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Origines de l’ordre de l’Hôpital
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Origines de l'Ordre

Chapitre-VI — Les Templiers dans la tourmente

Les Templiers dans la tourmente. — Les biens du Temple donnés à l'Ordre de Saint-Jean. — Foulques, vit comme un seigneur sur les biens de l'Ordre. — Les musulmans profitèrent des problèmes de l'Ordre. — Les Chevaliers de Rhodes, se complèsent dans le luxe

 

Les Templiers dans la tourmente

Pendant ce temps, que faisaient les Templiers, ces rivaux implacables des Hospitaliers ? — Fatigués des tracasseries de Lusignan ; désespérant de la cause chrétienne en Orient, ils avaient tourné les yeux du côté de leurs manoirs d'Europe. Là, pensaient-ils, les immenses richesses du Temple leur permettraient de vivre paisiblement en continuant l'existence oisive et luxueuse dont ils avaient pris la funeste habitude depuis leur sortie de Palestine. Sous l'influence de ces idées indignes de leur vocation, ils abandonnèrent l'Ile de Chypre pour retourner en Occident, où ils se dispersèrent dans leurs châteaux, prieurés et commanderies. Ils avaient abandonné pour jamais la cause sainte qui avait jadis armé le bras de leurs devanciers, sans souci de leurs voeux, de la crèche et du tombeau de Notre-Seigneur. Peut-être, avec le temps, grâce aux exploits des chevaliers de Rhodes et à l'ancienne émulation qui régnait entre eux et les Templiers, ceux-ci auraient pu renoncer à une oisiveté qui devait leur peser. Mais, avant que le repentir eût pénétré dans leur coeur, une horrible catastrophe les décima et les fit presque entièrement disparaître. Philippe le Bel, dans ses discussions avec Boniface VIII, avait vu avec dépit l'ordre du Temple prendre parti pour le souverain pontife qui l'avait excommunié. C'était un grief que le roi de France ne pouvait oublier. De plus, aux yeux de ce prince, avide de richesses et qui ne reculait devant aucune exaction, le Temple joignait au tort de posséder de grands biens indépendants du fisc, celui de former une société d'hommes de guerre composant un parti féodal trop fort pour ne pas éveiller la susceptibilité d'un souverain très-jaloux de sa puissance. C'était plus qu'il n'en fallait pour que Philippe IV fût l'ennemi systématique et devînt l'implacable adversaire des Templiers. Aussi, pour en finir avec cette milice qu'il redoutait, avait-il prononcé l'arrêt fatal en vertu duquel le 13 octobre 1307, avant le jour, furent saisis, par toute la France, comme renégats, relaps ou même païens, tous les chevaliers du Temple pour être jetés dans des cachots où les attendaient d'horribles supplices. Au souvenir des exploits de ce corps illustre, et de sa gloire, qui était aussi celle de la France, où ils se recrutaient presque entièrement, la sentence du roi parut odieuse. Elle fut attribuée à un sentiment tout personnel de vengeance que Philippe nourrissait contre l'ordre du Temple ; et quoique les mieux intentionnés vissent dans cette mesure le fait d'une politique étroite, elle n'en passa pas moins auprès du plus grand nombre pour n'avoir d'autre mobile que la satisfaction d'une cupidité que rien n'excusait. On n'avait point eu le temps d'oublier qu'un an auparavant Philippe avait eu recours à un procédé semblable pour battre monnaie. Les haillons que traînaient par les ruelles les juifs, réduits à la dernière misère, rappelaient assez l'acte odieux par lequel le roi avait fait, dans un même jour, saisir aussi et emprisonner tous les Israélites de son royaume, en confisquant leurs biens. Alors aussi le masque de la religion fut emprunté pour justifier le décret souverain qui cherchait à cacher, sous la nécessité de poursuivre des hérétiques, les exactions qui devaient satisfaire l'avarice du monarque.

Si cette persécution fût restée un acte isolé en Europe, où les Templiers étaient répandus dans tous les pays, on pourrait croire que des motifs personnels, politiques ou autres, ont fait agir Philippe le Bel. Mais, en voyant avec quelle unanimité a été prononcé l'anathème contre ces chevaliers, et que tous les princes suivirent, dans leurs Etats, l'exemple parti de la cour de France, on ne peut s'empêcher d'élever des doutes sur l'innocence des Templiers. On se demande si, oublieux des règles austères de leur ordre, méprisant les vertus qui les distinguèrent en Palestine, ils n'ont pas, on effet, commis au moins quelques-uns des crimes qui leur étaient imputés, et au nombre desquels leurs accusateurs plaçaient l'apostasie. Au fond de cette mystérieuse affaire, peut-être n'y avait-il en réalité que le tort de s'être, par un excès d'orgueilleuse indépendance, rendus redoutables aux princes dans les Etats desquels ils vivaient. Quoi qu'il en soit, et sans pénétrer plus avant dans les détails ténébreux d'une cause aussi célèbre, mais dont les faits sont demeurés sans preuve authentique, il est avéré que les souverains de tous les pays où les Templiers avaient des établissements leur infligèrent le même sort.

A la suite d'aveux partiels arrachés par les tortures ou l'hypocrite promesse du pardon, aveux qui furent rétractés plus tard avec l'énergique accent de la sincérité, leur condamnation à mort fut prononcée par les états généraux du royaume, délibérant à Tours, sous la pression de Philippe. Plus tard le pape Clément V, qui aurait voulu sauver les chevaliers, mais qui ne put résister au roi, fut obligé de rendre une sentence par laquelle, quoique les formes du droit n'eussent pas été observées, disait-il, "il annulait, par prévision, et en vertu de l'autorité apostolique, l'ordre du Temple, se réservant la disposition de ses biens. Déjà bon nombre de chevaliers avaient été brûlés vifs, lorsque le dernier acte de cette odieuse tragédie s'accomplit à Paris, dans une petite île de la Seine, qu'on appelait alors île des Juifs. Là Philippe le Bel, sous les fenêtres de son palais, fit périr ensemble, dans les flammes d'un bûcher, le grand maître Jacques de Molay à côté des autres chefs de l'ordre proscrit, qui y avaient été jetés vivants.

Ainsi fut sacrifiée à la jalouse politique des rois, ou à leur soif de richesses, cette noble milice qui, durant deux cents ans, avait couvert de tant de sang et de gloire tous les champs de bataille de la Terre-Sainte. L'inquisition, par la main de ses bourreaux qu'elle avait mis au service des princes, avait fait disparaître, dans les supplices réservés aux hérétiques, ces glorieux champions de la religion du Christ. Les ânes des Blanchefort et des Renaud de Châtillon durent en tressaillir. Comment ne se levèrent-ils pas pour se dresser entre ces nobles martyrs et les exécuteurs d'une vengeance aveugle autant qu'impie ? S'il est vrai que l'un des mobiles qui firent agir les ennemis du Temple ait été le désir de s'approprier ses immenses biens, leur avarice n'eut pas lieu d'être satisfaite. En effet, malgré l'influence de Philippe le Bel, dont la cupidité méritait assurément d'être déconcertée, le pape, ainsi que les évêques du concile qui avait aboli l'ordre des Templiers, décidèrent que tous ses biens devaient être transmis aux chevaliers de l'Hôpital. On en excepta seulement quelques faibles portions, dont une partie fut affectée au service de pensions allouées à de rares et inoffensifs survivants de l'ordre anéanti, que des aveux, un repentir marqué ou un grand âge purent soustraire aux excommunications du Saint-Siège et à la vengeance du roi de France. L'autre partie de cette réserve fut accordée à des ordres espagnols ou portugais, dont les membres s'étaient voués à la défense de la péninsule ibérienne contre les Maures. En faveur de la décision qui attribuait à l'Hôpital les biens du Temple, le concile invoquait l'origine même de ces biens, qui avaient été exclusivement donnés, recueillis et amassés en vue de la religion, et pour lui procurer en Orient le secours efficace d'un ordre militaire puissant. Cet ordre n'existait plus; mais il en existait un autre dont les débris, échappés aux désastres de la Palestine, venaient de donner une preuve récente de ce qu'il avait conservé de son ancienne valeur et de sa foi, par la prise de Rhodes. Les souverains de France, d'Angleterre, de Naples, d'Aragon et de Castille furent obligés, après quelque résistance, de ratifier la décision qui constituait l'ordre de Saint-Jean héritier de celui du Temple.

 

Les biens du Temple donnés à l'Ordre de Saint-Jean

L'origine de cette augmentation de biens parut au grand maître Foulques de Villaret assez délicate pour qu'il n'acceptât pas leur cession sans avoir pris l'avis du conseil. En présence des motifs qui avaient déterminé le Saint-Père à cette transmission, en considération des ressources que l'ordre trouverait dans les riches dépouilles du Temple, pour servir encore la cause de la religion en Orient, les scrupules des chevaliers de Rhodes se dissipèrent, et ils consentirent à accepter l'héritage de leurs anciens frères d'armes. Afin d'aller le recueillir, Foulques munit d'un acte en forme, daté du 17 octobre 1312, un certain nombre de ses religieux, dont l'expérience et l'habileté étaient le plus éprouvées; car il ne se dissimulait pas, après les intrigues de toutes sortes qu'avait excitées le triste procès des Templiers, que l'ordre n'eût beaucoup de peine à retirer des mains de leurs dépositaires les biens qui lui avaient été cédés. A la suite de longues démarches, et après avoir payé de grosses sommes, dont quelques-unes restèrent au pape ou aux souverains dans les royaumes desquels étaient les possessions qu'ils revendiquaient, les chevaliers de Rhodes parvinrent à entrer en jouissance d'une partie de ce qui avait appartenu au Temple. Différée dans le royaume de Naples et en Sicile, débattue et accordée après de nombreuses transactions dans les Espagnes, la possession de l'Hôpital ne fut à peu près complète qu'en France et en Angleterre.

Si l'on jette un regard rétrospectif sur l'existence de l'ordre illustre qui venait d'être sacrifié, on éprouve un sentiment pénible en voyant quel changement s'était opéré dans les esprits, en Occident. Qu'on était loin déjà de ces temps de foi vive, où un long écho du cri Dieu le veut ! S'était propagé de Clermont dans toute l'Europe chrétienne ! Avec quelle ingratitude peuples et princes oubliaient en ce moment les services rendus pendant deux siècles à la cause de la religion par l'ordre du Temple ! Dans cet oubli de tout ce qui était respectable, dans ce reniement de la gloire des Templiers, dont la France avait la meilleure part, on s'étonne que les mauvaises passions ne l'aient pas emporté jusqu'au bout, et qu'il se soit élevé une voix pour empêcher la dépouille du Temple de tomber aux mains de ceux qui l'immolèrent à leur perfide politique. Mais le concile de Vienne, qui avait sanctionné l'abolition de l'ordre du Temple, n'entendait pas satisfaire les convoitises des souverains au détriment de la cause que cet ordre défendait naguère. Il donna les biens des Templiers à d'autres soldats du Christ. C'était justice que l'ordre du Temple, né, au commencement du XIIe siècle, de son aîné, celui de l'Hôpital, et sorti, pour ainsi dire, comme un rejeton de cette souche vénérable, lui transmît en s'éteignant, avec le soin de veiller seul aux destinées futures de la chrétienté en Asie, les ressources immenses qu'il avait accumulées dans ce but, et que cette branche retranchée de l'arbre le fît profiter de toute la sève dont il lui avait dérobé une partie. Le fait est que l'existence de l'Hôpital s'en ressentit et en prit plus d'éclat.

Foulques de Villaret avait ainsi recueilli l'héritage des Templiers; et l'ordre de Saint-Jean, dont la gloire venait d'être rajeunie par la prise de Rhodes, se voyait en possession d'immenses biens qui fortifiaient sa puissance militaire, et l'élevaient à un rang que bien des royaumes n'atteignaient pas. Cette situation éclatante servit la cause de l'Europe et de la religion, aussi bien qu'elle augmentait les moyens d'action de l'ordre; car les richesses dont il disposait lui permirent d'équiper de nombreux navires bien armés, avec lesquels il purgea les mers des pirates qui les infestaient. Par là Rhodes conquit la première place parmi les nations maritimes d'alors. Malheureusement les dissensions ne tardèrent pas à s'y insinuer par la même porte qui avait permis à cette augmentation de force d'y entrer.

 

Foulques, enorgueilli à bon droit de tout ce qu'il avait fait, des avantages considérables dont son ordre avait été doté sous son magistère, disposant à peu près sans contrôle des richesses de la confréie, se laissa aller à tous les entraînements de luxe qui lui permettaient ses revenus, mais que réprouvaient son habit et la dignité dont il était revêtu. Il en fut blâmé, plus hautement que la discipline ne le permettait, par ceux des chevaliers qui avaient conservé les traditions d'austérité imposées par les statuts. Après l'avoir censuré secrètement, les plus audacieux murmurèrent tout haut et allèrent jusqu'aux remontrances, qui furent repoussées avec hauteur par le grand maître. Une conspiration venait de se former contre lui, pour l'enlever et le déposer, lorsque les conjurés furent trahis. Foulques, informé de leurs projets, et ne se sentant plus assez d'autorité pour lutter contre eux, leur échappa en allant s'enfermer dans le château presque inaccessible de Lindos, où il prit toutes les dispositions nécessaires pour tenir tête à ses ennemis. Cette façon d'agir émut tellement tous les chevaliers, que ceux-là mêmes qui jusque-là ne s'étaient point mêlés ostensiblement aux mécontents se prononcèrent énergiquement contre un grand maître qui fuyait sa résidence, et qui, du haut des créneaux d'une forteresse, défiait l'ordre tout entier. Villaret en appela au saint-siége de la rébellion de ses frères; mais, déposé par les membres qu'un conseil suprême avait assemblés à Rhodes, il vit élire à sa place le commandeur Maurice de Pagnac, qui s'était mis à la tête du mouvement. Ce fait, inouï dans les annales de Saint-Jean, était un scandale, que le pape réprouva sévèrement. Le souverain pontife appela les deux grands maîtres à son tribunal, après avoir confié l'administration de l'ordre au chevalier Gérard de Pins, comme vicaire ou lieutenant général.

La gloire dont s'était couvert Foulques de Villaret, le grand nom qu'il avait en Europe, lui donnèrent à Avi- gnon une position bien supérieure à celle de son rival. Ses grands exploits parlèrent en sa faveur avec une telle autorité, que, malgré toutes les raisons apportées par Maurice de Pagnac au secours de sa cause et de son usurpation, pénétré lui-même de son infériorité sur le nouveau théâtre où il était venu la plaider, il l'abandonna soudainement pour se retirer dans une commanderie de Provence, où il mourut bientôt après.

Cependant l'esprit d'insubordination que le caractère et la manière de vivre de Foulques avaient fait naître chez les chevaliers de Rhodes entravait nécessairement son autorité, et causait un préjudice notable à la discipline. L'exercice du magistère était devenu impossible entre ses mains, et le pape le lui fit entendre en l'exhortant à abdiquer. En échange de la haute dignité dont le souverain pontife lui demandait le sacrifice, au nom de la religion, il devait recevoir l'investiture d'un grand prieuré. Cette négociation traîna en longueur. Le pape ne pouvait presser le conquérant de Rhodes de se dépouiller d'une dignité qu'il avait si bien méritée; de son côté Foulques ne se hâtait pas de s'en démettre. On ne sait pas au juste à quelle époque eut lieu son abdication. Les uns la placent en 1319; les autres lui assignent la date de 1322, qui parait se rapprocher davantage de la réalité; mais ce qui semble ne pas laisser de doute, c'est que ce grand maître se retira dans un des manoirs de l'ordre, près de Montpellier, et qu'il y mourut en 1327. Cette ville reçut sa dépouille mortelle, qui fut déposée dans les caveaux de l'église Saint-Jean.

Bien qu'aucun monument de Rhodes ne porte le sceau de l'administration de Foulques, on n'en est pas moins fondé à croire que cette ville lui en doit un certain nombre : car, comment penser que ce grand maître ait pu exercer pendant quinze années une autorité remarquable par son activité et sa bonne administration, sans avoir doté de quelque édifice ce chef-lieu de l'ordre de Saint-Jean ? On sait d'ailleurs qu'il apporta tous ses soins dans la consolidation ou la reconstruction des remparts.

 

Les musulmans profitèrent des problèmes de l'Ordre

L'état anormal dans lequel se trouvait Rhodes pendant les différends relatifs au magistère, et l'interrègne qui résultait de la présence des deux grands maîtres à Avignon, faillirent être fatal à l'ordre. Les Turcomans de l'Asie Mineure ne supportaient qu'avec peine le souvenir de l'échec qu'ils avaient essuyé sous les murs de Rhodes. Loin d'être calmée par cette nouvelle épreuve de la valeur de ses défenseurs, leur animosité n'en était que plus enflammée. Leur haine envers les chevaliers était d'autant plus acharnée, que chaque jour leur apportait de plus tristes nouvelles des humiliations infligées par la marine rhodienne aux vaisseaux mahométans. Leur chef Orcan, fils d'Osman, dont tous les efforts s'étaient brisés devant Rhodes, espéra venger l'affront reçu par son père, et en chasser ceux qui le lui avaient fait subir, à la faveur de la division qu'il supposait exister parmi eux. Mais, dans cette héroïque milice, à défaut du grand maître, l'étendard de Saint-Jean suffisait à rallier tous les chevaliers. Groupés autour, ils marchaient intrépidement où les appelait la voix de la religion, comme celle du devoir ou de l'honneur. Gérard de Pins, de la langue de Provence, avait été, ainsi que nous l'avons vu, institué par le pape lieutenant général de l'ordre pendant l'instruction du procès des deux grands maîtres. Ce fut à lui qu'échut, dans cette occurrence, la défense de la place contre cette nouvelle agression.

Une flotte nombreuse portait les Turcs partis de divers points des côtes de la Carie et de la Lycie. Orcan, à la tète de tant de vaisseaux montés par des milliers de guerriers, se croyait sûr de la victoire, et voguait fièrement vers le rivage chrétien. Mais Gérard de Pins, comptant avec raison sur la valeur de ses troupes et sur leur expérience des combats de mer, sans attendre les infidèles, marcha au-devant d'eux. Le choc des deux flottes eut lieu dans les eaux de l'île de Piscopia. Les premiers coups furent terribles de part et d'autre. Mais les chrétiens, par leur supériorité maritime, ne laissèrent pas le combat longtemps incertain ; et après avoir coulé plusieurs navires turcs, en avoir pris un certain nombre, ils eurent la joie de voir le reste chercher dans la fuite le seul moyen d'échapper à leurs armes (1321 ).

L'abdication de Foulques de Villaret ayant laissé la grande maîtrise vacante, on eût pu croire que cette dignité serait conférée à frère Gérard de Pins, à qui la brillante victoire qu'il venait de remporter assurait des titres très-légitimes. Tel eût été probablement le résultat de l'élection, si elle avait eu lieu à Rhodes; mais elle se fit à Avignon, sous les yeux du pape, qui usa de son influence pour que la majorité des électeurs donnassent leurs suffrages à Hélion de Villeneuve, qu'il tenait dans une estime toute particulière.

Hélion ou Élion Donat était le second des fils qu'avaient eus Giraud de Villeneuve et Sibille de Sabran d'Uzès. Né en Provence vers l'an 1263, il prit l'habit de Saint-Jean à vingt ans, fit ses premières armes en Palestine ; et, à la suite de l'héroïque défense de Ptolémaïs, il fut du petit nombre des fugitifs qui passèrent en Chypre. Quelque temps après, fait prisonnier dans un combat naval contre les Sarrasins, il s'échappa miraculeusement de leurs mains. En récompense de ses nobles services il avait obtenu le grand prieuré de Saint-Gilles en Provence, position qui lui fournit l'occasion de fréquenter la cour d'Avignon et d'y gagner les bonnes grâces du souverain pontife. Le nouveau grand maître apporta quelque retard à son départ pour Rhodes. Néanmoins , durant la prolongation de son séjour en France, il s'occupa avec zèle des devoirs que sa haute dignité lui imposait. L'un des plus impérieux lui parut être de rappeler ses frères à une discipline plus sévère, surtout ceux qui résidaient loin du couvent.

 

Les Chevaliers de Rhodes, se complèsent dans le luxe

Les biens que l'ordre avait hérités des Templiers semblaient porter avec eux une influence fâcheuse au milieu de la société qui les possédait. Le grand nombre des commanderies nouvelles à l'administration desquelles il avait fallu pourvoir était une cause de relâchement de la discipline, et l'autorité dont jouissaient les commandeurs éloignés de la maison chef l'ordre leur donnait la facilité de mener une existence oisive, luxueuse ou même quelquefois entachée de vices incompatibles avec l'habit qu'ils portaient. Dans l'intérêt de la religion, il était urgent de réformer ces abus, et à cet effet un chapitre fut assemblé, à Montpellier, sous la présidence d'Hélion de Villeneuve. Il y fut représenté que les chevaliers devaient demeurer moins longtemps en Europe, loin du conseil et des chefs qui avaient mission de veiller sur eux; que, d'une part, l'administration prolongée des commandeurs leur fournissait trop de moyens ou d'excuses de se laisser aller à une vie indigne de leurs voeux; que, d'autre part, ceux qui avaient reçu l'habit en Occident s'y oubliaient dans une oisiveté pernicieuse; enfin que, pour ne point démériter, ou pour acquérir un grade supérieur, tout hospitalier devait passer un certain nombre d'années à Rhodes, et y servir activement dans les guerres que l'ordre aurait à soutenir; à défaut de quoi il serait déclaré incapable d'obtenir aucune dignité. A cette occasion, on nomma ce qu'on appelait des baillis conventuels, ou chefs de langue, résidant au couvent. Ils étaient grand-croix et faisaient partie du conseil. Ces nouveaux dignitaires furent : pour la langue de France, Pierre de Plancy, qui était en même temps prieur de l'Eglise; Giraud de Montaigu, grand hospitalier, fut nommé bailli de la langue d'Auvergne; Frédéric de Fougerolles, maréchal de l'ordre, reçut ces fonctions dans la langue de Provence; le grand amiral Emmanuel Carretto obtint le bailliage de la langue d'Italie; Guillaume de Ravia, grand commandeur, fut placé à la tête de la langue d'Espagne ; pour la langue d'Angleterre on choisit Armand d'Olives; et enfin pour celle d'Allemagne on désigna Jean de Buibrux.

Après avoir donné ses soins au nouveau règlement dont les bases venaient d'être arrêtées, Hélionde Villeneuve se prépara à aller occuper le siège que le passage de Foulques de Villaret en France avait laissé vacant depuis plus de dix ans. Il allait s'embarquer à Marseille, quand il y fut surpris par une maladie extrêmement grave, et ce ne fut qu'en 1332 qu'il aborda à Rhodes. Le grand maître ne tarda pas à s'apercevoir combien l'intérim du magistère, pendant tant d'années, avait été préjudiciable à l'état moral ou matériel du couvent. Il s'empressa d'y remédier, et, tout en relevant l'esprit militaire des chevaliers, il donna ses soins les plus vigilants à ce qui pouvait fortifier la place et en assurer la défense. Sa sollicitude à cet égard ne se borna pas à Rhodes et aux divers postes établis dans l'intérieur du pays; elle s'étendit encore aux îles qui relevaient de l'ordre, et toutes les possessions de l'Hôpital furent mises sur un pied de défense des plus respectables. L'habileté de ce grand maître, les sentiments nobles et généreux dont il faisait preuve, non-seulement lui méritèrent la confiance de ses frères, et excitèrent leur émulation, mais eurent encore pour effet d'attirer sous la bannière de Saint-Jean la jeunesse avide de la gloire qu'elle allait chercher sous l'habit d'hospitalier.

L'ordre ne s'était jamais vu dans une situation à la fois si prospère et si formidable. Des troupes bien équipées et nombreuses veillaient sur les remparts ou montaient des vaisseaux fortement armés. Soit à Rhodes, soit sur les mers purgées des corsaires mahométans, l'étendard de l'Hôpital se déployait vainqueur et défiant ses ennemis. Par tous ses actes le grand maître avait affermi la sécurité de l'île, et détruit chez l'ennemi toute velléité de l'attaquer. Aussi le magistère d'Hélion de Villeneuve fut-il un des plus pacifiques, et jamais le si vis pacern, para bellum, n'a été mieux justifié.

Cet état de paix devait contrarier les espérances belliqueuses des chevaliers ; et, désappointés qu'ils étaient de vivre dans l'oisiveté que leur faisaient les Turcs ou les Sarrasins, ils cherchaient partout d'autres ennemis à combattre. Tout leur était bon, pourvu qu'il y eût quelque coup de lance ou d'estoc à donner. Cette fièvre de combats, qui agitait surtout les plus jeunes, donna lieu à un événement fort singulier. Vrai sans doute pour le fond, puisque divers historiens le racontent, et qu'une peinture murale, malheureusement détruite en grande partie, en a conservé le souvenir à Rhodes même, il peut, quant aux détails, passer pour fabuleux. Il existait dans l'île, s'il faut en croire les récits du temps, un dragon, crocodile, ou serpent énorme, peut-être un monstre oublié par le déluge, dont la retraite était une caverne située au pied du mont Saint-Etienne ou Philiermo, dans le voisinage de la ville, en un lieu qu'on appelait Maupas. Cet animal extraordinaire se jetait sur les hommes ou les animaux qu'il voyait à sa portée, et les dévorait. Par les ravages qu'il causait ainsi depuis longtemps, il était devenu la terreur des habitants. Plusieurs chevaliers, en l'attaquant, avaient essayé d'en purger le pays. Ce combat singulier leur avait été fatal, et ce qui lui imprimait un caractère merveilleux, c'est que non-seulement pas un de ceux qui l'avaient soutenu n'avait reparu, mais qu'encore on n'en avait plus trouvé trace. Le grand maître voulant refréner l'esprit aventureux de ses frères, et jugeant inutile qu'ils allassent risquer leur vie dans une épreuve qui n'avait en vue ni la gloire de la religion ni celle de l'ordre, la leur avait interdite, sous peine de privation de l'habit.

Cette défense sévère n'empêcha pas qu'un chevalier de la langue de Provence, du nom de Gozon, issu d'une famille qui a fourni plusieurs membres à l'ordre de Saint-Jean, ne voulût tenter aussi la fortune des armes contre ce terrible ennemi. — Était-ce pour répondre à la malignité de quelques frères qui l'avaient raillé à ce sujet, ou pour se distinguer par une action d'éclat ? — Toujours est-il que lorsqu'il se fut bien préparé aux chances de la lutte de façon à ce qu'elles tournassent en sa faveur, il en vint à l'attaque de son terrible adversaire.

Après être allé à la chapelle du mont Saint-Etienne pour recommander son âme à Dieu, Gozon monta à cheval, accompagné de deux dogues qu'il avait dressés pour le genre de combat dans lequel ils devaient être ses auxiliaires, au moyen d'une imitation du monstrueux animal qu'ils allaient affronter. Du premier choc le chevalier fut renversé, et il eût été infailliblement dévoré, tout aussi bien que ses devanciers, sans l'aide de ses fidèles compagnons, qui, à belles dents, avaient saisi leur ennemi sous le ventre, que ne protégeaient pas des écailles comme celles qui le rendaient invulnérable sur les autres parties de son corps. Pendant que la hideuse bête se débattait inutilement contre les morsures des courageux chiens, auxquels rien n'aurait fait lâcher prise, leur maître parvint à lui enfoncer son épée dans le flanc, et à lui faire une large blessure par laquelle tout son sang s'écoulait. Le coup était mortel, et le monstre, dans son agonie, s'abattit sur Gozon, qui eût infailliblement succombé sous son poids ou sous l'influence des exhalaisons de son souffle empesté, si des spectateurs accourus ne l'eussent débarrassé de l'étreinte de son ennemi vaincu.

Le triomphe de Gozon était complet; et ses frères, qui ne lui avaient pas épargné les épigrammes avant son duel, furent les premiers à le féliciter. La population qui le couvrait de ses bénédictions voulut le porter en triomphe jusqu'au palais du grand maître. Mais, à la vue du regard courroucé d'Hélion de Villeneuve, le triomphateur comprit que sa victoire allait se changer en une disgrâce sévère. Il savait quelle peine il avait encourue par sa désobéissance, et quoique profondément affecté de se voir dépouillé de son habit, il n'en fut pas surpris. Cependant Villeneuve ne pouvait rester sourd à la voix de la clémence qui lui parlait en faveur d'un de ses religieux qui, par un grand acte de bravoure, venait de rendre un immense service au pays. La discipline une fois satisfaite, il ne resta plus dans l'âme d'Hélion qu'une profonde sympathie pour le chevalier qui avait fait preuve d'autant de sang-froid que d'énergie et de courage. Il se laissa fléchir facilement, rendit à Gozon le rang qu'il occupait, et l'exploit qui avait momentanément causé sa défaveur devint l'origine de sa fortune ; car la bienveillante considération que ne cessa, dès ce moment, de lui témoigner le grand maître, le fit parvenir aux premières charges de l'ordre.
Sources : Histoire des Chevaliers de Rhodes, depuis la création de l'Ordre à Jérusalem, jusqu'à la capitulation à Rhodes. Par Eugène Flandrin. Editeurs Alfred Mame et fils, Tours. 1873. Sources : Archives.org
Archives.org

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