu et connétable de France; Jean de Bourgogne, comte de Nevers; l'amiral Jean de Vienne, le maréchal de Boucicault, le comte de la Marche, le sire de Coucy, Guy de la Trémouille, et une foule d'autres gentilshommes français, qui par leur enthousiasme rappelaient les beaux temps de la chevalerie.
Le duc de Bourgogne prit le commandement des troupes françaises. On comptait dans leurs rangs un millier de chevaliers, dont la marche était embarrassée par une multitude de valets et de courtisanes qui venaient à leur suite. Cette brillante jeunesse, qu'un beau zèle avait déterminée à quitter ses foyers, n'aurait su se passer, pendant la campagne qu'elle allait entreprendre, de cette tourbe à laquelle elle comptait, dans les camps, demander la satisfaction de ses plaisirs. Cette suite désordonnée était un embarras pour l'armée, et causait de tristes scandales sur son parcours.
Cependant, après avoir traversé l'Allemagne, le corps français entra en Hongrie, où l'attendait le roi Sigismond, à la tête de cent mille hommes, dont soixante mille de cavalerie. Les alliés ne tardèrent pas à y être rejoints par les défenseurs habituels de la religion, adversaires séculaires des infidèles, par les chevaliers de Rhodes, que commandait le grand maître Philibert de Naillac. Lorsque les coalisés furent ainsi réunis, confiants dans l'avenir et dans le bon droit de la cause qu'ils allaient défendre, ils passèrent le Danube.
Pendant que la marche de cette armée s'accomplissait, le roi de France, malgré les difficultés que la monarchie avait à surmonter, ne pouvait se résigner à rester étranger à cette manifestation guerrière de la chrétienté. Afin d'apporter aussi son contingent aux forces alliées, Charles profita de sa souveraineté sur Gênes pour y faire armer des vaisseaux qui devaient agir avec ceux de Venise. En effet, les deux flottes traversèrent l'Archipel et les Dardanelles, et, sans avoir rencontré d'ennemis, elles vinrent, dans la mer Noire, jusqu'à l'embouchure du Danube, attendre le moment opportun pour agir. Ces forces navales étaient placées sous le commandement de Thomas Mocenigo.
Bataille de Nicopolis
Les alliés remportèrent d'abord sur les infidèles quelques succès en Bulgarie; puis ils mirent le siège devant Nicopolis, où flottait l'étendard de l'islam. Jusque-là Bajazet n'avait point paru ; mais son approche fut bientôt signalée au camp des chrétiens. Le sultan accourait à la tête de troupes nombreuses, animées d'un fanatisme égal à l'ardeur belliqueuse qui enflammait leurs adversaires. Du terrible choc qui eut lieu sous les murs de la ville, résulta une sanglante bataille, dans laquelle le corps des Français apporta cette furie intrépide qui triomphe de tous les obstacles, en les renversant de ses premiers coups. L'avant-garde turque écrasée, les janissaires culbutés, la cavalerie asiatique elle-même était enfoncée, lorsque, poursuivant toujours leur course irréfléchie, les chevaliers de France se trouvèrent tout à coup en face d'une nouvelle armée, au milieu de laquelle était Bajazet en personne. Les chevaux tombaient exténués; les bras, fatigués de frapper, ne pouvaient plus lever la lance ou l'épée; l'épuisement empêcha de vaincre encore, et la victoire des premières heures se changea en un désastre qui causa la mort ou la captivité de presque tous ceux que leur bravoure téméraire avait entraînés. Le sultan, trop barbare pour respecter les vaincus, fit massacrer tous les prisonniers, à l'exception du comte de Nevers et de vingt-quatre seigneurs dont il espérait tirer une riche rançon. En effet, l'histoire contemporaine rapporte qu'elle fut payée par le roi de France, et qu'il envoya à Bajazet un ambassadeur chargé « de lui compter deux cent mille ducats, et de lui offrir en outre six chevaux, un vol d'oiseaux de fauconnerie, des étoffes de drap de Reims, avec plusieurs tapisseries d'Arras qui représentaient des batailles d'Alexandre. »Quant au grand maître de Rhodes, après avoir vainement cherché à s'opposer au désastreux héroïsme de la noblesse française, il avait fait son devoir de soldat. La plupart de ses chevaliers succombèrent à ses côtés, et, quand tout fut perdu, il abandonna le champ de bataille, afin de ne pas tomber aux mains du plus cruel ennemi de l'ordre de Saint-Jean. Il eut beaucoup de peine à échapper aux Turcs, et il ne dut son salut qu'à une barque de pêcheur, amarrée au rivage du Danube, dont le courant favorisa sa fuite, en le portant vers la flotte chrétienne, qui reçut avec lui la triste nouvelle de la défaite de l'armée alliée.
La bataille de Nicopolis fut un terrible exemple des conséquences funestes que peuvent avoir, en dépit de la plus brillante bravoure, l'inexpérience et une témérité aveugle. L'ordre de Saint-Jean y avait, comme toujours, apporté l'appoint de sa valeur et de sa redoutable épée; mais les conseils de ses chefs n'avaient pu contrebalancer l'irrésistible entraînement d'une jeunesse fougueuse, qui méprisait la voix de la prudence. Philibert de Naillac était cependant bien celui qui aurait dû lui persuader que le capitaine le plus prudent peut être aussi le plus brave. Certes, en écoutant ses avis, la noblesse de France n'eût point entaché son blason; elle n'eût point perdu la liberté dans les fers de Bajazet; et des exploits plus heureux auraient, tout aussi bien que sa fermeté dans l'esclavage, mérité au duc de Bourgogne le surnom de Jean sans Peur qu'il en rapporta.
Peu de temps s'était écoulé depuis le retour du grand maître à Rhodes, lorsque le prince grec qui régnait en Morée y aborda. La dernière et retentissante victoire de Bajazet avait réduit à une ombre le pouvoir qui restait encore aux princes chrétiens rapprochés de ses étendards, et ils sentaient que cette ombre allait s'évanouissant de plus en plus. Aucun d'eux ne se dissimulait combien était précaire sa situation, et quel peu de fond il pouvait faire désormais sur les secours de l'Occident. Le sombre avenir qu'il envisageait avait décidé Thomas Paléologue de Morée à offrir à Philibert de Naillac, non pas de le secourir et de défendre son faible trône contre le trop puissant Bajazet, mais de prendre ses Etats en toute propriété, moyennant une forte somme qui devait être acquittée, moitié en argent, moitié en bijoux. Ce marché, offert par le prince grec et accepté par le grand maître, ne fut point ratifié par les populations. Le clergé schismatique de Morée ne put consentir à voir s'établir à côté de lui les religieux latins de Saint-Jean. Les habitants partagèrent cette répulsion, et le traité fut en partie rompu. Les commissaires de Rhodes ne purent résider que dans la seule ville de Corinthe.
Cependant l'orage qui menaçait sans cesse de fondre sur l'Europe avait été détourné. L'empereur de Byzance, plus habile à l'intrigue qu'au métier des armes, et qui, après le désastre de Nicopolis, était peut-être excusable de chercher, ailleurs que dans un nouvel appel à ses coreligionnaires d'Occident, les secours dont il avait besoin pour sauver son trône, Manuel avait eu la pensée d'opposer le chef des Turcomans, maître déjà de presque toute l'Asie, au conquérant ottoman dont il sentait le bras plus à portée de sa couronne. C'était trop de deux conquérants dans cette partie du monde, et la jalousie devait amener entre les chefs d'une même religion une guerre fratricide. Taïmour-Lenk, communément appelé Tamerlan, envieux de la gloire de Bajazet, lui intima l'ordre de s'arrêter dans le cours de ses conquêtes. C'était un défi que l'orgueilleux descendant d'Osman devait chercher à punir. Il passa en Asie et marcha à la rencontre du chef des Turcomans, qu'il rencontra dans les plaines d'Angora. Ce fut là que l'objet de la terreur de l'Europe fut terrassé, et que vint s'écrouler, aux pieds d'un barbare sorti des steppes de la Tartarie, la brillante fortune du sultan des Osmanlis.
Tamerlan tenait Bajazet prisonnier. Les armées turques s'étaient dispersées devant l'impétuosité de ce khan dont le regard farouche faisait tout trembler en Asie. Le héros de Samarkand eût pu, se substituant au rival qu'il venait d'abattre, marcher sur Byzance, et faire repentir Manuel de lui avoir demandé assistance. Mais les barques lui manquaient; il dut ajourner une entreprise qui, bien que les personnages fussent changés, n'eût pas modifié les phases du grand drame dont la péripétie inévitable était l'asservissement de Constantinople au croissant.
Tamerlan enlève Smyrne aux chevaliers de Rhodes
Tamerlan tourna ses regards autour de lui, pour découvrir si quelque proie ne lui avait pas échappé en Asie Mineure. Seul, un petit coin de l'ancienne Ionie s'était soustrait jusqu'alors à son sabre. Smyrne, défendue par les chevaliers de Rhodes, bravait le bras qui en un seul jour avait précipité Bajazet du faite de sa grandeur et de sa gloire. Philibert de Naillac, en prévision d'une attaque prochaine, en avait renforcé la garnison. Cette troupe, commandée par le grand hospitalier Guillaume de Mine, était bien faible, comparée aux nuées de Tartares qui pouvaient l'envelopper. Le prestige de la renommée des chevaliers de l'Hôpital était pourtant si grand et si répandu, que le khan trouva plus sage de s'entendre avec eux que de les combattre; et il se serait contenté d'un semblant de soumission, si le gouverneur n'eût rejeté avec mépris son offre d'arborer son étendard à côté de celui de Saint-Jean. Le vainqueur de Bajazet ne pouvait endurer cette insulte; et, pour la venger, Smyrne fut assiégée. Ses défenseurs la disputèrent avec autant de courage que les assiégeants mirent d'acharnement à leur attaque; mais elle succomba. Les débris de la garnison se frayèrent, l'épée à la main, un passage jusqu'aux navires de la religion, qui étaient dans le port, et l'ordre se vit enlever ce poste important (1402).
Création du château Saint-Pierre sur la côte de Lycie
La perte de cette place, comme point militaire et comme port de refuge, était trop préjudiciable aux intérêts de la marine chrétienne, en général, et surtout de celle de Rhodes, pour que le grand maître ne cherchât pas à la compenser. En face et au nord de l'Ile de Lango, s'ouvrait le golfe de Céramique, appelé aujourd'hui Bodrum, du nom d'une petite ville qui a remplacé l'ancienne Halicarnasse. Après en avoir exploré les rives, Philibert de Naillac y avait reconnu l'emplacement le plus favorable pour un château fort, à l'abri duquel les navires pourraient venir mouiller. Il résolut d'élever là une nouvelle citadelle, dont il trouva les matériaux dans des blocs énormes de marbre, ruines éparpillées de la ville antique. Les temples païens fournirent les remparts de la forteresse chrétienne, et il n'y eut pas jusqu'aux bas-reliefs du célèbre tombeau de l'époux d'Artémise, qui ne fussent, dit-on, transformés en parapets de bastions. Le nom du prince des apôtres remplaça celui de Mausole, et l'étendard de la religion fut arboré sur le château Saint-Pierre, qui montra au loin le nouveau poste d'où les chevaliers de Rhodes veillaient sur la mer.Des voyageurs modernes qui visitèrent les rivages de la Carie, ne trouvant plus, à la place qu'occupait Halicarnasse, que des restes informes, ont accusé les chevaliers de Rhodes d'avoir porté une main barbare sur les temples et les autres monuments de la ville antique. Il est certain que dans l'épaisseur des murs du château de Boudroum on aperçoit encore des fragments de colonnes, ou d'autres portions d'édifices antiques. On y voit même des bas-reliefs représentant le combat de Thésée contre les Amazones. Evidemment Philibert de Naillac n'a pas respecté les vestiges de l'art qui rappelaient l'époque florissante de la Carie; on ne saurait le nier en face des matériaux avec lesquels a été élevé le château Saint-Pierre. A vrai dire, les Hospitaliers étaient peu soucieux des souvenirs archéologiques d'une civilisation éteinte. Peu leur importait la chaîne qui, des bords du Tigre jusqu'à Rome, marquait la trace de l'art asiatique, ou indiquait sa marche et son passage à travers les peuples de l'Orient, pour arriver jusqu'à ceux de l'Occident. Naillac a pu briser en Carie un des anneaux de cette chaîne, ou plutôt le détacher, sans se croire coupable d'un acte de vandalisme. Que les archéologues regrettent la disparition de quelques ruines restées debout jusqu'au XVe siècle, cela se conçoit; mais ne doivent-ils pas s'en consoler en retrouvant leurs fragments conservés dans l'épaisseur des solides murailles du château de Bodroum ? Ces débris restés sur le sol et abandonnés aux populations barbares que le triomphe des Osmanlis a établies sur l'emplacement d'Halicarnasse, auraient été sans doute bien plus profanés et bien plus défigurés s'ils étaient tombés en leur pouvoir. De même que les monuments écroulés de Babylone et de Ninive, ils eussent servi à construire de vulgaires masures, sans que l'oeil le plus scrutateur et le plus habile eût pu y découvrir le caractère de cette antiquité si chère à l'histoire de l'art. Nous estimons donc qu'il est plus juste de rendre grâces à ces barons, à ces hommes d'épée qui n'entendaient rien à la science de l'antiquaire, mais qui, pour fortifier la religion dans ces parages, ont demandé aux temples du paganisme les matériaux dont ils ont eu besoin, et qui ont assuré leur conservation pour quelques siècles encore, en les incrustant dans de fortes murailles, mises par eux sous la protection de saint Pierre.
C'est dans la corruption de ce nom qu'il faut chercher celui que porte cette citadelle dans le langage turc. De Saint-Pierre les Grecs ont fait San-Bedro, et, sans y regarder de plus près, les Turcs ont conservé dans l'appellation de Boudroum celle du prince des apôtres. Leur ignorance est sans doute la seule cause de leur tolérance. Et, s'ils savaient le latin, garderaient-ils cette inscription qui se lit encore sur le front d'un bastion : « Propter fidem catholicam tenemus locum istum : Nous occupons ce lieu en vertu de la foi catholique. »
Philibert de Naillac venait de mettre la dernière main à ce nouvel établissement, lorsqu'il eut la satisfaction de voir aborder dans son île un ancien compagnon d'armes de Nicopolis. Le maréchal de Boucicaut arrivait avec une flotte pour prendre part, au profit de Gênes, dont Charles VI était l'allié, à une querelle qui s'était élevée entre le roi de Chypre et les Génois. Quoique la république possédât Famagouste, par traité conclu entre elle et les Lusignan, le roi Jean II avait résolu de ressaisir cette place et l'avait assiégée.
En s'arrêtant à Rhodes, Boucicaut espérait entraîner l'ordre de Saint-Jean à sa suite. Mais le grand maître usa de toute son éloquence pour détourner le maréchal de ses projets belliqueux, en lui représentant que si, par une transaction, on pouvait arriver au même résultat, et détourner Jean II de son entreprise, on éviterait ainsi les calamités inséparables de la guerre, qu'il serait déplorable d'infliger à une île qui était le principal établissement chrétien dans cette partie de l'Orient, où la religion avait tant besoin de trouver un point d'appui. Philibert s'engagea, pour le succès de la paix, à se charger lui-même d'aplanir les difficultés. Il partit, en effet, laissant Boucicaut à Rhodes. Mais le maréchal, au lieu d'y attendre patiemment le résultat des démarches du grand maître auprès du roi de Chypre, ne fuit se résoudre à laisser dormir sur leurs ancres ses belles galères pleines de soldats; et, pour les occuper, il les conduisit vers Alexandrette, point rapproché de la côte chypriote. Il espérait y trouver des mahométans à combattre, pour passer le temps, en attendant les nouvelles que lui ferait parvenir Philibert.
Les négociations que celui-ci avait entreprises étaient ardues, et ce ne fut qu'avec les plus grandes difficultés qu'il eut le bonheur d'amener les deux parties à s'entendre ; car il ne s'agissait de rien moins que d'un grand sacrifice imposé au roi Jean, qui fut obligé de payer les frais de la guerre, en comptant cent mille ducats à la république de Gênes. Le roi n'avait pas cette somme, et sa position était si précaire, en présence des forces dont disposait Boucicaut, qu'il dut se soumettre à l'humiliation d'ajouter sa couronne aux autres gages consistant en vases d'or ou d'argent et en pierreries, moyennant quoi le trésor de Saint-Jean avança le prix de la paix.
Château Saint-Pierre
En 1402, Tamerlan pénètre en Asie Mineure. Il inflige près d'Ankara un désastre aux troupes ottomanes commandées par le sultan Bajazet (Bayazid). Les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem (ou chevaliers de Rhodes), eux-mêmes chassés de Smyrne par Tamerlan, vont profiter de la désorganisation de l'empire ottoman pour s'installer sur le site de l'ancienne Halicarnasse, en face de l'île de Cos où l'ordre avait déjà une fortification.La construction commença en 1402 sous la direction du chevalier-architecte germanique Heinrich Schlegelholt. Les ouvriers se virent garantir une place au paradis par un décret papal de 1409. Les matériaux (en particulier la pierre volcanique verdâtre) utilisés furent pris sur le site du mausolée, dont la destruction avait été achevée par un tremblement de terre au XIVe siècle.
Les premiers murs furent complétés en 1437. La chapelle compte parmi les premières structures terminées (probablement 1406). Elle est constituée d'une nef voûtée et d'une abside. Elle fut reconstruite dans un style gothique par les chevaliers espagnols en 1519-1520. Leurs noms peuvent être trouvés sur deux pierres d'angle de la façade.
Quatorze citernes de récupération d'eau de pluie furent creusées dans le roc sous le château.
Chaque langue de l'ordre avait sa propre tour, la tour des Français étant la plus grande. Chaque langue, dirigée par un bailli, était responsable de la maintenance et de la défense d'une portion spécifique du château, et devait fournir un nombre spécifique de défenseurs. Sept portes permettaient d'accéder à l'intérieur du château. L'architecte a utilisé les dernières connaissances de poliorcétique : les passages menant à ces portes étaient tortueux et à découvert, ce qui permettait aux assiégés d'attaquer sans risque les assaillants. Les chevaliers ont placé sur les murs des centaines de blasons peints ou gravés. Il en reste aujourd'hui 249 : ceux de grands maîtres, des commandants du fort, des pays d'origine des chevaliers, des armoiries personnelles ou des bas-reliefs religieux.
La construction de la tour des anglais fut terminée en 1413. Une porte s'ouvre au nord, à l'intérieur du château, l'autre sur le rempart ouest. Cette tour n'était accessible que via un pont-levis. La façade ouest montre un bas-relief ancien représentant un lion, c'est pourquoi cette tour est parfois nommée la Tour du Lion. Au dessus de ce bas-relief, on trouve le blason d'Henri IV d'Angleterre.
Pendant plus d'un siècle le château Saint-Pierre resta le second plus important site de l'Ordre. Il a servi de refuge pour tous les chrétiens en Asie mineure.
Le château fut assiégé suite au renforcement de l'empire ottoman, tout d'abord après la chute de Constantinople en 1453 et de nouveau en 1480 par Mehmed II. Ces deux attaques furent repoussées.
En 1482 le prince Zizim, fils de Mehmet II et frère de Bayezid II trouve refuge au château, après avoir échoué à fomenter une révolte contre son frère.
En 1494, les chevaliers décidèrent de fortifier encore le château, pour faire face à l'augmentation de puissance de l'artillerie. Ils utilisèrent de nouveau des pierres du mausolée. Les murs faisant face à la terre furent renforcés, ceux dirigés vers la mer l'étant moins car l'ordre possédait une flotte de guerre importante. Le grand maître Fabrizio Del Carretto (1513-1521) construisit un bastion arrondi pour renforcer encore la face terrestre du château. XVIe siècle
Entre 1505 et 1507 les rares sculptures du mausolée qui n'avaient pas été détruites et brûlées pour la chaux sont intégrées aux murs du château. On compte 12 panneaux de l'amazonomachie, un panneau de la centauromachie, quelques lions debout et un léopard courant.
La fenêtre portant les armes des Hospitaliers, dans la Tour du Lion. Devant l'imminence d'une attaque de Soliman le Magnifique, Philippe de Villiers de L'Isle-Adam, grand-maître de l'ordre, ordonna qu'on renforce encore les défenses du château. Les derniers restes du mausolée furent utilisés, et dès 1522 quasiment chaque bloc du mausolée avait été réutilisé.
En juin 1522 le sultan attaqua le siège de l'ordre à Rhodes depuis la baie de Marmaris avec 200 000 soldats. Rhodes tombe en décembre de la même année. Les termes de la reddition incluent la restitution des forteresses de Kos et Bodrum à Soliman. Le château abritera désormais une garnison et servira de prison.
Le nom de Saint-Pierre, Petrum en latin, sera déformé en Bodrum par les Turcs (la lettre « p », en effet, n'existe pas dans l'alphabet arabe [sauf en persan] ; elle est rendue par « b »).
Après la reddition, la chapelle sera transformée en mosquée et un minaret sera ajouté. Cette mosquée est appelée Suleymaniye Camii, comme l'atteste Evliya Chelebi, qui visite Bodrum en 1671. A la même époque un hammam est ajouté.
Le maréchal de Boucicaut et Philibert de Naillac attaquent les côtes de Syrie
Les choses étant ainsi arrangées à l'amiable, le maréchal fit part au grand maître du désir qu'il éprouvait de tenter un coup de main sur les côtes de Syrie, afin de ne pas ramener ses troupes en France sans combat. Dans une entreprise de ce genre, il n'était pas difficile d'entraîner le chef des Hospitaliers; aussi Philibert accompagna-t-il Boucicaut. Leur espoir n'était pas de conquérir aucune des villes de ce littoral; mais tirer l'épée pour le seul plaisir de batailler était un attrait auquel ne pouvaient résister les deux chefs. Aussi bien chacun d'eux avait une revanche à prendre contre les mahométans; la bataille de Nicopolis et la prise de Smyrne étaient trop présentes à leur souvenir pour qu'ils ne frémissent pas de vengeance à la seule vue de l'étendard de Mahomet. En se portant vers le rivage syrien, qu'ils espéraient surprendre, Boucicaut et Philibert furent étonnés de le trouver garni de défenseurs qui avaient tout l'air de gens prévenus qu'ils seraient attaqués. La pointe que le maréchal avait poussée dans les eaux d'Alexandrette avait bien pu donner l'éveil; mais ce n'était pas là seulement la cause de l'état de défense dans lequel toutes les villes de ce littoral s'étaient mises. Les Vénitiens redoutaient les entreprises de leurs rivaux génois, et avaient envoyé de tous côtés, depuis Alexandrie jusqu'à l'extrémité de la Syrie, des émissaires pour donner l'alarme. De son côté, Boucicaut voulut-il, au profit des alliés de la France, ruiner les comptoirs que Venise avait dans ces parages, ou avait-il à coeur de se venger de la nouvelle perfidie que la politique de cette république venait de lui inspirer ? Toujours est-il que sur différents points de cette côte, et notamment à Beyrouth, où le commerce vénitien avait un grand établissement, tous les comptoirs de cette nation furent saccagés par les troupes génoises. De même à Tripoli et à Saïda les chrétiens débarquèrent et se ruèrent avec rage sur les infidèles, en se donnant le stérile plaisir d'incendier tout ce qu'ils purent atteindre. Cependant, après avoir dépassé la dernière de ces villes, le grand maître et le maréchal se trouvèrent en face d'une force de trente mille soldats mahométans faisant si bonne contenance, que, malgré leurs premiers et faciles succès, ils jugèrent prudent de ne pas pousser plus avant, dans la crainte de compromettre leur petite armée. Après ces exploits, qui avaient pour excuse le fanatisme de ces temps, Philibert de Naillac et Boucicaut rentrèrent à Rhodes.Fier à bon droit de l'île qu'il commandait, le grand maître n'épargna rien pour que le maréchal en emportât en France une opinion avantageuse. Les fortifications en étaient bonnes à montrer à ses amis comme à ses ennemis, et si l'un en admirait les dispositions, l'autre lui en faisait avec orgueil remarquer la puissance. La ville de Rhodes pouvait, en effet, dès cette époque, soutenir un siège régulier. Du côté de terre comme du côté de la mer, les grands maîtres qui s'étaient succédé n'avaient rien épargné pour assurer complètement la défense de leur principale résidence, et presque tous avaient mis la main à un rempart, à un bastion ou à une tour, ce qu'attestaient les divers écussons incrustés dans les murs. Philibert lui-même avait élevé la tour Saint-Michel, la plus belle et la plus imposante, qui, aujourd'hui encore, défend l'entrée du port.
Les chevaliers étaient, depuis quelques années, établis à Corinthe, que leur avait cédée le duc de Sparte, Théodore Porphyrogénète, lorsque ce prince, rassuré par les terribles coups que Tamerlan avait portés aux Turcs, pensa à racheter cette ville. Naillac, qui ne voyait dans cette possession éloignée de Rhodes qu'une cause de querelles avec les infidèles et un point difficile à défendre, se prêta volontiers aux ouvertures qui lui étaient faites. Il chargea les chevaliers Raymond de Lectoure et Louis Dallemagne de traiter avec le duc du rachat de toutes les propriétés qu'il avait aliénées au profit de l'ordre de Saint-Jean, et l'on s'entendit de part et d'autre sur les clauses de la nouvelle convention. L'Hôpital retira les diverses garnisons qu'il avait en Morée, sauf celles du comté du Soleil et de la baronnie de Zetonne, que Théodore donna à la religion pour reconnaître l'appui que les chevaliers de Rhodes avaient prêté à ses sujets dans les circonstances critiques d'où ils venaient de sortir.
Traité conclu entre le sultan d'Egypte et le grand maitre
La marine de Saint-Jean était la terreur de celle des infidèles, qui n'osaient plus naviguer loin de leurs côtes. Mais ceux-ci n'avaient pas eu, depuis le dernier siège de Ptolémaïs, sérieusement à redouter les attaques des armes chrétiennes sur terre. Les descentes inopinées que Philibert et Boucicaut venaient d'opérer sur divers points du rivage de Syrie avaient imprimé une crainte nouvelle aux mahométans d'Egypte. Le sultan du Caire craignait de voir revenir, pour ravager ses Etats, ces terribles hommes bardés de fer avec la croix sur leur cotte de mailles. Il résolut de détourner ce malheur en proposant la paix au grand maître. Il envoya donc à Rhodes un ambassadeur chargé d'en régler les détails; mais ce fut le chef des Hospitaliers qui la dicta réellement. Profitant habilement de la suprématie de ses flottes, laissant entrevoir des probabilités de retour offensif sur les côtes des infidèles, et l'éventualité d'une prise de possession que ses récents succès indiquaient comme très-réalisable, le grand maître imposa au sultan des conditions qui donnèrent un nouveau relief à la religion en Orient, en lui octroyant des droits prescrits et des facilités perdues depuis longtemps pour l'exercice du culte ou l'extension du commerce. Les principales clauses de ce traité étaient : 1 — la faculté d'enceindre le saint sépulcre d'une muraille crénelée qui le mît à l'abri des profanations et des insultes des infidèles ; 2 — l'entretien permanent de six chevaliers exempts d'impôts de quelque nature que ce fût ; 3 — la liberté pour ces chevaliers d'héberger dans leur maison tous pèlerins ou autres qui viendraient à Jérusalem ; 4 — le rachat de tous les esclaves chrétiens, moyennant la restitution du prix qu'ils auraient coûté, ou l'échange contre un nombre égal de musulmans; 5 — liberté de commerce entre les Egyptiens et les chrétiens; 6 — enfin, par un dernier article qui est l'origine de l'établissement des consuls en Orient, le grand maître avait a le droit de placer à Jérusalem, à Ramlah, à Damiette et à Alexandrie des représentants qui recevaient de lui la mission, et acquéraient auprès ce des gouverneurs égyptiens le droit de protéger tous ce les chrétiens, quels qu'ils fussent, qui pourraient être exposés aux avanies ou aux insultes des mahométans.Ce traité, tant par l'initiative qu'en prit le sultan que par les immunités qu'il conférait aux Latins, en pays musulmans, est la preuve manifeste du degré de puissance qu'avait atteint l'ordre de Saint-Jean, et de la crainte imprimée par ses armes. Il contenait encore en germe ce précieux privilège que la France posséda pendant tant d'années, d'être la protectrice des chrétiens de toute Eglise en Orient. On peut dire que ce fut la pierre d'attente sur laquelle, un siècle plus tard, dans un pacte d'alliance, François Ier et Soliman fondèrent ces célèbres capitulations qui eurent jusqu'à nos jours force de loi dans tout le Levant, dont les principaux articles n'étaient guère que la reproduction de ceux qui figuraient dans l'acte dicté par Philibert de Naillac, et qui ont servi de point de départ à tous les traités passés entre la Porte et les diverses puissances européennes.
Sources : Histoire des Chevaliers de Rhodes, depuis la création de l'Ordre à Jérusalem, jusqu'à la capitulation à Rhodes. Par Eugène Flandrin. Editeurs Alfred Mame et fils, Tours. 1873. Sources : Archives.org
Archives.org