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Origines de l’ordre de l’Hôpital
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Origines de l'Ordre

Chapitre-VII — Prise de Smyrne par les Chevaliers de Rhodes

Prise de Smyrne par les hospitaliers. — L'ordre secourt le roi d'Arménie. — Projet funeste du pape de faire abandonner Rhodes par les Chevaliers.

 

Prise de Smyrne par les Chevaliers de Rhodes

Après plusieurs années dont aucun événement grave n'avait troublé la tranquillité, les chevaliers de Rhodes, oublieux du métier des armes ou de la cause pour laquelle ils avaient pris la croix, ne songeaient plus qu'à vivre dans l'oisiveté et le luxe que leurs grands biens leur permettaient. A la faveur de cet engourdissement passager de leurs vertus militaires, des corsaires africains s'étaient hasardés jusque dans l'Archipel, où ils avaient renouvelé les scènes de pillage et de meurtre qui depuis longtemps, grâce à la marine de Saint-Jean, avaient cessé de désoler les îles de la Méditerranée. D'un autre côté, les Turcs, qui ajournaient leur vengeance contre Rhodes, songeaient à une proie que la mollesse des empereurs de Constantinople leur présentait comme plus facile, et ils avaient poussé leurs incursions jusque dans la Grèce. Le pape Clément VI s'en émut ; et, après avoir vainement réclamé l'assistance de l'Europe, il se tourna du côté de l'Orient, pensant que sa voix y serait mieux écoutée. Il reprocha au grand maître de l'Hôpital son inaction. Il fortifia ses réprimandes de toutes les réclamations que princes et populations lui adressaient d'Occident sur la vie fastueuse que ses chevaliers menaient dans leurs commanderies ; et, pour pénitence de ses fautes ou de son indifférence pour ce qui regardait la religion, le pape imposa à l'ordre l'obligation d'entrer, avec un contingent maritime, dans une ligue qu'il projetait. Le souverain pontife taxa Rhodes à six galères, et, le Saint-Siège lui-même en fournissant quatre, l'escadre des alliés se trouva composée de dix-neuf voiles, par l'addition de quatre galères que voulut équiper Hugues de Lusignan, et de cinq que Venise arma de son côté, en vue de profiter de la circonstance pour défendre ses possessions de l'Archipel. Le rendez-vous général fut fixé à la fin de 1343, dans les eaux de Négrepont. Lorsque cette flottille fut réunie, on lui donna pour la commander un Génois que les uns désignent sous le nom de Gingaria, et que d'autres appellent Zacharie Martin. Mais son nom importe peu, et l'histoire n'a aucun intérêt à le conserver.

Les Turcs assiégeaient alors Négrepont. La vue des bannières chrétiennes, flottant aux mâts d'une escadre imposante, les fit renoncer à leur entreprise. Enhardis par ce premier succès, qui avait peu coûté à ses talents, le capitaine de la ligue en profita pour faire des courses, grâce auxquelles il opéra quelques prises qui furent partagées entre Venise et le Saint-Siège. C'étaient les seuls exploits auxquels paraissaient tendre les vues militaires de Gingaria, et ses projets, comme chef de la flotte alliée, ne semblaient pas viser plus loin que ces faibles résultats. Mais les chevaliers de Rhodes n'y voyaient que des actes de piraterie, et ils s'indignèrent d'obéir à un capitaine qui faisait tourner au brigandage une campagne à laquelle, dans leur pensée, le pape avait assigné un plus noble but. Aussi demandèrent-ils hautement qu'elle prît un caractère plus sérieux, et que le commandement de la flotte fût enlevé au Génois qui en avait fait un trop misérable usage. Les chevaliers, dont on ne pouvait se passer, parlèrent si haut qu'ils furent écoutés, et que les alliés mirent à leur tête un d'entre eux, le frère Jean de Biandra, prieur de Lombardie, dont l'expérience et la bravoure inspiraient à tous une égale confiance. Biandra était à peine en possession de l'autorité que les coalisés lui avaient conférée, qu'il leur persuada de tenter une entreprise des plus hardies. Smyrne, tombée aux mains des infidèles, était le rendez-vous des pirates mahométans de tout pays, qui infestaient la Méditerranée et l'Archipel. S'en emparer, passer au fil de l'épée ces corsaires, brûler leurs navires, tel était le projet conçu par le prieur de Lombardie. Un échec était possible, et cette éventualité était matière à sérieuses réflexions. Mais les chevaliers de Rhodes réussirent à persuader leurs compagnons, secondés qu'ils furent par les Vénitiens, qui avaient accueilli l'idée de ce coup de main avec d'autant plus d'empressement, qu'ils s'étaient moins résignés à se voir expulsés par les infidèles du comptoir qu'ils avaient établi auparavant dans cette ville.

Vers la fin de septembre 1344, la flotte chrétienne entra à toutes voiles dans le golfe de Smyrne. Les galères de Venise rompirent une estacade placée en avant du port; et des troupes choisies, commandées par les Hospitaliers, débarquèrent sur le rivage, afin d'attaquer par terre le château qui commandait la rade. La résistance des Turcs fut assez énergique, pour qu'après plusieurs assauts les alliés ne pussent emporter la place que le 28 octobre. La garnison en fut impitoyablement massacrée, ainsi que toute la partie mahométane de la population, sans égard pour l'âge ni pour le sexe. Le légat du pape purifia les églises qui avaient été converties en mosquées, afin de les restituer au culte, et, afin de perpétuer le souvenir de cette victoire, il fit sculpter les deux clefs au-dessus de la porte du château, où l'on plaça une garnison capable de se faire respecter; après quoi les alliés reprirent la mer.

Le coup vigoureux et inattendu que le chevalier Biandra venait de frapper ne devait pas être stérile, quoiqu'il eût été porté sur une terre infestée de Turcs et de Sarrasins. Le grand maître, appréciant tout l'avantage de la position conquise, y envoya des renforts, avec des approvisionnements, en vue d'une occupation permanente. De leur côté, les mahométans ne se résignaient pas à la perte de Smyrne, et ils l'investirent, attendant une occasion favorable pour y rentrer. Assiégés et assiégeants ne pouvaient demeurer les uns en face des autres sans en venir aux mains. Chaque jour c'étaient des combats nouveaux, où le sang coulait sans résultat. Trois mois s'étaient ainsi passés, lorsque les chrétiens, à l'aide d'un stratagème, tombèrent à l'improviste sur les Turcs, en firent un grand carnage et les poussèrent hors de leur camp, qu'ils pillèrent et saccagèrent. Malheureusement ils commirent encore là une de ces imprudences qui sont comme un des traits caractéristiques de cette époque, où l'on faisait la guerre avec la passion du fanatisme, plutôt qu'à l'aide d'une science expérimentée. Le légat du Saint-Siège voulut se donner la puérile satisfaction de célébrer la messe sur les lambeaux fumants des tentes turques. L'office divin n'était point terminé que les infidèles, remis de la panique du premier moment, se rallièrent, et, revenant sur leurs pas, enveloppèrent les alliés et les enfermèrent dans un cercle infranchissable. Le légat, donnant l'exemple du courage, changea son étole contre une épée, et se battit en désespéré; mais, avant de pouvoir regagner le château, les troupes chrétiennes furent décimées, et Fleur de Beaujeu, qui commandait les chevaliers de l'Hôpital, tomba avec eux percé de mille coups.

Pendant que ces événements se passaient à Smyrne, les galères de la ligue ne cessaient de croiser dans les mers du Levant, où elles remportèrent quelques avantages. Elles pénétrèrent dans la mer Noire, et dégagèrent Caffa, où Gènes avait une colonie et que les Turcs assiégeaient.

Une vie plus active et des courses maritimes prolongées avaient retrempé les chevaliers de Rhodes, lorsqu'en 1346, après vingt-quatre ans d'un magistère pendant lequel Hélion de Villeneuve s'était appliqué à faire revivre tout ce qui avait été anciennement la gloire de l'ordre de Saint-Jean, aussi bien l'austérité de ses vertus et sa discipline que ses grandes qualités militaires; après avoir donné à Rhodes, par de solides fortifications, une cuirasse qui pouvait la mettre à l'abri des coups portés par ses ennemis, ce grand maître descendit au tombeau. Encore aujourd'hui, on est frappé de la quantité d'ouvrages de toute sorte qui lui sont dus. Son blason scellé sur les murs du palais des grands maîtres, sur une des portes de la cathédrale Saint-Jean, comme sur les fortifications; l'église sous l'invocation de la sainte Vierge, construite de ses deniers; le village qui porte son nom, Villa-Nova, où se voient les ruines d'un château qu'il y avait fait élever : tous ces souvenirs, encore existants, attestent les travaux de tout genre que l'ordre dut à la sollicitude et à la bonne administration de cet illustre chef.

Après un magistère si remarquable, pendant lequel l'institution des Hospitaliers avait atteint un si haut degré de prospérité, quel était le frère qui 'pouvait dignement remplir la place laissée libre par la mort d'Hélion de Villeneuve ? — Les électeurs étaient très-perplexes en jugeant les mérites de chacun de ceux qui briguaient cette dignité, lorsque, pour les tirer d'embarras, le vainqueur du dragon, Dieudonné ou Déodat de Gozon, faisant sa propre apologie, s'offrit lui-même au suffrage de ses confrères. Il y avait dans cette présomption quelque chose de si insolite, qu'au premier moment les chevaliers en furent scandalisés; cependant, peu à peu, les raisons alléguées par ce commandeur en faveur de son élection dissipèrent ce nuage. Le terrible combat dont il était sorti vainqueur, la sécurité que sa victoire avait rendue aux habitants, son expérience mûrie dans les hauts emplois de la religion, étaient des titres sérieux ; enfin la faveur marquée dont l'avait toujours honoré Hélion de Villeneuve n'était pas un des moindres qu'il pût apporter à l'appui de sa candidature : si bien qu'en comparant les droits de ceux qui aspiraient à la première dignité de l'ordre, et en les pesant avec impartialité, on trouva que la balance penchait de son côté. Dieudonné de Gozon fut donc nommé aux acclamations de ses frères, mais surtout de la population, qui ne pouvait oublier que ce chevalier l'avait délivrée du monstre objet de ses terreurs.

Ce grand maître justifia pleinement par son gouvernement les prétentions qu'il avait manifestées. La campagne commencée par les galères de la ligue, interrompue depuis quelque temps, fut reprise par ses ordres, et l'escadre alliée, sous le commandement du même prieur Biandra, croisa dans l'Archipel pour y chercher l'ennemi. Ce fut à l'île d'Embro qu'elle le rencontra (1347). Plus de cent voiles turques y étaient réunies. La flotte de la croix se rua inopinément sur celle qui portait le croissant, et la mit dans une déroute complète; un petit nombre seulement des navires des infidèles s'échappèrent à force de rames, mais tout le reste fut pris ou coulé.

Enfin les risques que son commerce pouvait courir des suites d'une expédition dirigée contre le sultan d'Egypte, de qui elle tenait la liberté de trafiquer dans ses Etats avec des immunités exceptionnelles, tout cela lui donnait beaucoup à réfléchir. Néanmoins la tentation était trop grande, l'espérance de la victoire et du riche butin que semblait présager une entreprise à laquelle l'ordre de Saint-Jean prenait part était trop fondée, pour que Venise ne s'y laissât pas entraîner. Le roi de Chypre réussit donc dans ses démarches, et une alliance eut lieu entre lui, le doge et le grand maître de Rhodes.

 

L'ordre secourt le roi d'Arménie

Dix mille hommes et quatorze cents chevaux avaient été réunis. Les galères alliées transportèrent cette petite armée sur le rivage du Delta. L'attaque et la défense furent également opiniâtres. Les habitants d'Alexandrie rivalisèrent d'ardeur avec sa garnison pour arrêter l'élan des assiégeants. Mais la place ne put tenir devant l'intrépidité des chevaliers. Une centaine de ceux-ci, et des plus braves, avaient déjà perdu la vie quand les autres, parvenus jusqu'aux créneaux, prirent pied sur le haut des murs. Bientôt ils furent maîtres de tous les remparts, et de là se répandirent par la ville, immolant sans merci les infidèles qui s'offraient à leurs coups. Tout ce qu'il y avait de navires dans le port fut incendié; après quoi, les alliés remontèrent à bord de leur flotte, enlevant à l'ennemi non-seulement les fruits de ses pirateries, mais encore tout ce que le pillage put faire tomber de butin entre leurs mains. D'après certains auteurs ce succès aurait été l'affaire d'un seul jour. Il est difficile de croire qu'une ville de cette importance ait pu être emportée en aussi peu de temps, quelles que fussent la surprise et l'impétuosité de l'attaque. Quoi qu'il en soit, le triomphe des chrétiens fut complet, et les mit en si deux compétiteurs, la succession au trône de Byzance. L'un des rivaux, en promettant la réunion de l'Eglise grecque à celle de Rome, avait artificieusement mis dans ses intérêts le souverain pontife, qui pensait à donner pour appui à sa cause les chevaliers de Saint-Jean. Mais c'eût été une guerre entre chrétiens, dans laquelle l'ordre ne pouvait se laisser entraîner sans violer ses statuts. De plus, la croisière prolongée de la flotte commandée par Biandra, et l'assistance prêtée au roi d'Arménie, avaient notablement amoindri les ressources dont le grand maître disposait. Gozon se retrancha derrière toutes ces raisons, et se refusa à épouser la querelle d'aucun des rivaux pour la couronne grecque.

Il crut faire quelque chose de plus profitable pour la religion en employant les derniers jours de son magistère à ajouter de nouveaux murs ou bastions aux défenses de Rhodes. On lui doit, en effet, une partie des fortifications qui ferment la ville du côté de la mer, ainsi que le môle qui s'avance au nord et protège les navires contre les vents du large. Il présidait à ces derniers actes de son administration, lorsqu'il fut enlevé subitement à l'affectueuse vénération de ses frères et de tous les habitants de l'île, qui le pleurèrent comme un père. — Ci-gît le vainqueur du dragon, — telle fut son épitaphe, et le peuple de Rhodes ne crut pas pouvoir lui faire une plus belle oraison funèbre.

La langue de Provence avait déjà fourni beaucoup de grands maîtres; ce fut encore dans son sein que les chevaliers choisirent le successeur de Dieudonné de Gozon. La vie exemplaire de Pierre de Cornillan ou Corneillan, d'une famille du Dauphiné, ainsi que les mérites auxquels son grand âge ajoutait le respect de ses frères, le désignèrent au choix des électeurs. L'austérité de ses principes l'avait souvent fait gémir sur les diverses infractions aux statuts, qui, malgré les efforts du chapitre de l'ordre, s'introduisaient toujours parmi ses membres, et dont la principale cause devait être attribuée à la dispersion des frères loin de la maison mère. L'indépendance dans laquelle cet éloignement plaçait tous les chefs des autres établissements hospitaliers, le temps considérable que nécessitaient les correspondances entre le grand maître et ceux qui le représentaient au loin, avaient rompu les liens de la hiérarchie, si bien que presque tous les emplois vacants en Europe y étaient donnés directement, suivant le bon plaisir des prieurs ou commandeurs. De là un grand nombre d'abus auxquels avaient part la faveur, la parenté ou l'intrigue; de là aussi de nombreux passe-droits qui excitaient le juste mécontentement des plus méritants comme des plus anciens. Il était impossible que les vrais intérêts de l'ordre ne souffrissent pas de cet état de choses, qui avait encore le grave inconvénient de faire murmurer ceux dont les titres étaient oubliés, et de compromettre ainsi la discipline et la soumission, qui étaient les premiers devoirs des chevaliers. A cet égard, le nouveau grand maître s'empressa d'apporter les modifications indispensables, et ses réformes eurent pour effet de sauvegarder les droits acquis en empêchant les chefs, quel que fût leur grade, d'usurper des prérogatives que rien ne les autorisait à s'attribuer. Par des règlements nouveaux, il chercha également à prévenir les inconvénients résultant de cette sorte d'émancipation que les distances encourageaient à l'intérieur des prieurés et des commanderies d'Europe.

Les luttes que Pierre de Corneillan eut à soutenir contre ceux de ses frères qui s'étaient émancipés ne furent pas les seules qui affligèrent ce vénérable grand maître. Il dut repousser des attaques plus compromettantes pour l'existence de l'ordre. Des intrigues, parties de la cour papale, faillirent mettre en péril son établissement de Rhodes. Quoique le temps eût consacré la possession des biens du Temple par l'Hôpital, beaucoup d'envieux avaient survécu à cette donation du concile de Vienne, et ne pouvaient y songer sans un secret désir de les en dépouiller. Le pape était circonvenu et obsédé des récriminations sans fin sur l'usage que les chevaliers de Rhodes faisaient de ces biens détournés, disait-on, de leur emploi, qui n'était autre que le recouvrement des lieux saints, et auquel ces faux religieux, ajoutait la voix publique, étaient coupables de substituer les prodigalités dont ils entouraient leur existence somptueuse.

 

Dans ces conjonctures, les Turcs, sous la conduite d'Orcan, ne cessaient de s'avancer vers l'Occident. Ils avaient franchi les Dardanelles; et le croissant, planté sur les deux rives, épouvantait l'Europe, qui ne voyait plus de barrière capable d'arrêter ces barbares. Le Saint-Père avait doublement à craindre, comme chef spirituel de la religion menacée par celle de Mahomet, et comme souverain temporel, pour ses possessions que les irruptions des Osmanlis mettaient de plus en plus à la portée de leur glaive. Ainsi que dans toutes les circonstances où la chrétienté était menacée, le pape tourna ses regards du côté des chevaliers de Rhodes. C'était encore le même espoir en leur dévouement, la même confiance dans leurs armes si souvent victorieuses. Seulement cette fois le pape ne se contenta pas de les exciter à combattre les adversaires de la religion du Christ, les conquérants redoutés du territoire de la chrétienté; il leur demanda de pousser leur zèle jusqu'à servir de dérivatif au fanatisme belliqueux des mahométans, en changeant d'établissement, soit pour occuper un point de l'Asie Mineure, au milieu des hordes ennemies, soit en s'emparant de nouveau de quelque ville de Palestine. Il fallait que dans Avignon les craintes inspirées par le mouvement agressif des soldats de l'islam fussent bien grandes pour que le Saint-Père n'eût pas reculé devant une semblable proposition adressée au grand maître. — Comment concevoir, en effet, qu'après avoir fondé un établissement si puissant à Rhodes, en avoir fait un Etat maritime des plus redoutables, les chevaliers consentissent à l'évacuer, en abandonnant les avantages de toute nature qui leur donnaient la prépondérance dans la Méditerranée, et leur permettaient de veiller toujours efficacement aux destinées de la religion ? — Dans l'espoir de vaincre, à cet égard, les refus qu'il provoquait, Innocent VI menaça la confrérie de lui retirer les biens des Templiers, danger, comme l'on voit, sans cesse suspendu sur la tête des Hospitaliers. Les injonctions papales furent portées à Rhodes par trois des plus grands dignitaires de Saint-Jean : Hernandès d'Heredia, Raymond Bérenger, et un parent du grand maître, frère de Corneillan. Se soumettre aux vues du pape était pour le chef de l'Hôpital aussi impossible que les faire agréer par le conseil. D'un autre côté, se mettre en état de rébellion contre le père spirituel de la religion ne répugnait pas moins à Corneillan. Placé entre la honte de trahir les intérêts de son ordre, et le regret de s'attirer la colère du souverain pontife, le grand maître était dans une situation tellement triste, qu'il accepta avec joie la mort qui vint l'en tirer après un magistère de peu de durée.

Une illustre famille du Languedoc, qui avait déjà donné à l'ordre un grand maître, Odon de Pins, et de laquelle sortait également Gérard de Pins, qui commanda victorieusement la flotte de Rhodes contre les Turcs en 1321, vit encore un de ses membres, Roger de Pins, choisi pour succéder à Pierre de Corneillan. Innocent poursuivait toujours son idée de déplacer le siège de l'Hôpital.

Pour y arriver il assembla, dans Avignon même, afin de l'avoir sous la main et de peser sur ses délibérations, un chapitre de Saint-Jean, présidé par Guillaume de Mailly, prieur de France, et Robert de Challus, prieur d'Auvergne. Bien que les dispositions du souverain pontife semblassent témoigner d'un projet bien arrêté dans son esprit, les faits démontrèrent, au contraire, son irrésolution, et prouvèrent qu'il était le jouet des intrigues ourdies dans son palais. Après des discussions interminables, l'idée de transférer les Hospitaliers en Palestine ou en Anatolie, comme on l'avait rêvé, fut abandonnée, et fit place à un nouveau dessein que les politiques de la cour papale avaient suggéré au Saint-Père : c'était d'opposer, en Morée, les chevaliers de Rhodes aux Turcs, qui y faisaient des progrès inquiétants pour l'Italie. Cette mobilité d'idées chez les courtisans d'Avignon indique que les Ottomans étaient un épouvantail qui les émouvait fort, et qu'ils ne savaient trop qu'imaginer pour éloigner d'eux les périls que leur timidité grossissait encore à leurs propres yeux. Au reste, l'établissement de l'Hôpital en Morée fut, en partie du moins, réalisé plus tard, comme nous le verrons, mais sans entraîner l'abandon de Rhodes.

Le pape avait alors pour conseiller et ministre le grand prieur de Castille Hernandès d'Heredia. Ce chevalier avait rompu les liens de la discipline qui l'attachaient à l'ordre de Saint-Jean. Il était devenu le favori du souverain pontife, et, grâce à l'ascendant qu'il avait su prendre sur son esprit, il s'en était fait un protecteur assez zélé pour pouvoir, sous son égide, vivre dans un état complet d'indépendance vis-à-vis du grand maître. Il abusa même de sa position à Avignon pour se faire attribuer des bénéfices et de hautes dignités par le pape directement, au mépris des droits de ses frères, ou des injonctions les plus impérieuses de son chef, apportées de Rhodes par le grand commandeur Roger de Montaut et Etienne de Montaigu, maréchal de la religion. Sous l'influence de ce chevalier, le Saint-Père donna donc lui-même le fâcheux exemple de l'encouragement à la désobéissance, et presque à la scission avec la maison mère, fautes auxquelles ses confrères d'Europe ne se montraient que trop disposés, et que les prédécesseurs d'Innocent VI avaient inutilement flétries avec la plus grande sévérité. Tout en déplorant cet abus du pouvoir papal, le grand maître dut céder; mais ce ne fut pas du moins sans avoir procédé, dans un chapitre assemblé à Rhodes, à la révision des règlements, de manière à prévenir des infractions aussi funestes que celles dont l'insubordination du chevalier d'Heredia avait donné le scandale.

La conduite du pape dans cette affaire devait avoir des imitateurs, et c'était à peu près infaillible; car si le protecteur naturel de l'ordre de Saint-Jean, celui qui devait faire respecter la loi et les statuts de cette confrérie, était le premier à les enfreindre, il ouvrait nécessairement la voie à toutes les violations de la part de ceux qui, par jalousie ou par d'autres motifs, envisageaient cette institution d'un mauvais oeil. Aussi vit-on, à cette époque, le prince de Galles, maître de l'Aquitaine, saisir tous les biens que l'Hôpital y possédait, sous prétexte que les chevaliers se refusaient à lui rendre foi et hommage. Cette prétention du prince anglais n'en fut pas moins repoussée par le grand maître, qui en référa à la cour d'Avignon. Le pape se sentait en faute, il ne pouvait se dissimuler que la responsabilité de cet acte retombait sur lui, qui n'avait pas assez tenu compte des droits et des privilèges de cet ordre; aussi s'interposa-t-il, et mit-il tout en oeuvre pour arranger le différend à la satisfaction des chevaliers de Rhodes.
Sources : Histoire des Chevaliers de Rhodes, depuis la création de l'Ordre à Jérusalem, jusqu'à la capitulation à Rhodes. Par Eugène Flandrin. Editeurs Alfred Mame et fils, Tours. 1873. Sources : Archives.org
Archives.org

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