Grands-Maitres de Malte
1 — Frère Philippe de Villiers de l'Isle Adam
Des difficultés d'interprétation de l'acte de donation retardèrent cependant la prise de possession : le vice-roi de Sicile voulait imposer de droits d'exportation les grains achetés en Sicile pour la population de Malte, et le Grand-Maître s'y refusa, en alléguant avec raison qu'avant la cession de Malte, les habitants n'en étaient pas soumis à ces droits de douane, par suite de leur qualité de citoyens siciliens; le droit de battre monnaie avait été aussi refusé aux Chevaliers et cette interdiction était en contradiction ouverte avec les droits de la souveraineté, en même temps qu'elle devait porter un préjudice considérable aux intérêts de l'Ordre. Le chevalier de Lara fut envoyé en ambassade auprès du pape Clément VII, le 27 juillet 1530, et le prieur de Rome, Bernard Salviati, auprès de Charles-Quint, le 8 octobre 1530, pour obtenir la levée de ces restrictions. Les difficultés s'aplanirent et rien n'empêcha plus Frère Philippe de Villiers de l'Isle Adam de se rendre à Malte, où il débarqua le 26 octobre de cette même année (1). Les Chevaliers avaient été confirmés dans leurs droits, par bulle du pape Clément VII, en date de mai 1530. Cette bulle rappelait les services rendus par l'Ordre à la chrétienté et exposait que le but de la donation était de le mettre en situation de consacrer, dans l'avenir comme dans le passé, toutes ses forces vives à la Croisade contre les Infidèles. Des envoyés du Grand-Maître avaient, dès le 29 mai, prêté au nom de l'Ordre, dans l'église de Palerme, et entre les mains du vice-roi de Sicile, le serment imposé par le décret d'institution féodale; puis, l'inféodation ayant été acceptée par les Maltais, à la condition que « leurs privilèges, libertés, franchises, usages et coutumes écrits et non écrits, seraient exactement observés, et qu'ils continueraient à être gouvernés par les lois de la Sicile », l'Ordre adhéra à cette convention, le 21 juin 1530, par ses plénipotentiaires, et les habitants se soumirent à la domination nouvelle. Le clergé avait prêté serment de fidélité, dès le 18 juin, dans la cathédrale, sous une réserve semblable. La convention fut signée, à Malte, le 21, et à Gozzo, le 23 juin; elle fut ratifiée par le Grand-Maître et le Conseil de l'Ordre, le 16 juillet suivant. La prise de possession solennelle par le Grand-Maître eut lieu le 13 novembre. Il fut conduit, sous un dais porté par les jurats de la ville, à la Cité Notable : les portes étaient fermées et les clefs ne lui en furent présentées, que lorsqu'il eut juré sur la Croix de conserver aux habitants leurs droits, coutumes et privilèges, et, en particulier, d'observer la Charte accordée aux Maltais par le roi Alphonse Ier d'Aragon et enregistrée à la chancellerie royale de Palerme, le 3 janvier 1427 (folio 34). Ce cérémonial se renouvela jusqu'en 1797, après l'élection de presque tous les grands-maîtres, comme nous aurons occasion d'en parler plus loin. La cession simultanée de Tripoli de Barbarie imposait une lourde charge à l'Ordre, celle d'y tenir garnison et de diviser ainsi ses forces pour la garde de deux postes éloignés l'un de l'autre; mais elle explique clairement l'idée inspiratrice de la donation. L'empereur Charles-Quint savait que tous les bailliages, prieurés et commanderies de l'Ordre, en Europe, allaient contribuer de leurs revenus à la défense de ces points si importants de la Méditerranée, qui permettraient aux Chevaliers de se vouer de nouveau à leur mission, avec un succès dont leur passé était garant. Il savait quels avantages il allait retirer pour son royaume de Naples et de Sicile, de la présence de l'Ordre militant et maritime en avant des côtes italiennes, veillant et se dressant comme un mur d'airain contre les Osmanlis et leurs bandes asiatiques. Tripoli et Malte entre les mains des Chevaliers, c'était un obstacle aux conquêtes de l'empire ottoman à l'Occident du bassin méditerranéen et un frein aux incursions des corsaires barbaresques qui recommençaient, depuis la chute de Rhodes, à infester plus que jamais les eaux des états de la chrétienté.1. Il ne sera pas mutile de mentionner ici qu'il existe aux Archives de Malte, Série I, documents originaux, Vol. LIX, 24 lettres de Charles-Quint au grand-maître (1522— 1530), Vol. LVIII, 3 lettres de François Ier au grand-maître, de 1528 et de 1530, et une de sa femme, Eléonore d'Autriche, de 1530, dont nous parlons ailleurs, ainsi que 2 lettres d'Anne d'Autriche, 1 de Louis XIII et 1 de Louis XIV que l'on trouvera à l'Appendice.
Nous verrons que les Chevaliers ne purent garder Tripoli que jusqu'en 1556, mais qu'ils fondèrent à Malte un état électif indépendant qui subsista jusqu'en 1798.
L'île de Malte et les deux îles qui en dépendaient avaient été conquises par la Maison d'Aragon, en 1282; c'est Malte avec Chypre et Gibraltar qui assurent encore aujourd'hui à la Grande-Bretagne la domination de la Méditerranée. Les trois îles formaient donc une possession importante, peut-être même trop importante, au point de vue de l'Ordre, dont le voeu secret, qui était de reprendre Rhodes ou de s'établir dans le Péloponnèse, n'allait plus être réalisable : car il fallait se consacrer tout entier à la création d'un système formidable de fortifications qui reliât entre elles les trois îles et en fît un boulevard imprenable, sous la garde des moines héroïques.
Le Grand-Maître établit sa résidence au Château-Saint-Ange et éleva une enceinte autour du Bourg (Cité-Victorieuse) qui s'étendait au pied du fort; puis il fit bâtir des auberges pour les chevaliers, car le Bourg ne se composait que de cabanes de pêcheurs et la Cité-Vieille (ou Ville-La-Notable) se trouvait à six milles environ du port. Il fit élever des terre-pleins sur les points les plus accessibles de l'île de Gozzo et les fit armer de canons. La flottille de l'Ordre fut mise en état de tenir la mer avec avantage contre les pirates. La forteresse de Tripoli fut occupée par les Chevaliers.
Les persécutions de Henri VIII, roi d'Angleterre, contre les Chevaliers de cette Langue, firent une vive impression sur le Grand-Maître qui avait si vaillamment résisté à tous les coups de la fortune. Il tomba malade et mourut, le 22 août 1534. Son coeur fut porté à l'Eglise-de-l'Observance; son corps fut embaumé et demeura exposé en chapelle ardente, pendant plusieurs jours, dans une salle du Château-Saint-Ange; puis on lui éleva un mausolée dans une chapelle de ce château qu'il avait fondée. Villeneuve nous donne l'inscription lapidaire qu'on y grava : Victrix fortunae virtus.
Frater Philippiis Villiers de l'Isle Adam Magister hospitalis militiae, ordinem suum lapsum erigens, ac decenni peregrinatone fatigatum reparans, Melitae consedit, ubi Jesu nomini sacrandam aediculam hanc voluit ad sepulturam ; septuagenario major obiit anno salutis M.D. XXXIV. Augusti die XXII...
Le grand-maître est couché sur le sarcophage de marbre, posé sur deux lions accroupis. Il a la toque, le manteau, l'aumônière. Ses mains jointes tiennent le rosaire. Le même auteur rapporte en outre deux autres inscriptions, l'une sur le monument élevé en 1577, à ses prédécesseurs, par La Cassière; l'autre, dans l'Eglise-de-l'Observance. La première est ainsi conçue :
D. O. M. Frater Philippus Villiers de l'Isle-Adam, sacri ordinis hospitalis magister, cum post maximos, quos terra marique sustinuit labores, Melitae vita defunctus esset, in arce sancti Angeli sepultus. Frater Joannes Lévesque la Cassière, magistrati suorum praedecessorum dignitati atque memoriae consulens; tam hujus, quam aliorum in eadem arce aut alibi in hac urbe magistrorum sepulta corpora, cum consensu procerum venerandi consilii, inde transferri ac in hoc templo, a se suisque sumptibus feliciter aedificato, rursus condi atque poni diligenter curavit. Anno salutis M. D. LXXVII, die ultima septembris.
La deuxième, dédiée par Jean Quintin, chapelain de la Langue de France, est un modèle du genre :
Frater Philippus Villiers de l'Isle Adam, hierosolimitanae militiae magister, Jesu, dum vixit, custos religiosissimus, septuagenario major animam Jesu, corpus Jesu, corporis intima Mariae Jesu, hac in aede commendavit.
Les restes de Frère Philippe Villiers de l'Isle Adam ont été transportés en grande pompe dans la chapelle souterraine de l'Eglise-de-Saint-Jean, en octobre 1755, sous le magistère de Frère Emmanuel Pinto.
Ce grand-maître ne fit point frapper monnaie à Malte; les pièces de lui qu'on possède sont de Rhodes : nous y trouvons des monnaies d'or du type vénitien, d'autres avec le buste du Grand-Maître tourné à droite, avec la croix sur l'épaule et une toque en tête, puis au revers, les armes écartelées et pour légende : (Croix de Malte) DA . MIHI . VIETVTEM (couronne) COTRA . HOSTES . TVOS, qui se réfère à l'attaque de Soliman; des pièces de billon ayant à l'avers un castel on un Saint-Sépulcre, surmonté de la croix de l'Ordre, et au revers, la croix seule avec la légende : CONVENTVS RODI. (Convent de Rhodes - Convent signifie ici l'Ordre).
Nous avons aussi trouvé une médaille qui porte bien le nom de Villiers de l'Isle Adam, mais avec l'initiale R; cette médaille semble avoir été frappée à l'occasion du mariage de quelqu'un de ses parents; en tous cas il est certain qu'elle ne se rapporte pas à Frère Philippe.
2 — Frère Pierre del Ponte, (1534-1535)
Frère Pierre del Ponte, bailli de Sante-Euphémie, en Calabre, fat élu, à Malte, au magistère. Il appartenait à la famille des seigneurs de Lombriaco, dans le Comté d'Asti. C'était un chevalier d'une piété insigne et il aurait volontiers écarté de lui la dignité suprême; mais les nouvelles qui lui parvinrent en même temps que l'annonce de son élection, lui faisaient un devoir d'accepter le magistère. Le fameux Barberousse, corsaire barbaresque, faisait des préparatifs pour attaquer Tripoli. Le magistère de Fr. del Ponte fut de très-courte durée : il y eut sous ce magistère guerre à outrance contre les pirates et coopération active de l'Ordre à l'expédition de Charles-Quint contre Barberousse ; c'est en cette année 1535, vers la fin de juillet, que l'Empereur reprit Tunis à Barberousse qui l'avait enlevée à Muley-Hassen, et rétablit celui-ci sur son trône. Les Chevaliers se signalèrent pendant cette campagne. La prise de la citadelle de Tunis fut due au chevalier Simeoni, dont nous avons raconté l'ingénieuse défense de Léros, alors qu'il n'avait que dix-sept ans : il était tombé entre les mains de l'ennemi et avait été enfermé dans la citadelle. Mais il réussit à se procurer des limes, et scia ses chaînes ainsi que celles de ses compagnons de captivité. Ceux-ci pénétrèrent ensuite dans l'arsenal, se munirent d'armes, et, entraînant avec eux tous les esclaves chrétiens, ils contribuèrent par une puissante diversion à faire tomber la place au pouvoir des assiégeants. Fr. Pierre del Ponte mourut au bout d'un an, deux mois et vingt-deux jours de magistère, le 17 novembre 1535. Son mausolée se compose d'un sarcophage monumental, sur lequel sa figure est couchée dans le manteau de l'Ordre; en voici l'inscription :Frater Petrinus a Ponte, vir pius, solidique Judicii, ab omni fastu semotus, ex divae euphemiae bajulivatu (bailliage de Sainte-Euphémie), in magisterium evocatus, paerepta per Caes. Carolum V Turcorum classe, captoque et direpto Tuneto priusqnam Triremes, quas ille subsidio misserat, rodiissent, dum hujus castri muniti intendit, moresque et res ordinis, et militiae suae ad veterem normam revocat, morte praeventus, totius soladitatis maerore, de vita magis exire, quam ejici visus, quinto decimo post adeptum magistratum mense, migracit ad Deum: et hic viator sepelliri voluit. Decima octava novembris M. D. XXXV. vixit annos septuaginta.
Nous notons parmi ses monnaies, un sequin d'or, modèle vénitien, avec le Sauveur au revers et la devise: DA MIHI VIRTVTEM CONTRA HOSTES TVOS.
3 — Frère Didier de Saint Jaille, (1535-1536)
Frère Didier de Saint Jaille, prieur de Toulouse, un des défenseurs de Rhodes, qu'on a souvent comparé à son contemporain Bayard, le Chevalier sans peur et sans reproche, était en France, lorsqu'il fut élu au magistère, le 22 novembre 1535. Il partit immédiatement pour Malte, mais fut surpris à Montpellier par une grave maladie, à laquelle il succomba, le 26 septembre 1536. On l'inhuma dans l'église de l'Ordre, hors de la porte de Montpellier. Ni son tombeau, ni l'Eglise-Saint-Jean n'existent plus. On croit qu'il était formé d'un sarcophage, surmonté d'un obélisque orné de drapeaux turcs et d'étendards rhodiens. L'inscription lapidaire en est aussi perdue.C'est sous ce magistère qu'eut lieu, sous le commandement du grand-bailli Schilling, la belle défense de Tripoli qu'Airadin avait essayé de surprendre.
4 — Frère Jean D'Homedes, (1536-1553)
Frère Jean D'Homedes, fut élu par l'influence des Chevaliers de la Langue d'Aragon, ses compatriotes. Il était bailli de Caspe et s'était fait remarquer à la défense de Rhodes. Il était brave et religieux, mais on prétend qu'il était aussi fier, avare et vindicatif. L'Ordre entreprit sous son magistère, de concert avec Charles-Quint, le siège de Suse, sur les côtes de Barbarie (1537). L'incapacité du commandant impérial amena la levée du siège. Puis eut lieu l'attaque d'Alger (1541) par Charles-Quint, à laquelle prirent part 400 Chevaliers et les troupes de Malte, sous les ordres du grand-bailli d'Allemagne : on sait que cette expédition aboutit à un désastre. Charles-Quint fut repoussé et une violente tempête dispersa et détruisit presque toute la flotte. André Doria, amiral de l'Empereur, avait cependant, avec le concours des Chevaliers, pris Suse (1539) et mis le siège devant Afrique (Mehadïa) dont Dragut, chef de pirates, s'était rendu maître. Frère de la Sengle commandait les troupes de l'Ordre, et, après un premier assaut infructueux, les Chevaliers avaient, au deuxième, emporté la place. Mais Barberousse pressait Soliman II de déclarer la guerre à l'Ordre de Malte et de lui reprendre Tripoli. Dragut unit ses efforts à ceux de Barberousse. Soliman plaça sous leurs ordres une flotte considérable et une armée de descente, commandée par Sinan. Ces préparatifs ne furent pas ignorés du Grand-Maître, mais on lui reproche d'avoir négligé par avarice de mettre en état de défense Malte, Gozzo et même Tripoli. Il eut même, ajoute-t-on, la cruauté de refuser un asile et des subsistances aux femmes de Gozzo qui venaient lui demander un abri.Sinan débarqua, le 16 juillet 1551, dans l'île de Malte, et, comprenant la difficulté de s'emparer du Château-Saint-Ange, il commença le siège de La Notable. Le gouverneur, réduit à la dernière extrémité, envoya, au magistère demander du secours. Le Grand-Maître refusa et se contenta de permettre à Frère Villegagnon (preux Chevalier français, dont il voulait peut-être se débarrasser) d'aller au secours de La Notable avec six chevaliers. La valeur de Villegagnon était si connue, disent les Chroniques, que son arrivée et celle de ses compagnons rendirent le courage aux assiégés. Le Receveur de Messine usa en même temps d'un stratagème, dont le succès fut instantané. Il envoya au Grand-Maître un faux avis de prompt secours : on laissa l'ennemi s'emparer du messager pendant la traversée, et Sinan, effrayé, ne songea qu'à s'éloigner au plus vite, après avoir saccagé Gozzo qu'il occupa sans sérieuse résistance. La flotte turque fit voiles sur Tripoli et vint aborder à Tachore à douze milles de la place. Elle y fut rejointe par d'Aramon, que Henri II, roi de France, avait envoyé en ambassade à Constantinople : ayant fait relâche à Malte, en se rendant auprès du Sultan, ce Chevalier français avait été prié par Frère d'Homèdes d'interposer ses bons offices, afin d'obtenir de Soliman qu'il tournât ses armes d'un autre côté; mais cette démarche n'avait pas abouti. Frère Gaspard de Valier, maréchal de l'Ordre, défendit bravement Tripoli; mais les Calabrais que le vice-roi de Sicile lui avait envoyés pour renforcer la garnison, se mutinèrent et paralysèrent la résistance: il fut forcé de rendre la place (1551). Cette perte de Tripoli était un désastre, si l'on songe que les Chevaliers étaient privés d'un poste en terre ferme, d'où ils auraient pu s'étendre et rayonner autour d'eux. Le Chapitre avait même, dit-on, en 1548, résolu d'y transporter dans un avenir prochain et à titre provisoire le siège de l'Ordre, et c'était Homèdes qui avait retardé l'exécution de cette mesure ordonnée contre son propre avis. D'Aramon obtint la liberté de quelques chevaliers et paya la rançon des autres. En dépit de ces services rendus à l'Ordre, Homèdes ne craignit pas de rejeter la perte de Tripoli, causée par son avarice et son inertie, sur l'ambassadeur français, qu'il accusa de trahison, et sur le maréchal de Valier, qu'il accusa de lâcheté : il mit tout en oeuvre pour perdre le premier et se défaire du second. Mais Villegagnon éleva dans le Conseil sa voix autorisée, pour les défendre et reprocher publiquement au Grand-Maître toutes ses machinations. Le Conseil adressa ensuite à Henri II une lettre de remerciements pour les grands services rendus par d'Aramon à l'Ordre auprès de Sinan. On y démentait les fausses imputations dirigées contre l'ambassadeur du roi de France.
Homèdes se rendit aussi coupable, par l'effet d'une déplorable jalousie, d'une grande injustice envers Strozzi, prieur de Capoue, auquel il fît refuser l'entrée du port de Malte.
Strozzi tint quelque temps la mer et croisa contre les pirates, qu'il battit en plusieurs rencontres; puis, sur le conseil de ses amis, il aborda à Malte, à l'insu du Grand-Maître et se présenta sans délais au Château-Saint-Ange, avec une suite nombreuse de Chevaliers. Le Conseil le nomma alors avec Bombost, prand-bailli d'Allemagne, et Louis de Lastic, lieutenant du maréchal de l'Ordre, pour former une commission de défense de l'île: c'est sur son avis que l'on construisit le Port-Saint-Elme.
Frère d'Homèdes mourut, le 6 septembre 1553. Le Conseil proposa d'abord de laisser le soin de ses funérailles à ses neveux, mais cependant ces funérailles furent célébrées aux frais de l'Ordre, avec la pompe due à la dignité qu'il avait revêtue. Son tombeau à Malte est surmonté d'un trophée d'armes. Nous relevons dans l'inscription lapidaire ces mots : Militiae hierosolimitanae . . . Arces Sancti Angeli, Helmi et Michaelis, ac alia propugnacula contra Turcum extruxit.
Homèdes a frappé monnaies et médailles : les monnaies d'or sont du modèle vénitien, avec le millésime 1539; celles d'argent ont à l'avers les armes d'Homèdes écartelées avec celles de l'Ordre, et, au revers, l'agneau pascal avec l'étendard et les millésimes 1539, 1541, 1543, 1552, 1553; la médaille retrouvée, qui n'est sans doute qu'une épreuve, car elle n'a pas de revers, représente le Grand-Maître en buste, la tête tournée à droite; il a la barrette, et la croix de l'Ordre sur la poitrine, il tient entre ses mains un rosaire. La légende porte : (Croix de Malte) IOANXES * HOMEDES * M * HOSPITALIS * HTERVSALEM *.
5 — Frère Claude de la Sengle, (1553-1557)
Frère Claude de la Sengle, était grand-hospitalier (1), et il se trouvait en ambassade auprès du pape Jules II, lorsqu'il fut élu. Il régna paisiblement pendant quatre années; on ne signale durant cette période qu'une tempête qui se déchaîna sur l'île, le 23 septembre 1555, et qui submergea beaucoup de brigantins et de galères. Cette catastrophe coûta la vie à plus de six cents marins; mais la munificence des princes chrétiens permit de réparer en peu de temps les pertes éprouvées. On offrit à l'envi à l'Ordre bâtiments, vaisseaux, hommes et argent. La Sengle mourut subitement, en visitant La Notable, le 18 août 1557 : il était vénéré de tous; car il s'était occupé sans relâche du bien-être de tous. Il avait dépensé une grande partie de sa fortune personnelle, pour faire élever de nouvelles fortifications et renforcer celles qui existaient. Une des cités de Malte porte son nom, le Fort-Saint-Michel et le Fort-Saint-Elme ont été achevés par lui.1. Il était un des 8 grands dignitaires assistants du Grand-Maître et formant le Conseil : ces dignitaires étaient le Grand-Commandeur (Provence), le Grand-Maréchal (Auvergne), le Grand-Hospitalier (France), le Grand-Amiral (Italie), le Turcopolier ou général de la cavalerie (Angleterre), le Grand-Bailli (Allemagne), le Grand-Chancelier (Castille), l'Amiral-Drapier (Aragon). V. Appendice.
Ce grand-maître porta le premier le bonnet de velours rond, comme on le voyait sur son mausolée et ses monnaies. On lisait sur sa tombe : D. O. M. Frater Claudius de la Sengle, vir animo libero, modestoque, post expugnatam, eo triremium duce, aphricam; dum Romae secundo legatus, hospitalarius ageret, ad magistratum hospitalis inde vocatus, mores exemplo, legibusque componens, procellis temporum superior; arcem novamque Sengleam condens, sibi parcus, magnis opibus aerario congestis...
Nous relevons sur une de ses monnaies cette belle devise : PARATE VIAM DOMINI. Une médaille d'argent de lui présente son buste tourné à droite, et, au revers, cette légende : (Croix de Malte) DEO ET BEATAE VIRGINI, avec l'écu écartelé, au centre.
6 — Frère Jean de La Valette-Parisot, (1557-1568)
Jean de La Valette-Parisot, de la Langue de France, fut un des plus illustres, on pourrait même dire, le plus illustre grand-maître de l'Ordre. Il avait pris l'habit des moines-chevaliers, à l'âge de vingt ans, il ne quitta jamais le Couvent, et se distingua dans de nombreuses entreprises, surtout sur mer. Nommé général-des-galères, il fit une chasse incessante aux corsaires et eut l'audace de capturer au Sultan trois vaisseaux, aux embouchures du Nil. Soliman jura alors de prendre Malte aux Chevaliers, qu'il nommait les pirates de la Croix : Une des premières préoccupations de son magistère fut de faire examiner de nouveau le procès du Maréchal de Valier, relativement à la perte de Tripoli, et, l'innocence de Fr. Valier ayant été reconnue, de lui conférer le bailliage de Lango (1). Il tenta ensuite, de concert avec le vice-roi de Sicile, de reconquérir Tripoli : mais cette expédition échoua, par suite des lenteurs du Vice-Roi, qui perdit un temps précieux à s'emparer de l'île de Gelves, où il voulait élever une forteresse qui portât son nom.1. C'était un titre nu, puisque Lango était, depuis 1522, entre les mains des Turcs.
Le plus beau titre de Frère Jean de la Valette à la célébrité, ce fut sa défense de l'île de Malte. Soliman, déjà irrité, comme nous l'avons dit plus haut, des entreprises et des captures faites par les Chevaliers, fut au comble de la fureur, en apprenant la perte d'un bâtiment chargé de marchandises précieuses destinées à ses femmes. Le Grand-Maître fut immédiatement averti par les agents sûrs qu'il entretenait à Constantinople. Tous les Chevaliers reçurent l'ordre de venir se ranger sous la bannière de la Croix; on fit de nouvelles levées, on engagea des lansquenets; les galères maltaises amenèrent des approvisionnements d'Italie et de Sicile. Le pape Pie IV envoya dix mille écus d'argent, le Roi d'Espagne, Philippe II, promit des renforts. Sept cents Chevaliers et huit mille hommes de pied furent bientôt réunis, sans compter les milices formées parmi les habitants.
Les Chevaliers se préparèrent à la lutte par des prières publiques; on passa ensuite une dernière fois en revue la situation de la place. Un Français, un Espagnol et un Italien furent chargés des derniers approvisionnements; on amena autant d'eau douce qu'il fut possible; on améliora et compléta quelques parties du système de défense; on fit sortir de l'île toutes les bouches inutiles et même ceux des habitants qui n'avaient pu se procurer des vivres pour un temps fixé. L'Ordre fut prêt à livrer ce combat qui devait porter de nouveau sa renommée aux sommets et étonner encore une fois l'Europe. Malte, en 1565, allait voir se reproduire, dans un effort peut-être plus gigantesque encore, les exploits de Saint-Jean d'Acre, en 1291, et de Rhodes, en 1480 et en 1522, et la victoire allait assurer cette fois à l'Ordre plus de deux siècles d'existence indépendante et souveraine.
Moustapha, généralissime du Sultan, parut à l'entrée du port, le 18 mai 1565, à la tête d'une armée de 30.000 hommes. Cette armée était portée par une flotte de 193 vaisseaux, commandés par le renégat Paoli, qui avait en outre sous ses ordres 8000 soldats de marine aguerris. Pendant leurs premiers travaux de campement, les Turcs eurent à subir des pertes sensibles, que l'arrivée de nouveaux renforts d'Egypte put seule compenser. Ils changèrent ensuite leur positions, et ayant ouvert leurs tranchées sur un point plus élevé de l'île, ils bombardèrent le Château-Saint-Ange, où résidait le Grand-Maître, tout en dirigeant leur feu le plus vif sur le Fort-Saint-Elme, qui fut défendu par les Chevaliers avec un courage admirable contre toutes leurs attaques. Le danger fut même si grand un instant, que le Grand-Maître voulait s'y jeter lui même, avec sa phalange d'élite, afin de le disputer jusqu'à la dernière goutte de son sang. Il céda toutefois aux représentations de quelques chevaliers, à qui leur courage et leurs vertus donnaient une grande autorité, et détacha deux de ses plus intrépides guerriers, le commandeur Deguavras, bailli de Négrepont, et le chevalier Medran, avec une compagnie de ces troupes d'infanterie espagnole qui étaient alors renommées dans toute l'Europe et étaient commandées par le chevalier de Lacerda. Les défenseurs du Fort-Saint-Elme étaient loin de perdre courage : ils faisaient des sorties et tuaient beaucoup de monde aux assiégeants. Mais ils furent en quelque sorte vaincus dans leur triomphe. Il s'éleva pendant un de ces engagements, un violent ouragan qui poussa au visage des assiégés toute la fumée de l'artillerie, de sorte qu'ils ne purent se rendre compte des mouvements de l'ennemi. Les Turcs en profitèrent pour se retrancher dans l'ouvrage qu'ils avaient pris et y dresser une batterie. Le lendemain, ils renouvelèrent l'attaque, mais ils furent reçus avec une telle vigueur qu'ils laissèrent sur la place trois mille des leurs. Malgré ces hauts-faits, le commandant de Saint-Elme ne pouvait se déguiser que le fort n'était pas tenable, quoique l'Ordre n'eût perdu dans ce brillant engagement que 17 chevaliers et 300 soldats. Il y avait à craindre aussi que Saint-Elme, miné de tous côtés, ne vint à sauter et n'ensevelît sous ses ruines tous ses défenseurs. Les Chevaliers tinrent donc conseil et envoyèrent au Grand-Maître un messager pour lui faire connaître la situation. Quoique Saint-Elme ne fût pas en somme de la plus extrême importance, Frère la Valette pensa qu'il serait dangereux d'abandonner un point quelconque du système de défense, avant que le secours attendu arrivât. Il ordonna donc aux Chevaliers de rester à leur poste, jusqu'à ce que l'imminence du péril résultant des mines fut bien constatée. Frère Miranda, le commandant du fort et des Chevaliers de la Langue d'Espagne, se soumit sans murmurer à l'ordre de son chef suprême. La Valette fit examiner l'état des ouvrages par une commission de trois Chevaliers, il envoya des vivres et des renforts. On employa alors aussi avec succès contre les assiégeants une sorte de feu grégeois, qui causait dans leurs rangs de grands ravages: on paralysa leurs opérations; mais on ne put les faire renoncer à leur dessein. Au contraire, les assauts se suivaient chaque jour, et, comme il y avait tout un mois déjà d'écoulé sans résultat, Moustapha résolut d'en finir d'un seul coup et il ordonna un assaut général. Le 16 juin fut choisi pour cette formidable attaque. Les remparts furent battus en brèche pendant toute la nuit du côté de l'intérieur de l'île et jetés par terre. Toute la flotte se concentra à l'entrée du Port-de-Musciet, pour y pénétrer, au cas on l'assaut réussirait. La terre tremblait sous le roulement des canons; des cohortes innombrables de Turcs marchèrent aux remparts. Les assiégés reçurent le choc en héros: à chaque trois soldats, se tenait un Chevalier; les brandons de feu firent leur oeuvre dans les masses des Infidèles, l'artillerie du Château-Saint-Ange les décima. Après six heures de combat, la victoire des chrétiens fut complète sur toute la ligne d'enceinte, et les Turcs se retirèrent. Les Chevaliers comptaient Medran parmi leurs morts, mais l'ennemi avait fait de son côté une perte sensible: Dragut, le corsaire intrépide, avait été frappé à mort par un boulet du Château-Saint-Ange, pendant qu'il reconnaissait les retranchements des Chevaliers. Ce succès rendit aux soldats chrétiens quelque confiance dans leurs propres forces, et cependant, les Turcs le savaient, le Fort-Saint-Elme n'était plus tenable; aussi les assiégeants recommencèrent-ils bientôt leurs assauts quotidiens, malgré les pertes qu'ils avaient éprouvées. La valeureuse garnison était prête à mourir, le glaive à la main: elle se prépara à la mort par la confession et la communion. Les Chevaliers se recueillirent pour un dernier effort, réunissant toutes les armes intactes, rassemblant toute la poudre pour leurs derniers coups de canon; il y eut un dernier assaut, la lutte fut sans merci, puis les hurlements de triomphe des assaillants retentirent: le fort était pris. Miranda et Egueras étaient tombés; celui-ci était grièvement blessé, mais, à l'approche des ennemis, il ramassa une hallebarde et essaya encore de la brandir, un coup de cimeterre lui trancha la tête. La résistance des Chevaliers tint du prodige: pas un de ces héros ne voulut de quartier, lors même qu'ils n'étaient plus qu'une poignée de combattants. Moustapha ne fut maître du Fort-Saint-Elme que le 23 juillet, quand il ne resta plus un seul défenseur. Il souilla sa victoire. Tous ces braves étaient morts, excepté treize guerriers chrétiens blessés; le général turc, au lieu d'honorer le courage de ses ennemis, fit écorcher vifs ces blessés et leur fit arracher le coeur tout palpitant de la poitrine. Il fit ensuite exposer les cadavres décapités sur les murs, afin qu'on les vît de tous les autres forts; puis il fit revêtir ces cadavres de manteaux de Chevaliers, après leur avoir tailladé la poitrine en forme de croix, et les fit jeter à la mer. Mais la mer les porta vers leurs frères, qui pleurèrent sur les martyrs et les inhumèrent en terre sainte avec les honneurs qu'ils méritaient. Le Grand-Maître, indigné de ces traitements plus que barbares, ordonna alors de ne plus faire de quartier. On avait perdu à la défense de Saint-Elme 1300 hommes, dont 130 chevaliers de l'Ordre; mais la prise de cette redoute coûtait à Moustapha plus de 10.000 soldats, et, nous le verrons plus loin, la résistance de ce fort allait contribuer au salut de la place (1).
1. Liste des Chevaliers morts à la défense de Saint-Elme :
Langue de Provence : Fr. P. de Massues, G. de la Motte, L. de Maquenti, L. de Puget Fuveau, J. de Châteauneuf, H. de Ventimille, E. du Curdurier la Pierre, d'Aux, de Colombiers, de Massues Vercoiran, J. de Gozon, A. de Châteauneuf d'Antragues, J. de Gelon.
Langue d'Auvergne : A. de Bridiers Gardampe, L. de Boulieu Jarnieu, J. de Vernon le Bessé, L. d'Argeroles Sanpoulghe, Cl. de la Poche Aymon Villedubois, G. de Demas S. Bonet, P. de Loné, J. de Rachel Vernatel.
Langue de France : L. de Sanciere Tenance, Cl. de la Bugne Bulsy, Henry de Cressy Bligny, Fr. du Chilleau, Fr. Bouer Panchian, L. Rogier Ville, J. de Lubart Zemberch Fiammengo. Fr. de Ganges Montfermier, A. Bonet Broullac, A. Roubert Lezardiere, A. de Choyseul, G. Haultoy, Simon de Clainchant, A. de Molins, P. Vigneron (Chapelain).
Langue d'Italie : G. Vagnone, Ard. Griselli, Vinc. Gabrielli, Ard Pescatore, Em. Scarampo, Fr. Petetto di Asti, J. Martelli, G. Vitello Vitelleschi, D, Mastrillo, Gir. Galeotto, Alex, de Conti di S. Giorgio del Canavese, P. Avogrado, Pier Fr. Somaja, Alex. Rusca, Ant. Soler, Gir. Pepe da Ruvo, P. Nibbia, N. Strambino, C. Sassetti, G. B. Pagano, Mario Conti, St. de Fabii, Rosso Strozzi, Fr. Gondi, Lelio Tana, Ottaviano Bozzuto, B. Francolini, G.-B. Montalto, Vinz. Bozutto, Vespasiano di Gilestri, Ambrogio Pecullo.
Langue d'Aragon : G. d'Egua (Eguaras), M. de Monserrat, Felix de Queralta, Pedro Zacosta, G. Perez Barragan, Fortuno Escuderro, Fr. Monpalan, Ant. de Monferrat, J. de Pamplona, Fr. Armengol, On. Fern. de Mesa, Gaspare de Guete, Baltassar de Aquinez, Ant. de Morgute, Gaspare de Aoyz, Myguel Bueno, Nofre Tallada.
Langue d'Allemagne : Vulthans de Heunech, Johann de Hassenburg, Florian Stezela d'Otmut, Telmanus Eyessenibach, Turc de Duelen.
Langue de Castille : Juan Velasquez de Argote, Cristoval de Silva, Bartolomeo Pessoa, J. Rodriguez de Villafuerte, Fr. de Britto, Lorenzo de Gusman, L. Costilla de Nocedo, Fern, de Acugna. P. de Soto, J. d'Espinosa, Alf. de Zambrana (Chapelain).
Sources : Comp. Mathieu de Goussaucourt, Martyrologe des Chevaliers de S. Jean de Hierusalem, Paris 1654.
On dit que Moustapha s'écria, en regardant alternativement Saint-Elme et Saint-Ange : « Que me coûtera donc le père, si le fils, qui est si petit, m'a pris mes plus braves soldats ! » Une fois Saint-Elme entre leurs mains, les Turcs entrèrent dans le Port-de-Musciet et investirent par terre le Château-Saint-Ange, le Bourg et La Sengle, en se servant de Saint-Elme comme base d'opérations.
Ils envoyèrent d'abord au Grand-Maître un parlementaire, pour le sommer de se rendre. Ensuite ils se hâtèrent de tenter un assaut sur le Fort-Saint-Michel. Ce fort est situé sur une étroite langue de terre, au Sud-Ouest de Saint-Ange, et il est défendu par trois autres forts. Ces ouvrages n'étaient évidemment pas aussi solides qu'ils le furent après le siège, lorsque Malte fut couverte d'un système de fortifications qui la rendit inexpugnable. Mais ces forts barraient l'entrée du Grand-Port, où ils voulaient amener leur flotte. Ils poursuivirent donc le siège et l'attaque du Fort-Saint-Michel avec vivacité; mais les assauts renouvelés chaque jour étaient chaque jour repoussés. Le Grand-Maître avait imaginé une excellente défense contre tout débarquement. Il avait fait enfoncer dans la mer, tout autour de la langue de terre servant de base au fort une ligne de pieux, reliés par d'énormes chaînes; les Turcs ne purent la franchir. Ils dirigeaient cependant en même temps leurs opérations contre le Château-Saint-Ange. Dès le 18 juillet, ils tentèrent l'assaut général de toutes les positions; la journée fut chaude, ils furent battus du côté de la terre et de la mer. Ils recommencèrent le 23 juillet : la lutte fut plus sanglante encore; les Chevaliers avaient à venger leurs frères si odieusement mutilés et ils ne firent pas de prisonniers. Ce dernier assaut coûta aux Turcs 4000 hommes. Ils se mirent alors à miner le Fort-Saint-Michel, du côté de la mer, tout en le bombardant sans relâche, afin de déguiser leurs travaux souterrains, et ils réussirent en effet à poursuivre pendant quelques jours ces travaux, sans être découverts; mais les Chevaliers veillaient, ils s'aperçurent donc du danger et rejetèrent les mineurs hors de leurs ouvrages, à coup de pique ou avec des brandons de feu. Cependant les murailles du fort commençaient à souffrir: l'ennemi s'était emparé successivement des bastions avancés, et, le 31 août, il allait même, après un vigoureux assaut, surmonter tous les obstacles, lorsqu'une sortie offensive de quelques soldats envoyés de La Notable, où l'on avait vu l'imminent péril, opéra une diversion efficace et mit en déroute les assaillants.
Le découragement s'emparait des Turcs, qui avaient déjà perdu plus de la moitié des leurs et dont les 13.000 hommes restants étaient en partie malades ou blessés, tandis que les soldats valides étaient pris d'une terreur indicible devant l'épée des Chevaliers. C'est à grand-peine que l'on pouvait par la menace les maintenir dans l'obéissance. Le pacha en tua même de sa main ceux qui fuyaient le combat; mais la révolte se mettait dans le camp. Moustapha était d'autant plus embarrassé, qu'on lui annonçait l'arrivée du roi de Sicile avec une armée de dégagement. Il occupait et lassait les assiégés par des assauts partiels, toujours repoussés, grâce à l'infatigable vigilance des chefs et en particulier de Frère la Valette qui, malgré les fatigues de chaque jour et malgré son grand âge, passait les nuits aux remparts. Il résolut alors de réduire la place par la famine, mais il s'aperçut qu'il manquait lui-même de vivres et de munitions. Ne voulant pas toutefois battre en retraite, il fit une nouvelle tentative sur La Notable; mais il trouva, à sa grande surprise, la crête des remparts garnie d'une nombreuse garnison et couverte de canons, de mousquets et d'étendards. Mesquito, chevalier de la Langue de Castille, gouverneur du Bourg, avait revêtu de l'habit militaire les femmes et même les enfants.
Le Grand-Maître était partout, la tête couverte d'un casque léger, sans cuirasse, accourant à la tête de sa phalange là où le danger était le plus pressant; les Chevaliers réparaient sans cesse les ouvrages entamés par les projectiles; Saint-Michel, tout troué qu'il était par les boulets, n'en restait pas moins le centre de la défense aussi bien que de l'attaque, et Frère La Valette avait réservé la retraite sur le Château-Saint-Ange, comme une mesure de salut à laquelle on ne recourrait qu'à la dernière extrémité.
Moustapha allait faire un dernier effort sur Saint-Michel, lorsque, le 6 septembre, Don Garcia, vice-roi de Sicile débarqua à la Melléha, avec 8000 hommes. Les généraux turcs, sans même s'assurer de la force de ce secours, abandonnèrent l'assaut et s'enfuirent à Saint-Elme, abandonnant leurs énormes pièces de siège qui lançaient des projectiles de 200 livres. Ayant reconnu que les renforts étaient si peu nombreux, ils revinrent au devant des troupes chrétiennes; mais, bien que supérieurs en nombre, ils furent complètement défaits et retournèrent à leur vaisseaux, serrés de près par les Espagnols.
Le 13 septembre, la flotte turque fit voiles vers Constantinople, après avoir perdu plus de 30.000 hommes dans les divers combats de ce siège. L'Ordre avait subi aussi des pertes considérables. Les combattants étaient réduits de 9000 à 600. Dès le 11, l'étendard de la croix flotta de nouveau au Fort-Saint-Elme. Ainsi finit cette défense héroïque, qui causa une grande allégresse dans les états chrétiens. Le Bourg (La Notable) reçut le nom de Cité victorieuse; Philippe II d'Espagne envoya à La Valette une épée et une dague enrichies de joyaux. Paul IV voulut le nommer cardinal; mais il refusa modestement cette dignité, en répondant que ce n'était pas à lui, mais à tous les vaillants qui avaient combattu avec lui, qu'appartenait la couronne de la victoire. Partout ce furent des Te Deum d'actions de grâces, des fêtes, des illuminations en l'honneur des vainqueurs. Le canon du Château-Sainte-Ange, à Rome, résonna pendant plusieurs heures, annonçant urbi et orbi la délivrance de l'île des Chevaliers.
Frère Jean de la Valette est le type du héros : il n'eut pas un instant de faiblesse, il ne négligea rien de ce qui pouvait assurer la défense, il fut partout au premier rang et brava le danger avec une sorte de pieux fanatisme, afin de doubler encore le courage de ses moines-chevaliers. Il distribua ensuite tous ses biens entre ses frères, et ordonna le dépôt de l'épée et de l'armure qui lui avaient servi durant le siège, dans l'église grecque de la Victorieuse, comme un témoin de la gratitude de l'Ordre envers les anciens habitants de Rhodes qui avaient pris part à la défense. Il fut loin de se laisser endormir dans une fausse sécurité, et redoubla au contraire les mesures de surveillance des mouvements des Infidèles. On devait bien s'imaginer que Soliman n'allait songer qu'aux moyens de prendre sa revanche d'un humiliant échec et réunissait des forces encore plus considérables, pour attaquer de nouveau Malte avec de plus grandes chances de réussite. Le Grand-Maître avait donc à la fois à panser aussi vite et aussi bien que possible les blessures encore saignantes, à repeupler l'île, à regarnir l'arsenal et les magasins, à relever les bastions écroulés et les remparts en ruines, à remplir les vides faits par la mort et les blessures dans les rangs de ses frères. Le danger s'annonçait donc sous de terribles auspices, lorsque l'arsenal-des-galères de Constantinople, où tout était rassemblé pour la campagne contre Malte, vint à sauter. On a beaucoup discuté pour savoir, si c'était La Valette ou non, qui avait fait détruire ainsi le matériel de guerre et paralysé une incursion sans doute désastreuse des armées du Croissant. Quoi qu'on en pense, il ne faut pas oublier que l'Ordre était en état de guerre avec les Turcs et que ce ne serait là par conséquent qu'un acte justifiable au point de vue même du droit moderne. Mais nous aimons mieux croire un hasard providentiel, qu'à une action qui, toute légitime qu'elle serait, ne cadrerait point avec le caractère chevaleresque des membres de l'Ordre et de leur glorieux chef. Ce qui est certain, c'est que l'expédition des Ottomans contre Malte fut renvoyée aux Calendes grecques et que le Grand-Maître eut ainsi le loisir de s'occuper de mettre à exécution un projet magnifique, qu'il avait formé pendant le siège. Il ne s'agissait plus seulement de compléter et de perfectionner le système des fortifications de l'île; il s'agissait de bâtir sur la presqu'île de Scabarras une ville nouvelle, qui commanderait à la fois la mer et les deux ports. Parmi les princes chrétiens, plusieurs voulurent contribuer à cette entreprise; le roi de France, Charles IX, donna à lui seul 140.000 livres tournois.
Le 28 mars 1566, La Valette, suivi des dignitaires de l'Ordre et du pays, ainsi que des Envoyés des cours chrétiennes et d'une grande affluence de Chevaliers, de servants d'armes, de chapelains et d'habitants, alla poser la première pierre de la cité nouvelle. Plusieurs médailles furent déposées sous les fondations : elles représentaient, d'un côté, le buste du Grand-Maître tourné à gauche, armé de la cuirasse avec la croix à huit pointes; de l'autre côté, on avait figuré sur deux d'entre elles, l'entourage de l'île avec la légende :
IMMOTAM COLLI DEDIT; avec Celle-ci : (Croix de Malte) MELITA RENASCENS ;sur deux autres, le plan de la ville avec la légende : DEI PROPVGNATORIS SEQVENDAE VICTORLAE, ou avec Celle-ci : PERPETVO PROPVGNACVLO TVRCIAE OBSIDIONIS. Sur une cinquième, on avait représenté David tuant Goliath, avec la devise : VNVS DECEM MILIA, en souvenir de la défense de Malte, en 1565. Et, pour ne plus revenir aux médailles, en parlant des monnaies frappées par La Valette, disons tout de suite qu'il existe encore une médaille commémorative, de 1568, avec le plan de la ville et du Fort-Saint-Elme, au milieu de la mer, avec l'inscription : PERPETVO PROPVGNACVLO TVRCICAE OBSIDIONIS, et, sur les deux côtés du fort, ces mots : DEO LVX; une deuxième, avec un oeil ouvert au milieu, surmonté de la croix de l'Ordre, et, au dessous, une massue, avec cette légende : HIS ORDINEM INSVLAM NOVAM VRBEM REG. DEPEN. COND.; une troisième, avec l'île de Malte en relief, et, à l'entour le légende : (Croix de Malte) MELITA RENASCENS; une quatrième enfin, de 1574, croit-on, avec le buste tourné à droite et avec une allégorie, au revers, représentant des soldats sortant d'une galère de l'Ordre et prenant un éléphant chargé d'une tour où se trouve un archer; à gauche de l'éléphant, un palmier; au milieu, le plan des nouvelles fortifications, plus loin un vaisseau, toutes voiles déployées; en haut de la médaille, ces mots : HABEO . TE.
Frère Jean de la Valette ne quitta pas l'île un seul instant, pendant les travaux qui occupèrent les deux dernières années de sa vie; le commandeur de la Fontaine avait la direction des travaux de fortification, mais le Grand-Maître resta l'âme de l'entreprise, qu'il conduisit avec intelligence et énergie. Comme le trésor ne suffisait plus aux dépenses de chaque jour qui étaient, dit-on, de 2000 écus, La Valette créa la monnaie fiduciaire, c'est à dire qu'il fit frapper des jetons de cuivre, avec l'indication d'une valeur en argent, de 4, 2 et 1 tari, et portant cette devise : NON BES SED FIDES. On les retirait, au fur et à mesure que la générosité des princes ou les responsions des prieurés venaient remplir les caisses. Ce système eut un plein succès.
La cité nouvelle fut nommé Humilissima, puis La Valette, du nom de son fondateur; mais le dernier de ces deux noms lui est seul resté. Partout d'ailleurs, à Malte, on retrouve des souvenirs du règne de ce grand-maître. Il mourut le 21 août 1568, couvert de gloire et chargé d'années. Sa mort causa une douleur universelle. Il avait bien mérité de tous : il avait réuni deux Chapitres généraux et rendu l'Ordre redoutable sur mer et sur terre, respecté de l'Occident et de l'Orient. La devise Melita renascens pouvait s'appliquer à l'Ordre aussi bien qu'à l'île même. Ses funérailles furent réglées par son successeur avec une grande magnificence, digne des chevaliers et du glorieux grand-maître. Il fut inhumé dans la Chapelle-de-Notre-Dame-de-la-Victoire, à la Valette. Son corps fut plus tard, sous le magistère de La Cassière, porté dans la chapelle souterraine de l'Eglise-Saint-Jean, où son Mausolée le représente couché. La statue est en marbre, les mains jointes sont en bronze. Il est armé de pied en cap, mais le chef est nu. Le sarcophage repose sur un lion et un gerfaut, que l'on retrouve dans les supports de l'écusson écartelé : il est placé sous une voûte à plein-ceintre. L'épitaphe demeure au-dessous du héros qu'elle célèbre : D. 0. M. Et memoriae aeternae viri illustrissimi fratris Joannis de Valetta franti, qui, post multa variaque, tum apud Tripolim in Africa, tantamque Numidiam, tum vero per universam graeciam, terra marique, strenue ac prospere gesta, summo totius ordinis consensu magister, ac praefectus electus, jampridem de se conceptam opinionem sic adauxit, ut anno domini M.D.LXV, cunctantibus christianis principibus, Melitam a Solmani obsidione liberaverit : veterem urbem, castraque servaverit, Turcos de universa insula fugaverit, utrumque mare piratis repurgaverit, et Neapolim Valetta tutum adversis nostrae fidei inimicos propugnaculum, atquae aetermum Valettae francique nominis monumentum, summa celeritate atque mirabili artificio, construxerit. Obiit XXI. die August. M.D .LXVIII, et ipso die quo undecim ante annos magisterium ordinis inierat. Hostibus terribilis, et suis charus, unde non immerito annos, tantam tanti viri memoriam, tantumque hierosolimitani militi virtutis stimulum prius humi jacentes; frater . . . in eminentiorem hanc lucem erexere, Domini anno M.DXCI. Vixit annos LXXIII, menses VI, dies XVII.
— Une autre inscription en quatre vers peut se traduire ainsi : Ci-gît celui qui fut la terreur de l'Asie et de la Libie, le protecteur de l'Europe, quand ses armes sacrées terrassèrent les Barbares; il fut le premier inhumé dans cette cité La Valette, qu'il a fondée et il y repose, digne d'un honneur éternel (En voici le texte d'après Pauli, C. d. di M, II, p. 475. L'Ile Asiae Libyaeque pavor, tutelaque quondam Europae, Domitis pev arma getis, Primus in hac alma, quam condidit, urbe sepultus Valletta, acterno dignus honore jacet.)
Nous croyons qu'il est intéressant de connaître aussi une inscription très-curieuse, qu'on lisait dans l'Eglise-de-Saint-Jean. Elle avait été composée sur la construction de la Cité Valette : le grand-maître, Frère Antoine de Paule la fit placer sur la Porte-Royale, l'une des trois portes de cette ville. La voici, telle que Villeneuve l'a relevée. Illustrissimus et reverendissimus dominus Joannes de Veletta, ordinis militiae hospitalis divi Baptistae hierosolimitani magnus magister, periculorum anno superiore a suis militibus, populoque meliteo, in obsidione turcica perpessorum memor, de condenda urbe nova, eaque moeniis, arcibus, et propugnaculis ad sustinendam vim omnem propulsandosque inimici turcae impetus, aut salutem reprimendos, munienda, inito cum proceribus concilio, die Jovis vigesima octava mensis martii M. D. LXVI, deum omnipotentem dei paramque virginem, et numen tutelare, divum Joannem Baptistam, divosque coeteros multa precatus, ut faustum felixque religioni christianae fieret ac ordini suo, quod inceptabat bene cederet, suppositis aliquibus suae notae nummis aureis et argenteis, prima urbis fundamenta in monte ab incolis sceb-erros vocato, fecit, eamque de suo nomine Valettam, dato pro insignibus in Parma miniata aureo leone, appellari voluit.
Les monnaies nous offrent ou le type vénitien (or), ou les armes écartelées avec la légende : (Croix de Malte) F. IOANNES DE VALLETE M. HOSP. HIER., puis, au revers, la légende: PARATE VIA DOMINI, ave Saint Jean tenant la croix avec une banderole où on lit: INT NA TOS MV (argent).
D'autres d'argent présentent comme innovation, au revers, la tête de Saint Jean dans un bassin ovale, avec la légende : (Croix de Malte) PPOPTER VERITATEM ET JUSTITIAM; ou encore la croix de l'Ordre avec celle-ci : IN HOC SIGNO MILITAMVS. La monnaie fiduciaire mérite d'être décrite en détail. Procédons donc par ordre. Voici les monnaies fiduciaires que l'on possède :
1 — un tari de cuivre : avers, (Croix de Malte) SVB HOC SIGNO MILITAMVS, la croix de Malte et entre ses branches : .F. Io. D. A; revers, (Croix de Malte) NON AES SED FIDES, 1566, dans un cercle de points, (Croix de Malte) VALLETE. M., deux mains enlacées et plus bas, T. 4. ;
2 — un tari de cuivre, 1567, (variante) .T. Z. sans le nom de La Valette, avec l'M ;
3 — un tari avec les mêmes légendes et emblèmes, la date 1566 et le chiffre XX, au revers, puis, à l'avers, les armes écartelées et la légende : (Croix de Malte) E. IOANNES DE VALLETE M. HO. .H. ;
4 — un autre de 1566, avec la tête de Saint Jean, à l'avers, et la légende (Croix de Malte) PROPTER VERITATEM EVSTITIAM ;
5 — un autre du même type, avec VALLETE au revers ;
6 — un enfin avec la mention V et les armes seules du Grand-Maître.
7 — Frère Pierre Del Monte, (1563-1572)
Frère Pierre Del Monte, était amiral-des-galères, lorsqu'il fut élu. Son nom de famille est Pierre Guidalotti; il naquit à Monte-San-Gavino, près d'Arezzo, en Toscane : il était aussi grand-prieur de Capoue et avait pris le nom de del Monte, comme son oncle maternel, le pape Jules III (Jean-Marie Giocchi). Il s'était distingué comme général-des-galères contre le corsaire Dragut, puis comme châtelain du castel de La Sengle. Sa valeur et la noblesse de son caractère étaient éprouvées. Il fut un digne successeur de la Valette. Son premier soin, en arrivant à la dignité suprême, fut de remplir le pieux devoir de faire à son prédécesseur de splendides funérailles, ainsi que nous le disons plus haut. Il se consacra ensuite à l'exécution du testament politique de La Valette, et profita de la paix pour hâter l'achèvement de la cité nouvelle et augmenter la marine de l'Ordre. Il fit même construire à ses frais plusieurs galères, dont il fit abandon à l'amirauté. Ayant permis aux Chevaliers d'armer des vaisseaux pour leur propre compte, afin de faire la course aux pirates turcs, qui tenaient la mer comme au temps de Barberousse, ces guerriers réunirent un grand nombre de bâtiments qu'ils dirigèrent vers le port de Malte et remportèrent bientôt de tels avantages sur les corsaires, que ceux-ci se tinrent à distance. Mais un événement douloureux interrompit le cours de ces succès obtenus sous le pavillon de l'Ordre. Saint-Clément, le nouveau général-des-galères ayant aventuré sans escorte quatre galères chargées de vivres, dans le canal entre Malte et la Sicile, fut surpris par le corsaire Lucciali, qui lui captura trois galères. Frère Saint-Clément se jeta à la côte, pour sauver son or, oubliant même d'emporter l'étendard de l'Ordre, qui eût été perdu sans le courage d'un jeune marin maltais, lequel se fraya un chemin, la hache à la main, au travers des pirates. Saint-Clément fut privé de l'habit, jugé et décapité, pour fuite devant l'ennemi. Il y eut encore une autre calamité pour l'Ordre ; ce furent les dissensions entre les chevaliers des diverses Langues ; on en vint même à des combats singuliers, et Frère La Cassière, maréchal de l'Ordre, dut réprimer par les armes, ces mutineries. La paix ne fut bien rétablie qu'après l'expulsion de l'Ordre des principaux perturbateurs.Trois années après la pose de la première pierre, la Cité-Valette fut terminée, et, le 18 mars 1571, eut lieu la translation du Magistère, du Bourg à la nouvelle Résidence. Elle se fit avec une grande pompe, bien que le palais magistral provisoire ne se composât encore que d'une salle et de deux autres pièces, le tout en bois recouvert de ciment. Le Grand-Maître procéda dès ce moment-là à l'inauguration de la Cité, afin d'encourager les travailleurs, et de ne pas retarder plus longtemps la distribution des distinctions attendues par les membres méritants de l'Ordre, et des récompenses promises aux chevaliers moins riches, aux frères-servants et soldats, qui devait consacrer le souvenir de cette inauguration. On admira en cette circonstance le désintéressement et la générosité de Frère del Monte. Peu de mois après, le 7 octobre 1571, six galères de l'Ordre prirent part à la célèbre bataille de Lépante, qui fut contre la puissance maritime des Ottomans un de ces coups dont un Etat ne se relève pas facilement. Ce combat naval fut livré par les flottes combinées des Espagnols, des Vénitiens, du Pape et de l'Ordre de Malte, près du golfe de Lépante (Mer Ionienne), et coûta aux Infidèles 30.000 hommes tués, dix mille faits prisonniers, quatre-vingts vaisseaux coulés à fond, cent trente galères prises par les Chrétiens, quinze mille esclaves délivrés. Don Juan d'Autriche commandait la flotte chrétienne, Pierre Jiustiniani, grand-prieur de Messine, les galères de Malte : celles-ci combattirent au centre de la ligne de bataille. Soixante-treize chevaliers y trouvèrent la mort. La galère amirale, dite la Capitane de Malte, fut un instant à l'ennemi, quand il n'y eut plus pour la défendre que Jiustiniani et deux chevaliers grièvement atteints. Mais les autres galères vinrent à temps la dégager des mains d'Ouloudj Ali, le chef de pirates, et l'étendard de l'Ordre flotta de nouveau a son mât. Ce qui faisait la force de ces vaillants, c'est qu'ils savaient mourir, mais ne savaient ni fuir, ni reculer. Après la dispersion de la flotte turque, dont trente galères échappèrent seules à force de rames aux alliés chrétiens, on aurait pu s'emparer de Constantinople ; mais la désunion se mit parmi les vainqueurs et tous les fruits de la victoire furent perdus, à l'exception de Tunis, que l'on garda jusqu'en 1574.
C'est sous le règne de Frère del Monte, que le soin des malades, qui faisait partie essentielle de la mission primordiale des Chevaliers Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, mais avait été négligé par les Chevaliers militants de Rhodes et de Malte, occupés sur terre et sur mer contre les Infidèles, fut repris par ces nobles femmes qui avaient fondé autrefois à Jérusalem, vers la fin du XIe siècle, la pieuse congrégation des Chevalières de Saint-Jean ou Hospitalières sous une règle analogue à la règle primitive donnée par Frère Gérard à l'Ordre des Hospitaliers. Ces religieuses avaient d'abord être soumises à l'obédience du magistère ; puis, dans la suite des temps, elles s'étaient soustraites à cette juridiction et n'avaient plus voulu reconnaître que le Saint-Siège pour leur chef immédiat. Il en était résulté un conflit entre leur communauté et l'Ordre même. Le grand-maître, Frère del Monte sut rétablir l'harmonie, sur la base des rapports originaires. Il nous en reste encore aujourd'hui une preuve : c'est le Couvent des Hospitalières institué à Malte, sous le magistère Verdala, lequel subsiste de nos jours.
Pour achever la construction de la Cité-Valette, l'Ordre fit, en 1570, un emprunt de 70.000 écus. Ce fut enfin sous ce magistère que l'on songea à faire rédiger la Chronique de l'Ordre, qui raconte tant et de si belles actions, tandis qu'il n'existait jusqu'alors que des documents, des poèmes ou des récits isolés des événements les plus remarquables. Le chevalier Bosio fut chargé de ce travail : son oeuvre est une compilation, mais elle n'omet pas les faits saillants qui nous permettent de suivre l'Ordre à travers les phases distinctes de son développement historique.
Frère Pierre del Monte mourut le 27 janvier 1572, à l'âge de 76 ans. Son sarcophage de marbre est sans ornements; au-dessus se voit, au frontispice du ceintre ogival, une pyramide de boulets, puis, au-dessous des armes écartelées avec celles de l'Ordre, une tête de mort retenant les pièces de l'armure à une banderole. L'inscription suivante se lit sur le sarcophage : D. 0. M. Fratri Petro de Monte. Julii III. Pont. Max. ex germano fdio, in Rhodio exidio strenue servato, rursus in Sengleae peninsulae anno MDLXV a Turcis obsessae defensione, admirato praeclarissimo, ac gubernatori. capuae priori primoque in valettana civitate incolae, hierosolymitanae mïlitiae in sammo magistratu magni Valettae digno successori, majoraque longe merito quam adepto, qui sui magistratus anno tertio, mense quarto, die sexto, obdormivit in domino. XXVI januar M. D. LXXII.
On a de son magistère, des monnaies d'or du type vénitien, avec la légende au revers : DA MIHI VIRTVTEM CONTRA HOSTES TVOS; des taris d'argent avec l'écu écartelé et la tête de Saint Jean-Baptiste dans un bassin : d'autres avec la croix de l'Ordre, au revers, et le : SVB HOC SIGNO MILITAMVS ; d'autres avec la tête de Saint Jean dans un bassin à pied, avec le : PPOPTER VERITATEM ET IVSTITIAM; d'autres avec l'Agneau pascal, au revers, et la légende : IVSTITIA SANCT. REDEMTIO : l'Agneau tient l'étendard; puis on a des pièces fiduciaires de 1570, T. 4, de 1570, T. Z., de 1570, T. I, comme sous Villaret, et toutes, avec les armoiries écartelées, à l'avers.
8 — Frère Jean de La Cassière, (1572-1581)
Frère Jean de La Cassière, était de la Langue d'Auvergne; sa renommée de valeur était grande; il s'était signalé dans plusieurs affairés, et particulièrement à l'attaque de Zoare, où il avait sauvé l'étendard de l'Ordre. Il occupait le poste éminent de grand-maréchal de l'Ordre, lorsqu'il fut élu à la dignité suprême. Ajoutons qu'il est le premier grand-maître auquel le Conseil de l'Ordre reconnut le titre de Prince Souverain de Malte. Une médaille frappée sous son magistère semble du moins confirmer cette affirmation de quelques chroniqueurs. Nous en parlerons plus loin. Les deux premières années de son règne n'offrent pas d'événement remarquable; les Turcs dont on avait un instant redouté une attaque contre Malte, tournèrent leurs armes vers Tunis et la Goulette. L'établissement de l'Inquisition en territoire maltais aurait, selon quelques historiens, donné naissance à de vifs antagonismes et à des conflits dans le sein de l'Ordre. Il y eut aussi des difficultés entre le Grand-Maître et le Conseil qui avait usurpé des droits inhérents au magistère, comme pouvoir exécutif. Des princes chrétiens suscitèrent aussi des chicanes à l'Ordre : ce fut d'abord la République de Venise, qui réclama des marchandises capturées par les galères de l'Ordre, à bord des navires des Infidèles et appartenant à des juifs du Levant. Il fallut accéder à cette demande, toute singulière qu'elle fût, afin d'éviter la mise sous séquestre des commanderies de Malte sur le territoire de cette république. Le Pape, l'Empereur, les Rois de France pourvurent directement aux plus hautes dignités de l'Ordre; il fut même question de fusionner les Chevaliers de Malte avec l'Ordre Teutonique, afin de renforcer celui-ci et de le rendre plus apte à opérer contre les Turcs, aux frontières de Hongrie. C'eût été la fin de l'Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem qui, d'ordre chrétien militant, serait descendu au rang d'Ordre allemand, et aurait été détourné du but pour lequel il avait été fondé et forcé de renier son passé d'Ordre international et neutre entre les puissances qui reconnaissent la croix comme symbole. La nomination directe par l'Empereur d'Allemagne, au prieuré de Castille et Léon, de Wenceslas, archiduc d'Autriche, occasionna une révolte dans l'Ordre (1578); mais elle fut bientôt apaisée. Le Pape fut pris pour arbitre et les mécontents furent cités à comparaître devant son siège, à Rome : plutôt que de s'y rendre, ils aimèrent mieux faire leur soumission et demander en plein conseil pardon au Grand-Maître. L'année suivante, l'évêque Gargallo ou Gargalla voulut s'arroger le droit de visiter l'hôpital de La Notable; mais les administrateurs refusèrent de reconnaître son autorité et il les excommunia. Il y eut des rixes à main armée entre ses partisans et la population. La Cassière dut mettre une garde de cinquante hommes dans La Notable. Le Saint-Siège avait délégué l'Archevêque de Palerme, pour examiner les causes du conflit; mais l'Archevêque trouva, à son arrivée à La Valette, la querelle tellement envenimée, par suite de l'animosité réciproque des partis, qu'il laissa au Pape lui-même le soin de prononcer. L'évêque fut mandé à Rome, ad audiendum verbum. Cependant il s'était formé un complot contre la vie du Grand-Maître. Des aides de l'Inquisition furent arrêtés : ils dénoncèrent comme leurs instigateurs, Petrucci, inquisiteur de Malte, et plusieurs chevaliers de haut rang. Des chevaliers des Langues d'Aragon, de Castille et d'Italie forcèrent l'entrée du palais du Grand-Maître et insultèrent en face leur chef, en le mettant au défi de donner des preuves que cette conjuration n'eût jamais existé. La révolte devint générale; on voulut arracher à La Cassière la nomination d'un Lieutenant du magistère. Quelques chevaliers, qui briguaient la dignité suprême, étaient irrités de voir le Grand-Maître, malgré son âge avancé, en possession d'une santé excellente, ce qui retardait la réalisation de leurs désirs; une ordonnance qui reléguait les courtisanes dans quelques hameaux éloignés du Couvent fut accueillie par d'autres, comme une suspicion et une insulte à leur honneur. Les prétextes ne manquèrent point. Les rebelles se plaignirent de la vieillesse et de la caducité du Grand-Maître qui, à leur sens, le mettaient hors d'état de veiller aux intérêts de l'Ordre; ils prétendaient que ses dernières ordonnances le prouvaient sans conteste; ils ajoutèrent que La Cassière s'assoupissait pendant les séances du conseil, et, qu'au lieu de régenter la conduite des Maltaises, il ferait mieux de pourvoir les magasins, d'entretenir les fortifications, de faire des expéditions contre les Turcs et les corsaires de Barbarie. Le Grand-Maître refusa de nommer un Lieutenant; alors on s'empara de sa personne, on l'enferma au Château-Saint-Ange et l'on élut à la Lieutenance du Magistère, Romegas, prieur de Toulouse, qui était l'âme du mouvement. Chabrillan, général-des-galères, rentra à Malte deux jours après ces actes d'insubordination. Il força toutes les consignes et pénétra auprès de La Cassière, auquel il offrit de lui rendre immédiatement le pouvoir, à l'aide de deux mille hommes de troupes sûrs, choisies parmi les soldats de son escadre et les chevaliers dont une grande partie détestait ce qui était arrivé. Le Grand-Maître lui répondit qu'il aimait mieux finir ses jours en prison et renoncer au pouvoir, que de faire verser une goutte de sang. Les rebelles avaient envoyé des ambassadeurs au Pape, et, de son côté, le Grand-Maître put se faire représenter auprès du Saint-Siège. Gaspard Vicenti, auditeur de rote, fut délégué à Malte pour faire une enquête, puis Romegas et La Cassière furent cités à comparaître à Rome. La Cassière fit une entrée presque triomphale dans la Ville Eternelle, à la tête d'une escorte de huit cents Chevaliers; la Cour pontificale, les suites des cardinaux, des princes, des ambassadeurs allèrent à sa rencontre. Romegas ne put même obtenir d'audience du Pape, avant d'avoir déposé la dignité qu'il avait usurpée; sa déception fut si grande, qu'il devînt malade de dépit et mourût au bout de quelques jours. Tous les Chevaliers firent leur soumission. Mais La Cassière survécut peu de temps à son triomphe. Il mourut en janvier 1581, à Rome, trois mois après ces événements. Sa dépouille fut transportée à Malte, tandis que son coeur fut déposé dans l'Eglise-Saint-Louis, de Rome.Grégoire XIII fit graver sur la pierre de son tombeau à Rome, cette inscription : Fratri Joanni Episcopio, magno militiae hierosolymitanae magistro. viro fortissimo, religiosissimo, splendidissimo, cujus ut igne aurum, sic calumniis spectata ac probata integritas, etiam magis enituit, sacra sodalitas militum hierosolymitanorum patriae ac principi optimo maerens posuit. Vixit annos LXXVIII. obiit Romae XII Calend. Januarii MDLXXXI. La plaque de marbre noir où se trouve cette inscription est placée maintenant assez haut dans un pilier du cloître voisin. Le corps du Grand-Maître fut renfermé, à Malte, dans un sarcophage de marbre, posé sur deux lions couchés et surmonté d'une tête de mort, sous un arceau à plein-ceintre décoré des insignes de la chevalerie. On y lit cette épitaphe : Fratri Joanni levesque de la Cassiere hierosolimitani hospitalis magno magistro, viro religiosissimo, optimo, beneficentissimo, cui ad fastigium principatus egregia multa adversus fidei hostes edita facinora aditum stravere, quorum gloriam. postquam princeps est renunciatus, admirabili in regendo prudentiae, justitiae et integritatis laude cumulavit. Humillimam civitatem valettam majori templo conventuali exstructo, donatoque Xenodochio, praetorio, et magnificentissimis aedibus pro sua suorumque commoditate fabricatis, condecoravit. Demum ob civiles seditiones sedandas a Gregorio XIII Romam, se flagitante, accitus, summoque honore habitus, et innocens declaratus, ibidem incredibili omnium bonorum maerore decessit XII Cal. Jan. MDLXXXI. Cadaver a Roma transvectum hoc in monumento, quod vivens sibi coeterisque construxerit, conditum est. ... Le caveau de l'Eglise-Saint-Jean de la Cité-Valette (Aujourd'hui, la Chiesa maggiore) dont il s'agit ici, fut creusé au dessous du choeur, sous le magistère La Cassière. C'est la chapelle souterraine, où il fit transférer les restes et les tombeaux de ses prédécesseurs, ainsi que les reliques des grands-maîtres de Rhodes que l'on put retrouver. C'est ici le lieu de parler de cette Eglise-des-Chevaliers ou Eglise-Saint-Jean : bâtie par ce grand-maître, à ses frais, elle est simple et sans coupole ; mais l'intérieur en est d'une grande richesse : on y est ébloui par le nombre des statues, des mausolées, des fresques et tableaux que l'art y a réunis à grands frais. Le pavé tout entier de l'église est formé de pierres sépulcrales des grand 'croix, baillis et commandeurs, mosaïque unique en son genre, de marbres, de blasons où les couleurs sont figurées par des pierres précieuses. On admire dans les nefs, chacun dans la chapelle de sa Langue, les mausolées des grands-maîtres Cotoner, Pinto, Perellos, Zondodari, Vilhena et autres; ou bien on les trouve dans la chapelle souterraine. Le 9 septembre de chaque année, l'Ordre célébrait solennellement dans cette basilique et à Notre-Dame-de-la-Victoire, l'anniversaire de la levée du siège de Malte par les Turcs.
Nous trouvons sous ce magistère les monnaies des mêmes types que sous le précédent : la gravure et la frappe sont de plus en plus finies. Pas de monnaies fiduciaires. La médaille de la Cassière que l'on possède, est en argent, de grand module, et a été frappée à l'occasion de son élection. A l'avers : (Croix de Malte) F. IO. LEVESQVE DE LA CASSIERE MAG . HOSP . H . Buste du grand-maître en manteau, tourné à droite; — au revers : AETATIS SVAE LXIX; un ange issant d'une nuée, sonnant de la trompette qu'il tient de la main droite, tandis qu'il élève de la main gauche une couronne. Au bas, croix de l'Ordre entre deux branches de chêne. On a aussi une autre médaille, de moitié plus petite, présentant son écusson écartelé, et, au revers, la croix de Malte. Il n'y a pas d'inscriptions.
9 — Frère Hugues de Loubenx Verdala, (1582-1595)
La mort du Grand-Maître, à Rome, fut l'occasion d'une dérogation aux Statuts de l'Ordre; le Pape exigea des Chevaliers qu'ils nommassent son successeur, sur une liste de trois membres qu'il leur présenterait. Cette liste portait Verdala, le descendant d'une des maisons les plus anciennes de la noblesse languedocienne, comte de Toulouse, le même qui avait sauvé l'étendard sacré, à la retraite de Zoare, avec La Cassière ; puis Paincise, grand-prieur de Saint-Gilles, et enfin Chabrillan, bailli de Manosque ; le Chapitre choisit Verdala. Cette élection apaisa la colère de Henri III, roi de France, qui demandait satisfaction des insultes faites à La Cassière, et le Pape Grégoire XIII fit en outre lire en plein consistoire une sentence de son siège, qui réprouvait comme coupables et indignes les actes des rebelles contre le grand-maître défunt, Le nouveau dignitaire mit la paix à profit, pour agrandir les fortifications du Château de Gozzo et pour réunir un Chapitre général qui frappa les revenus des prieurés d'une taxe générale au profit du Trésor. Les Vénitiens renouvelèrent leurs chicanes : tantôt ils prétendaient que leur pavillon devait couvrir la marchandise turque, tantôt que les marchandises de provenance vénitienne pouvaient naviguer librement sous pavillon ennemi. Ils s'emparèrent même de deux galères maltaises, mais en échange ils se virent capturer un vaisseau par les Chevaliers.Pour prévenir de nouvelles collisions entre l'Ordre et des Etats chrétiens, le Pape prescrivit aux Chevaliers de respecter tout bâtiment allant d'un port de la chrétienté dans le Levant et du Levant dans un port de la chrétienté avec des marchandises non prohibées (Voyer Miège, Histoire de Malte).
Le Souverain Pontife ajoutait que ces marchandises, bien qu'appartenant à des juifs ou à des mahométans, devaient être libres ainsi que les personnes. Cette défense donna lieu à une ambassade, envoyée à Rome pour en obtenir la révocation, et il est curieux de lire les instructions très-explicites qui lui furent données (1).
1 — Les Envoyés étaient chargés de représenter : Que selon son institution approuvée par le Saint-Siège et les princes chrétiens, la Religion faisait une juste guerre aux Infidèles.
2 — Que, ne pouvant pas la leur faire par terre, elle la leur faisait par mer, parce qu'elle n'avait que ce moyen de se dédommager des pertes que les Mahométans lui avaient fait éprouver en la chassant de Syrie, de Rhodes et de toutes les villes, forteresses, terres et îles qu'elle possédait dans le Levant;
3 — Que par conséquent il lui était permis de saccager, dépréder et occuper les personnes et les biens des Infidèles, de quelque manière et en quelque lieu que ce fût, pour se dédommager en tout ou en partie, bien que ces personnes et ces propriétés se trouvassent sur bâtiments chrétiens, et cela, selon la loi maritime faite d'un commun consentement par les Chrétiens, admise et observée dans toutes les terres et provinces où l'on navigue;
4 — Que, depuis sa fondation, l'Ordre avait toujours été en possession de parcourir toutes les mers des Chrétiens et des Infidèles, favorisant les uns et poursuivant les autres; que le Saint-Siège et les princes chrétiens dont il dépend n'avaient jamais prétendu le contraire, et que, si quelque république en avait ressenti un dommage particulier, il en était résulté un avantage pour l'universalité de la Chrétienté;
5 — Qu'en laissant le commerce libre, comme Sa Sainteté l'ordonnait, il serait désormais impossible aux galères de l'Ordre de faire aucune prise aux Infidèles, attendu qu'il leur serait facile de faire apparaître avec des papiers simulés, qu'ils vont et viennent en Chrétienté, tandis que ceux qui vont d'un port turc à un port turc, comme d'Alexandrie à Constantinople, sont toujours escortés d'une escadre de galères supérieure à celle de la Religion.
6 — Que, ne faisant plus de prises, l'Ordre serait obligé de désarmer ses galères, et que les corsaires en prendraient de l'audace, et infésteraient les mers et les côtes des puissances chrétiennes, pour lesquelles il en résulterait un dommage considérable, ainsi que pour l'île de Malte.
7 — Que, l'Ordre n'entretenant plus de galères, les Chevaliers ne pourraient plus s'exercer dans l'art de la navigation, et que la Chrétienté y perdrait ces valeureux commandants qui, sortis de l'école de la Religion, avaient rendu de si grands services.
8 — Qu'en continuant à parcourir l'Archipel avec ses galères, l'Ordre entravait le commerce du Turc et l'obligeait à entretenir continuellement, pour la garde de ses côtes, soixante à soixante-dix galères, qui autrement seraient employées contre les Chrétiens.
9 — Que les courses des galères de la Religion avaient pour résultat de procurer des avis certains sur les desseins et les mouvements des Barbares; de libérer chaque année de l'esclavage un grand nombre de chrétiens; d'extirper la piraterie chez les Infidèles; de causer une infinité de grands dommages à l'ennemi commun, et de rendre une infinité d'autres services à la Chrétienté.
De tous les arguments invoqués dans ces instructions, il n'y en a pas un seul qui ne soit juste et fondé. L'application exacte de l'ordonnance du Saint-Siège eût tué l'Ordre des Chevaliers de Malte. La lutte maritime n'était pas seulement la revanche de leur passé, elle était la condition essentielle aussi bien que la donnée de leur existence.
Le Saint-Siège rendit, en 1581, un autre décret qui interdisait aux membres de l'Ordre l'évêché de Malte, — c'était là une réserve d'influence — et le prieuré de l'église primatiale de Saint-Jean, — c'était une réserve plus grave, car le prieur de l'Eglise avait en particulier la présidence de droit du Chapitre ou conclave électoral, à la mort des grands-maîtres, et la direction des affaires religieuses. D'un autre côté, l'esprit de sédition n'avait pas encore complètement disparu : en 1587, Verdala dut même se rendre à Rome, pour réclamer l'intervention du Saint-Siège. Il faut noter parmi les faits qui nous sont connus, que le Maréchal de l'Ordre avait, de sa propre autorité, fait sortir de prison un serviteur accusé de vol ; que le prieur de France en avait appelé aux tribunaux civils des décrets promulgués dans le dernier Chapitre général. Le port des pistolets et des stylets fut défendu par une ordonnance de 1586, ce qui prouve que les rixes et les attaques à main armée étaient devenues fréquentes.
Sixte-Quint nomma Frère Verdala cardinal, et le Grand-Maître revint à Malte. L'année suivante fut marquée par la capture de nombreux vaisseaux musulmans, qui furent amenés dans le port. Mais le Pape et le Roi de France continuaient à disposer, chacun chez soi, des grandes dignités de l'Ordre; la peste ravagea l'île en 1592, et, à peine la peste était-elle finie, que de nouvelles révoltes contre le magistère furent à l'ordre du jour. Fatigué de cet état de choses, Verdala partit de nouveau pour Rome, où il mourut peu de temps après son arrivée, en mai 1795, à l'âge de 74 ans, après avoir laissé à l'Ordre par son désapproprie-ment, une fortune de 500.000 écus.
Il a bien mérité de l'Ordre, par les soins qu'il a apportés à l'administration de la fortune de la communauté, et aux recherches et travaux historiques. C'est sous son règne que le chevalier Frère Mondinelli publia les Statuta Hospitalis Hierusalem, et le chevalier Frère Jacques Bosio son Histoire de l'Ordre sacré de Saint-Jean-de-Jérusalem en langue italienne, qui fut imprimée à Rome et dont la propriété littéraire fut garantie pour dix ans, par un Bref de Clément VIII qui prononçait l'excommunication contre les contrefacteurs hors des Etats de l'Eglise, et, dans ces états, une amende de mille ducats contre les coupables 1).
1. Ce magnifique ouvrage est en deux volumes in folio. Le premier porte les armes de Loubenx Verdala, auquel il est dédié, écartelées avec celles de l'Ordre et sommées du chapeau de cardinal; le second est dédié à Alofe de Wignacourt et porte les armes de ce grand-maître, écartelées de même et surmontées d'une couronne ducale. La Bibliothèque Impériale de Vienne possède un très-bel exemplaire de cette Historia. — L'Histoire de l'Ordre par l'Abbé de Vertot n'en est presque que la traduction élégante, en style du XVIIe siècle. Ce qui manque chez ces auteurs, c'est la critique historique. La Dissertation sur les Statuts et termes techniques, de Vertot, est très instructive; le Rapport du commandeur de Bourbon reproduit par lui est très précieux. L'oeuvre de Vertot forme quatre beaux volumes in quarto, avec cartes, plans, portraits plus ou moins authentiques des grands-maîtres (Nous parlons de l'édition de luxe).
Loubenx Verdala fit bâtir le palais du Bosquet (Boschetto) et institua à Malte les monastères de Sainte-Ursule (Hospitalières de Saint-Jean) et des Capucins.
Voici l'épitaphe de son mausolée, à Malte, où il est représenté couché, en longue robe et manteau, mitre en tête, l'épée le long du corps, les mains croisées sur le rosaire, sur un sarcophage orné des armes écartelées, sommées du chapeau et de la couronne, et appuyé sur deux chiens héraldiques : D. 0. M. Illustrissimo domino fratri hugoni de Loubenx Verdalae cardinali amplissimo hierosolymitanaeque militiae, cui annos tredecim, menses très, dies vero viginti et unum honorifice praefuit, dignissimo magno magistro, prineipi invictissimo, prudentissimo, barbaris hostibus tremebundo, catholicae religionis studiosissimo, in adversis forti, in prosperis circumspecto, moderato, provido, sexagesimo quatro aetatis suae anno vita functo, universa religio maerens hoc supremum pietatis officium ultro libensque reddidit. Obiit IV non. maii, an. dom. MDXCV.
Nous citerons parmi ses monnaies : les sequins du modèle vénitien, avec les devises : DA MIHI VIRTVTEM CONTRA HOSTES TVOS ; les taris avec l'écu écartelé, surmonté de la couronne, plus tard, de la couronne et du chapeau de cardinal par dessus, et avec la tête de Saint-Jean dans un bassin avec ou sans pied, au revers ; les monnaies fiduciaires, dont une porte, au revers, au dessus de deux mains enlacées, une tête de Saint-Jean, et, au dessus, un écusson de Verdala avec la marque T 4; les carlins fiduciaires, avec la figure du soleil surmonté d'une croix, au dessus des mains entrelacées, et le millésime 1591. Il existe de son magistère de belles médailles :
1 — Une petite médaille d'or, avec les armes écartelées et surmontées d'une couronne de perles, et la légende : E. H. DE LOVBENX VERDALA M.M.H.H., à l'avers et au revers, avec la croix de l'Ordre ayant entre ses branches les lettres HDLV;
2 — Un grande médaille de bronze, avec le buste du Grand-Maître en manteau à capuche, ayant la croix sur la poitrine tourné à droite, et la légende : F. VGO. DE LOVBENX VERDAL. M. M. PRIN. MEL. E. G., à l'avers, et, au revers. Neptune, le trident à la main, traîné sur les flots dans une conque attelée d'un quadrige de chevaux marins, derrière lui, les proue des vaisseaux de l'Ordre, à gauche les vents qu'il chasse, au dessus, le soleil, puis la légende : (Croix de Malte) COLLECTASQ. (Croix de Malte) FUGAT (Croix de Malte) NVBES (Croix de Malte) SOLEMQ (Croix de Malte) REDVCIT;
3 — Deux autres médailles de grand module, en bronze, avec le buste à droite, et, au revers, l'écusson écartelé surmonté de la couronne de perles, avec le millésime de 1586 sur toutes deux, et, sur la première, la légende : GEAMINATI GERMINABIAMVS ID : MART : sur la seconde, la légende : GRATIA DEI VNITI GEMINAMVR;
4 — Une petite médaille d'argent, avec l'écusson écartelé, à l'avers, et, au revers, la croix de Malte.
10 — Frère Martin Garzes, (1596-1601)
Frère Martin Garzes, successeur de Verdala, était de la Langue d'Aragon, châtelain d'Emposte. C'était un homme de moeurs douces et bienveillantes. Il s'appliqua à écarter toutes les causes de conflits intérieurs et parvint, grâce à son caractère conciliant, à rétablir la bonne harmonie dans l'Ordre. Les Chevaliers et le peuple jouirent d'une grande tranquillité sous son magistère. Le fait le plus saillant de son règne, c'est la décision prise en Conseil, que tout Chevalier qui servirait, en Hongrie, dans la guerre contre les Turcs, serait considéré comme ayant servi pendant le même temps sous la bannière de l'Ordre et jouirait des mêmes privilèges. On résolut aussi d'admettre dans l'Ordre, tout Suisse qui prouverait sa descendance légitime du côté paternel et du côté maternel, pendant trois générations consécutives, et qui démontrerait que ses aïeux n'avaient exercé d'autre profession que celle des armes. Le Grand-Maître fit élever de nouvelles fortifications dans l'île de Gozzo, et, lorsqu'une partie de ces fortifications tombèrent en ruines, il y a quelques années, on y trouva des médailles et des pièces qui y avaient été sans doute déposées, lors de la pose des fondations. Quelques unes portent la date de 1600. Il mourut, en février 1601. Son mausolée, orné de ses armes et de son buste, offre l'inscription ci-après : D. 0. M. Fratri Martino Garzes, sacra hospit. hierusal. repub. domi forisque pacis et belli artibus aptis sexennio féliciter gesta inclyto, VII id. febr. MDCI. aetat. LXXV, vita functo, Frère Vincentius Fardella pos. — Les monnaies d'or sont toujours du type vénitien; — les pièces d'argent, du type ordinaire (armes écartelées, tête de Saint Jean) avec double M (Magnus Magister) dans la légende; — des pièces de cuivre portent, comme innovation, au revers, les mots : VT COMMODIVS; — des piccioli, le Nº 3.11 — Frère Alofe de Wignacourt, (1601-1622)
Frère Alofe de Wignacourt, de la Langue de France, était entré dans l'Ordre à l'âge de 17 ans : sa prudence et sa valeur lui avaient fait donner, à 21 ans, le poste de Lieutenant du gouverneur de la Cité-Valette. A la mort de Garzes, il était grand-hospitalier et ne dut son élection qu'à ses propres mérites. Son prédécesseur avait gagné l'amour des Chevaliers et du peuple par son esprit de conciliation et d'équité, et avait réorganisé et ravivé l'Ordre, par les mesures qu'il avait prises pour y entretenir l'esprit militant, en continuant la course contre les corsaires mahométans ; Wignacourt s'adonna, lui aussi, à cette double politique et il lui fut supérieur comme administrateur, comme homme de guerre, comme génie réorganisateur. C'était un Maître sévère, endurci à l'école du travail et fait à toutes les fatigues du corps ; son esprit s'était trempé dans les luttes qui avaient divisé l'Ordre. Il avait foi en lui-même, ce qui est une condition essentielle pour assurer l'accomplissement des devoirs dont on est chargé. Il sut relever et affranchir la dignité de grand-maître, en faisant notifier par Envoyés aux cours chrétiennes son entrée au pouvoir; en usant le premier dans les rescrits publics, de son titre de Grand-Maître; en excluant de la circulation toute pièce nouvelle qui ne porterait pas l'écusson de ses armes ; il imposa à ses subordonnés par l'exemple de ses moeurs pures, et ne cessa de rappeler à ses chevaliers l'héroïque dévouement et l'esprit chrétien d'obéissance de leurs glorieux devanciers. L'Ordre allait bientôt du reste reprendre énergiquement sa mission d'Ordre militant et maritime : Wignacourt porta la guerre chez les Infidèles, dès l'année qui suivit son élection. Les galères de Malte s'emparèrent de Mahomette en 1602 (1) et firent la chasse aux pirates sur tous les points de la Méditerranée.1. Ville et port de la côte d'Afrique.
Les Chevaliers saccagèrent Lépante et Patras (1604), puis ils prirent une des dépendances de Rhodes, Lango (1611), surprirent Lajazzo et en rasèrent les fortifications et emportèrent d'assaut Corinthe, perdue par les Vénitiens en 1459, où ils firent un grand butin. Les galères rapides et insaisissables de Malte redevinrent la terreur des pirates et des Infidèles, d'une extrémité à l'autre du bassin méditerranéen, sous la conduite des moines-chevaliers. Le sultan Achmet Ier (1603— 1617) jura de se venger de ces entreprises : en 1615, une flotte de soixante vaisseaux turcs, ayant à bord 5000 hommes environ, sans compter leurs équipages, tenta un débarquement dans l'île de Malte. Mais les côtes étaient très-bien défendues par les ouvrages élevés à la Baie-Saint-Paul, à Marsa-Scala, à Marsa-Scirocco, dans l'ile de Cornino ; les canons énormes, enlevés aux Turcs, armaient ces ouvrages; le système de fortifications était si bien combiné pour rendre une descente impossible, que les Turcs échouèrent dans leur tentative.
Le plus grand titre de gloire de Wignacourt, c'est la construction d'un aqueduc (1610— 1615), d'une longueur de 7466 cannes (15, 649 mètres), amenant l'eau d'une source qui existait à Dia Chaudul, au Nord de La Notable, jusqu'à la Cité-Valette et au palais du Grand-Maître. On comprendra l'importance de cet ouvrage, digne des Romains, si l'on se souvient de la pénurie d'eau à Malte et des désastres qui en résultèrent. Cet aqueduc est élégamment et solidement bâti. Le dicton du temps caractérise bien l'importance de l'oeuvre. « La Valette, disait-on, a donné à la ville un corps; mais Wignacourt lui a donné une âme. » La construction coûta 154.864 écus maltais; mais le nom de Wignacourt est vivace aujourd'hui encore dans le coeur des habitants, et l'inscription placée sur une colonne près de l'aqueduc est un souvenir de gloire pour ce grand-maître et pour l'Ordre tout entier. Elle est ainsi conçue : Fratri Alophio de Wignacourt, magno magistro, valletam urbem et arcem dulcissimis aquis vivificanti aeterna salus ! « Il fut apporté aussi de nouveaux perfectionnements au système de défense, afin de mettre les fortifications à la hauteur des progrès de la science militaire. L'Ordre avait reconquis sa haute influence, et l'île était florissante. En cinquante années à peine, la population avait crû de 10.000 à 52.000 âmes : c'était peut-être proportionnellement à sa superficie, le pays le plus peuplé de la terre.
Mais cependant cette gloire et cette prospérité allaient être traversées par de nouvelles dissensions intestines, suscitées surtout par les prétentions de l'Inquisiteur et de l'Evêque de Malte qui cherchaient à s'emparer des attributions souveraines du Grand-Maître. Des expéditions contre les Turcs firent une diversion utile. Les troupes de l'Ordre assaillirent avec succès, en 1620, Castel-Tornese, le principal magasin de la Morée; mais elles durent se retirer sur leurs galères, pour éviter de voir couper leurs communications par un corps de 4000 hommes qui marchait au secours de la ville; elles se rembarquèrent du reste en si bon ordre qu'elles ne perdirent pas un seul homme dans cette entreprise. Il y eut aussi une descente sur les côtes de Barbarie, et une tentative sur Suse, qui n'aboutit à aucun résultat.
Frère Wignacourt mourut, à l'âge de 75 ans, le 14 septembre 1622, après 22 années de magistère, laissant une marine florissante et bien munie. Il avait reçu des empereurs romains le titre de Prince Sérénissime, et ce titre lui avait été confirmé par le pape Clément VIII (1).
1. Les actes établissent que dès le XVe siècle on disait : Monseigneur le Maître, et même : Très-révérend et très-illustre Seigneur, Monseigneur le Grand-Maître de Rhodes, Frère ... (Voyez entre autres Rapport du Commandeur de Bourdon, du 1er octobre 1527)
Les empereurs Rodolphe II, par Lettre patente du 20 mars 1607, et Ferdinand II, par Lettre Patente du 16 juillet 1620, conférèrent et confirmèrent aux grands-maîtres le titre de princes du Saint Empire (Archives de l'Etat, à Vienne, Registre du Saint-Empire). Cet exemple fut suivi par le pape Urbain VIII, qui leur donna, par bulle du 10 juin 1630, le même titre qu'aux cardinaux et aux trois Electeurs ecclésiastiques de l'Empire, celui d'Eminence. Nous devons cependant constater que, dans une lettre datée de Vienne, le 9 septembre 1622, l'empereur Ferdinand II ne donne à ce grand-maître que le titre de Révérend (Pauli, C. d. di M, II, p. 276), tandis que dans une autre lettre de juillet 1623, ce même empereur appelle son successeur : « Très Révérend et très-illustre prince, dévoué, sincère, à nous cher » (Pauli, C. d. di M. II, p. 281). Cela prouverait, en combinant ces données avec l'inscription de son mausolée qu'on lira plus loin, que l'acceptation publique du titre de prince ne serait que de peu de jours avant la mort de Wignacourt. On remarquera que l'épitaphe de Frère Antoine de Paula (1636) renferme ces titres; Principi gratissimo, splendissimo, et que celle de Frère Mendez Vasconcellos (1623) parle seulement du pimcipatus du Grand-Maître. Quant au grand-prieur d'Allemagne, il reçut par diplôme du 8 février 1546, le titre et le rang de prince de Heitersheim pour lui et ses successeurs (Il eut le 29e rang à la Diète, parmi les princes ecclésiastiques).
Son désappropriement (1) enrichit l'Ordre de 204.607 écus, de 200 esclaves et d'une réserve de 4000 salmes de blé.
1. Abandon à l'Ordre, avant la mort, en vertu du voeu de pauvreté.
Son mausolée nous montre son buste, dans un médaillon très-orné et surmonté de ses armes, écartelées avec celles de l'Ordre, et une longue épitaphe : Beo. Opt. Max. Fr. Alophium de Wignacourt Francia nobilem genuit, tuendae fidei studium, sacrae hyerosolymitanae militiae devotio, illibata castitas, pietas in Deum perpetua, nullis in sacris defatigata religio, magnanimitas injuriarum condonatrix, innocens dolique ignara probitas, reliquusque virtutum senatus, magnum hospitalis S. Joannis hierosolymitani magistrum militiaeque principem dixerunt. Illius prudentiam conservata vexiili in regio classe praerogativa, sanctissimi sepulchri praefectura sibi posterisque adjuncta (2), in memoria totius ordinis posuere sempiterna, Illius armis semper victricibus gemina Lepante et Patrassi castella uno impetu expugnata, direpta Mehemetta (Africa), depopulatae Tornesii arces, capta sine numero barbarum navigia, repulsae classium incursiones, toti orienti suasere formidandum. Illius munificentia cincia turribus melita, Valetta munita propugnaculis, sitientes terra marique popidi perennibus aquae fontibus potati, occidenti reddidere carissimum. Invisere benevoli regcs, infideles coluere, in legatis honore insolito omnes christiani principes. Imperator Ferdinandus, suffragantibus meritis, succlamante orbe universo, titulum serenissimi principis augendum decrevit (3). Sed heu ! regum delitias, equitum splendorem, terrorem barbarorum, virtutum domicilium, aquae demum guttula de medio sustulit, iisdem aquae laticibus, quos per Melitam large effudit vice lacrymarum, perenniter lugendum. Falleris !
Ac post annos sexaginta sub humili crucis jugo religiosissime transactos tres supra viginti, crucis honoribus terra marique propagatis, in supremo magistratu laboriosissime consumptos, ipso die sanctae crucis exaltatione sacro, ad aeternos ejusdem crucis honores, et praemia a munificentissimo crucis studiosorum remuneratore evocatus est, anno salutis MDCXII. aetat. LXXV.
Vivet in memoria posterorum, in regun annalibus, in amplificata successorum dignitate (4), in exornata praeclaris aedificiis Veletta, in propagato ubique aerario, sacrae crucis hierosolymitanae nomen et honor. 2. Ce membre de phrase est d'une haute signification : il note un fait qui a été négligé par les historiens et qui confirme le titre de Chevaliers du Saint-Sépulcre des Hospitaliers; le sens du passage est en effet celui-ci: Le gouvernement du Saint-Sépulcre fut acquis à lui et à ses successeurs.
3. A défaut d'autres preuves, cette phrase mettrait hors de doute la collation du titre de prince sérénissime à Wignacourt, pour lui et ses successeurs, par le chef du Saint-Empire-Romain.
4. Ce passage se rapporte à la même collation du titre de prince du Saint-Empire; il est certain que ce titre peut être considéré, au point de vue féodal, comme un accroissement de dignité pour les grands-maîtres.
Le portrait de ce grand-maître est à Paris, au Musée du Louvre : ce prince y est représenté tête nue, armé de pied en cap, tenant le bâton de commandement semé de croix d'or, et accompagné d'un page qui porte son casque. Le tableau est de Michel-Ange de Caravage; il doit avoir été peint par celui-ci (M-A. Amerighi), pendant le séjour qu'il fit à Malte, en 1608 ou 1609, pour se faire recevoir Servant d'armes de l'Ordre.
Les monnaies sont conformes aux types connus; on remarque sur une pièce, entre les branches de la croix de Malte, la date de 1609; on a des pièces fiduciaires de 1619 et d'autres avec le : VT COMMODIVS. Toutes les monnaies, à l'exception des sequins d'or du modèle connu, portent les armes écartelées ou simples du Grand-Maître. On possède trois belles médailles de Wignacourt : la première est d'argent, et porte, à l'avers, le buste du grand-maître tourné à droite, avec la légende : F. ALOFIVS DE WIGNACOVRT, au revers, l'écusson orné, écartelé et surmonté d'une couronne, et la date de 1607, avec la légende : (Croix de Malte) M. MAGISTER HOSPITALIS HIERVSALEM; — la deuxième est la même sans millésime, et avec la figure du grand-maître vue de trois quarts, regardant en droiture; — la troisième est de bronze; au dessus de la couronne sont les initiales : D.O.M., comme légende, au revers, on lit : (Croix de Malte) PRINCIPIVM ET FINEM HABI SVMMO A DEO. Le buste plus jeune est plus dégagé. Ces médailles se rapportent nécessairement aux faits les plus mémorables du règne de Wignacourt.
12 — Frère Ludovic de Vasconcellos, (1622-1623)
Frère Ludovic de Vasconcellos, ne survécut que six mois à son élection au magistère. Il était de la Langue de Castille et Portugal, et bailli d'Acre. Ses grandes qualités d'homme d'état s'étaient montrées dans plusieurs ambassades; sa bravoure était connue: il avait pris part, comme volontaire, à la dernière expédition contre Suse; mais il mourut dès le 7 mars 1623. C'était une fâcheuse coutume de nommer des Chevaliers déjà si âgés à la dignité suprême, car c'était créer des vacances fréquentes, et cela était préjudiciable à l'unité de direction dans les affaires de la communauté. Vasconcellos avait quatre-vingts ans, lorsqu'il fut élu : il n'avait donc plus, malgré sa haute expérience et l'autorité de son âge, la vigueur nécessaire par gouverner avec l'énergie voulue dans une heure difficile, si une telle occurrence se rencontrait, et pour défendre les prérogatives de l'Ordre ou pour mener à bien l'exécution des mesures nécessaires au maintien de l'intégrité du corps tout entier. Son mausolée est orné, surmonté de l'écu aux armes écartelées et sommé de la couronne; il nous offre, comme le précédent, le buste du Grand-Maître, tête nue et armé. En voici l'inscription : D. 0. M. Frère Ludovicus Mendes de Vasconcellos, qui per singulos pacis bellique gradus ad summum magisterii culmen virtute duce condescerat, in sexto vix principatus mense fato bonis infausto praeriptitur, cunetis optatus, nulli non lacrymatus, hic conditur nonis martii M. D. CXXIII. On ne connaît de ce grand-maître que des pièces d'argent du type courant : on n'a de lui ni monnaies d'or, ni monnaies fiduciaires, ni médailles.13 — Frère Antoine de Paula, (1623-1636)
Frère Antoine de Paula, grand-prieur de Saint-Gilles, fut élu à l'âge de 71 ans, sur le voeu exprimé par Vasconcellos, à son lit de mort, malgré les calomnies répandues contre lui par le parti qui lui était hostile. Il sut prouver que sa vie était à l'abri du blâme. Il se hâta, aussitôt après son intronisation, d'envoyer des Ambassadeurs au pape Urbain VIII et aux cours d'Europe, pour protester contre les nominations qui se faisaient dans l'Ordre, au mépris des droits et prérogatives du Grand-Maître et du Chapitre. On dit que ses protestations eurent peu de succès; une des conséquences de ces nominations par voie irrégulière fut, que des commandeurs et même de simples chevaliers refusèrent de répondre aux convocations du Grand-Maître ou de faire leurs caravanes, comme leurs voeux les y obligeaient. Paula résista, autant qu'il était en son pouvoir, contre ces abus qui privaient l'Ordre d'un de ses grands moyens d'action, la nomination aux commanderies et offices, en récompense de services rendus, et menaçaient même la constitution organique de l'Ordre, en relâchant les liens de la discipline et de l'obéissance. Pour faire diversion à ces préoccupations qui troublaient la paix intérieure, Frère de Paula fit armer en course une sixième galère, donna au Chevalier Valdi le commandement de la flotte et lui ordonna de purger la mer des pirates, qui recommençaient leurs ravages. Valdi remporta plusieurs victoires sur les corsaires, auxquels il reprit 400 esclaves chrétiens; mais Venise, l'éternelle envieuse de toute gloire, chez elle et au dehors, fut irritée de ces succès : elle chercha querelle aux Chevaliers, en revendiquant comme faite dans les mers de sa dépendance, la prise de quatre vaisseaux africains chargés d'esclaves, dans les eaux de Zante (1634). Le conflit n'eut pas de suites. L'Ordre éprouva quelques pertes. Un assaut sur Sainte-Maure échoua (1); deux galères furent perdues, beaucoup de Chevaliers et de soldats chrétiens furent tués ou menés en captivité. Il y eut cependant à ces pertes une compensation : ce fut la révolte des esclaves chrétiens, sur la galère du Bey de Famagouste, dans les eaux de Chypre; ils s'emparèrent de la galère et l'amenèrent dans le port de Malte.1. Forteresse et port de l'île du même nom, ou Leucade (Mer Ionienne).
Les dernières années du règne de Frère de Paula furent attristées par des événements fâcheux pour l'Ordre. Les chrétiens latins perdirent le droit de garde du Saint-Sépulcre et les Chevaliers étaient tout particulièrement atteints, dans leur nouvelle mission à Jérusalem (depuis le magistère de Frère Alofe de Wignacourt). Ce résultat était le fruit des intrigues et des moyens de corruption mis en oeuvre par les grecs schismatiques. Le Grand-Maître voulait leur déclarer la guerre, mais le Chapitre n'approuva pas l'entreprise. Il se passa enfin un fait d'une haute gravité. C'était une règle de l'Ordre de convoquer tous les cinq ans un Chapitre général, afin de revoir les Statuts et de les modifier selon les circonstances. Urbain VIII insista pour que l'Inquisiteur, qui n'appartenait à l'Ordre à aucun titre, présidât le Chapitre général de 1631, sans y avoir voix délibérative, mais avec droit de prorogation et de dissolution. Quel coup n'était-ce pas porter à l'indépendance de l'Ordre, que de placer ainsi sous la surveillance d'un tiers, sans qualité à cet effet, les délibérations relatives à son administration intérieure et à sa discipline ! Le Grand-Maître n'avait plus assez d'énergie pour résister à cette mesure : il eut même la faiblesse d'éloigner de la Résidence tous les jeunes Chevaliers qui se seraient opposés à cette concession. Mais ce fut le dernier Chapitre général, tenu à la Cité-Valette, et les Statuts qu'on y établit et dont la rédaction fut confiée au prieur Imbrolt, ont réglé et règlent encore quelque point de dispute que ce soit (1). Nous mentionnerons encore sous le magistère de Paula, le recensement de Malte, de Comino et de Gozzo, qui établit que la population avait bien augmenté : il s'y trouvait, sans compter les Chevaliers et les ecclésiastiques, 51.750 habitants; puis les ordonnances relatives à la mise en circulation de 2000 écus de monnaie de cuivre neuve, en date du 6 août 1628, celles relatives au pesage des pièces au-dessus d'un écu, pour parer à la fraude qui consistait à les limer, en date du 7 août 1631, celles relatives à l'ouverture d'une enquête sur la monnaie fausse de 8 réaux, en date du 18 avril 1636. Parmi les ouvrages construits par ses ordres, on remarque la ligne fortifiée qui ferme la presqu'île de La Valette, du côté de la terre, l'église et le couvent de Sainte-Thérése, à Burmola, le Casal-Neuf, auquel il a donné son nom.
1. Voyez Abbé Vertot, Histoire de l'Ordre (Documents)
Il mourut le 10 juin 1636, après une maladie de trois mois. Son mausolée et ceux des grands-maîtres suivants reproduisent le médaillon et les armes ; son épitaphe retrace brièvement sa vie : Fratri Antonio de Paula, magno militiae Merosolymitanae magistro, principi gratissimo, qui ob egregias animi dotes vivens, in omnibus sui amorem, extinctus desiderium excitavit, pacem mirifice coluit et affluentiam. Ordinis vires, opes addiditit auxit. Ampliori munire vallo urbem aggressus, cum annum ageret Magisterii decimum quartum, aetatis supra octogesimum, diuturno cum morbo constanter conflictus, semper se ipso major, piissime ac religiosissime quievit in Domino, septimo id. Junii anno Sal. MDCXXXVI.
Nous ne relevons rien de particulier dans les monnaies; nous trouvons cependant deux pièces fiduciaires de 1629, avec les chiffres X et V, à l'écusson écartelé, aux mains entrelacées, et à la devise : NON AES SED FIDES; les emblèmes et les légendes sont les mêmes. Mais on connaît deux belles médailles de ce grand-maître :
1 — Une médaille d'argent, 40 m. m. Avers : F. ANTONIVS. DE. PAULA. M. M. H. H., Buste du Grand-Maître, armé, regardant à gauche, de trois quarts; au dessous, la date de MDCXXXVI : Revers 2 FAVSTIS OMINIBVS; Saint-Jean avec l'étendard et Saint Paul avec l'épée, sur un fond d'écueils;
2 — Une médaille sans revers : (Croix de Malte) ANTONIVS DE PAVLA. M. M. HOS. HIE. EPE; Buste à droite avec cuirasse, croix sur la poitrine et collier;
3 — Une médaille de bronze, 62 m. m. Avers : F. ANTONIVS. DE. PAULA. M. M. HOSP. ET. S. SEPVLCHR. HIERV. Buste à gauche avec la croix et le collier. Revers : LEAVLTE PASSE TOVT, écusson écartelé, surmonté de la couronne (cette médaille portant le titre de l'Ordre de l'Hôpital et du Saint-Sépulcre doit être une protestation).
14 — Frère Jean Paul Lascaris, (1636-1657)
Frère Jean Paul Lascaris, bailli de Manosque, était de l'antique maison des Empereurs de Constantinople. Il avait 70 ans et faisait partie de l'Ordre depuis un demi-siècle, lorsqu'il fut élu au magistère. Il se préoccupa tout d'abord de perfectionner encore le système de défense de l'île, d'augmenter les approvisionnements des arsenaux et des magasins de subsistances. Il émit, pour subvenir aux dépenses, une grande quantité de monnaies fiduciaires. On a un nombre considérable de pièces de 4, de 2, de 1 tari, en cuivre, de Lascaris. Les travaux des fortifications furent dirigés par Florian, un des plus habiles ingénieurs de cette époque. La Cité-Valette, avec ses annexes, ses forts avancés, ses ouvrages et ses lignes de remparts; l'île tout entière avec ses forts et ses bastions détachés, mais reliés entre eux, était devenue une citadelle inexpugnable qui pouvait braver toute entreprise des Infidèles. L'ingénieur reçut en récompense le titre de Chevalier de Grâce, qui était alors très-difficile à obtenir. L'Ordre, grâce à lui, était en état de jouer de nouveau son rôle glorieux, dans le drame des luttes de la civilisation contre la barbarie, du monde chrétien contre le monde musulman, dans les eaux de la Méditerranée. En ces temps-là, pas plus qu'aujourd'hui, l'Orient resplendissant n'était, quoi qu'en ait dit un récent voyageur, le foyer de lumière du monde; car alors, comme aujourd'hui, lorsqu'on cherchait l'intelligence, le sentiment, la vertu, c'était vers l'Occident qu'il fallait se tourner; alors, comme aujourd'hui, il n'y avait pas d'actes inspirés par le fanatisme musulman, ou par l'ambition de quelque conquérant avide, qui fussent à la hauteur des actions héroïques des moines-chevaliers, combattant avec Dieu et sous le signe sacré de la Croix. L'Ordre se voua donc de nouveau à l'accomplissement de sa mission, et rien ne lui fit oublier alors quel était le but même de sa fondation, quelle était la condition primordiale de son existence.Qu'importait donc par exemple que le Gouverneur de la Sicile, pour venger l'Espagne, de ce que des Chevaliers avaient pris part contre elle à la guerre de Trente Ans (1618-1648), refusât tout d'abord de laisser exporter des grains sur les vaisseaux de l'Ordre, et fît même canonner ces vaisseaux ? L'indignation générale de l'Europe força le gouverneur à désavouer ses subordonnés et à s'empresser de fournir à Malte tout le grain nécessaire. Qu'importaient même quelques dissensions intestines ? Cela ne dura pas longtemps, et, en 1639, les agitateurs furent forcés de quitter l'île. L'Ordre s'empara, en 1638, de vingt navires marchands turcs, escortés de trois vaisseaux ; ceux-ci furent pris aussi bien que les navires marchands. Charolt commandait les galères de Malte. La flotte des Chevaliers captura, en 1640, dans le port de Tunis, six vaisseaux des corsaires; elle conduisit à Malte, en 1644, une caravane qui s'était embarquée pour Constantinople, sous la protection de trois bâtiments de guerre. Le sultan ottoman, Ibrahim, souverain d'Egypte, irrité par la prise d'une cargaison très riche destinée au Caire et de personnages turcs qui tombèrent à cette occasion entre les mains des Chevaliers, envoya au Grand-Maître un héraut lui déclarer la guerre. Toutes les mesures nécessaires étaient depuis longtemps prises pour soutenir un siège ; les Chevaliers arrivèrent à Malte, en grand nombre, pour répondre à l'appel de leur chef et faire noblement leur devoir (1). Le vicomte d'Arpajon, riche seigneur français, y conduisit 2000 hommes équipés à ses propres frais. Il sacrifia ainsi à la cause une grande partie de sa fortune. On le nomma Capitaine général et on lui conféra en récompense, pour lui et ses descendants par ordre de primogéniture, le droit de porter la grand 'croix d'or de l'Ordre de Saint-Jean. Malte ne fut point attaquée : l'ennemi tourna ses armes contre l'île de Candie, et les Chevaliers accoururent pour la défendre. C'est là que le chevalier Charles de Sales fit des prodiges d'audace et fut retiré à demi-mort de dessous les décombres d'un bastion (1649) ; François de Sales, le saint, était le frère de ce vaillant soldat. Les troupes et les galères de l'Ordre tinrent en échec les Infidèles ; la flotte maltaise livra plusieurs batailles navales, près des Dardanelles, à la flotte turque, et garda sans cesse l'avantage : en 1655, elle prit ou coula 14 vaisseaux; une autrefois, elle dispersa les forces ennemies et s'empara de l'île de Ténédos. L'Ordre aurait pu prendre et garder Candie; mais la surveillance jalouse des Vénitiens l'empêcha de réaliser ce plan d'une exécution facile et d'une importance considérable pour l'accroissement de ses ressources. Nous verrons plus loin cependant quels privilèges Venise conféra à ses membres, en reconnaissance de leurs hauts faits d'armes et de leur généreux désintéressement.
1. Quatorze cents Chevaliers et près de 17.000 hommes se trouvèrent réunis.
Nous avons encore à enregistrer quelques événements qui appartiennent à ces Annales. C'est en 1642 que commencèrent les négociations relatives à la première érection d'un grand-prieuré de Pologne avec les Rois de Pologne.
(Nous donnons en note les documents qui se rapportent à cette affaire (1642— 1711) (1).
1. Pauli, C. d. di M., II, Nº 329, p. 344. Année 1642. Lettre de Wladislas, roi de Pologne, grand-duc de Lithuanie, de Russie, de Prusse, de Moscovie, de Samogitie, de Livonie, etc, à son très cher ami, le très illustre et très vénérable grand-maître, Jean-Paul Lascaris.
« Magna cum animi nostri molestia accepimus, Nationem Polonam a tanto temporis intervallo Prioratui Bohemiae sacri ordinis melitensium, pari cum Bohemis ipsis, Moravis et Silesitis, et Austriacis ratione adunatam, nunc primum iniqua novitate, per summam Gentis iniuriam et quemdam contemptum, ab ea Nationum societate avulsam, a concursu Dignitatum et Commendarum eiusdem Prioratus arceri atque excludi. Quae res cum non privatorum modo Equitum, eorumdemque de re Catholica optime meritorum iustum dolorem provocet, verum etiam Universae Nationi Polonae non mediocrem infamiam inferat, vindicare ab ea gentem de ordine vestro meritissimam, quamprimum aequum censentes; peculiarem Prioratum in Regno nostro Poloniae instituere in animum induximus, illumque Illustri Sigismundo Carolo Radivilio Duci in Olyka, et Niesniez, Sacri Romani Imperii Principi Pocillatori Magni Ducatus Litbuaniae, Equiti eiusdem Sacri Ordinis, viro Natalium Familiae suae splendore, maiorumque suorum plurimarum Dignitatum et Magistratuum amplitudine conspicuorum clarissimo; et sicut de Ordine suo rebus praeclare et fortiter gestis, ita et de Ecclesia Dei, Nobisque et Regno nostro in variis expeditionibus bellicis, praesertim contra Christiani Nominis Hostes Turcos, et Tartaros susceptis, optime promerito, deferre statuimus. Amanter igitur ab Illustritate Vestra contendimus, velit pro officio authoritateque sua, una cum universa Religione, hoc institutum nostrum assensu suo, ratum et firmum habere, eumdemque ad dictum Prioratum, secundum Ordinem Religionis, instituere. Quare Illustritas vestra non solum Genti Poloniae et Magno Ducatui Lithuaniae, huic Ordini addictissimo, plurimum gratificabitur, verum etiam universam familiam Radiviliorum summopere devinciet. Nos vero, sicuti id gratissimo ab Illnstrate Vestra accipiemus animo, ita dabimus operam, ut hanc ipsius in subditos nostros propensionem et favorem benevolentiae nostrae officiis compensemus. Oui interea bonam valetudinem, et prosperos ex animo successus vovemus. Datuna Varsaviae, die 4 Mensis Aprilis 1642, Regnorum nostrorum Poloniae et Sveciae X Anno. Uladislaus, rex.
— Ibidem. II, Nº 330, p. 344, Année 1642. Lettre du même au Vénérable Conseil de l'Ordre, sur le même sujet, datée du même jour.
— Ibidem. II, Nº 331, p. 345, Année 1642. Réponse du Grand-Maître. Refus sous les formes les plus diplomatiques, vu les Ordonnances de Chef du Saint-Empire qui interdisent l'admission dans le prieuré de Bohême de chevaliers nés hors de ce royaume de Bohême. Quant au prieuré de Pologne à instituer, promesse d'y nommer le prince Radzivil avant tout autre (23 août 1642, Malte).
— Ibidem, II, Nº 382, p. 346, Année 1642. Réponse du Vénérable Conseil au Roi de Pologne, Exclusion des étrangers au prieuré de Bohême, décrétée à l'unanimité par le Conseil, conformément aux ordonnances impériales. Acceptation d'institution d'un grand-prieuré de Pologne, et du prince Radzivill comme grand-prieur (23 août 1642, Malte).
— Ibidem, II, Nº 361, p. 363, Année 1683. Lettre de Jean III, roi de Pologne, etc, à son ami très-vénérable et très-illustre, Fr. Grégoire Caraffa, grand-maître, lui racontant l'insigne victoire remportée sur les Turcs devant Vienne (13 septembre 1683, du camp turc et de la tente du Vizir, près de Vienne).
— Ibidem, II, Nº 395, p. 873, Année 1711. Commission donnée par Stanislas, roi de Pologne, relativement à certains biens de l'Ordre (provenant des ducs d'Ostrog) (19 janvier 1711).
Malte fut en proie à une grande famine, en 1648, et les Chevaliers manquèrent eux-mêmes de pain. Il y eut aussi des difficultés avec la France et avec la Sicile, par suite de la guerre continentale : d'un côté le vice-roi de Sicile défendit de nouveau l'exportation des grains ; d'un autre côté, le Grand-Maître ayant eu la faiblesse de céder à ces mesures et ayant pris parti contre la France, en refusant l'entrée du port de Malte à la flotte de cette puissance, le roi Louis XIV séquestra les biens de l'Ordre, dans ses Etats, par mesure de représailles, et le bailli de Souvré, ambassadeur de Malte à la Cour de France, eut beaucoup de peine à obtenir la levée du séquestre. C'était un imprudence d'autant plus grande d'irriter la France que, d'après les lettres du Vénérable Conseil de l'Ordre (Pauli, II, p. 337 et 338, année 1640) à Louis XIII et à Richelieu : « L'Italie rendait fort peu; la Bohème et l'Allemagne comme rien; l'Angleterre et le pays bas depuis un longtemps rien du tout. On n'avait que quelque chose du royaume de France et d'Espagne, pour subsister..., » affirmation réitérée dans la deuxième lettre. C'était aussi de l'ingratitude, car, en réponse aux suppliques de l'Ordre, la « Chambre du Grand-Conseil établie par le Roy pour le recouvrement des droits d'amortissement deubs à S. M. par les ecclésiastiques et autres gens de mainmorte » répartit (1640 et 1641) la taxe sur des bases équitables et confirma l'Ordre dans ses privilèges en le maintenant séparé du corps du clergé français. Saint Louis avait été son bienfaiteur; Louis XI avait par Lettres patentes, datées de Montils-les-Tours. le 20 septembre 1471, autorisé ses bien-aimés Religieux, Prieurs et Frères de l'Ordre et Hospital S. Jean de Hierusalem au Port de France, pour la défense de Rhodes, à parcourir le royaume pour lever des gens et rassembler des ressources de ravitaillement et d'armement; Louis XII avait envoyé des navires au secours de Rhodes, en 1499; François Ier avait, par Lettres patentes, datées de Saint Germain-en-Laye, le 19 mars 1527, confirmé à son cher et aimé Cousin le grand-maître de Rhodes les privilèges et immunités de l'Ordre en France; Louis XIII avait donné, le 25 mars 1615, des lettres de franchise à une galère à construire et armer tous les cinq ans pour l'Ordre, sur fondation du grand-prieur de Saint-Gilles; ce même roi Louis XIII avait témoigné en 1639 son affection à ses Très-chers et bons amis par lettre autographe du 12 avril; la reine Anne d'Autriche, son épouse, avait fait de même envers son cousin le Grand-Maître (Archives de Malte); Louis XIV avait promis sa protection à l'Ordre par lettre autographe à son cousin le Grand-Maître, du 22 mars 1644, et la Reine-Régente confirmait de même ses promesses de bienveillance (Archives de Malte). Il y eut aussi un incident avec la République de Gênes, à propos d'une question de salut maritime, suivi de l'attaque d'un vaisseau génois par les Chevaliers qui en abattirent le pavillon, et de l'exclusion de l'Ordre de tout aspirant de cette nationalité, jusqu'à ce que satisfaction eût été donnée par la République.
C'est sous le règne de Lascaris qu'une librairie fut fondée à la Cité-Valette, et que, par un décret de 1650, il fut ordonné que les livres appartenant à des Chevaliers ne seraient pas vendus à leur décès, mais seraient transportés à Malte. Cet établissement s'enrichit bientôt, par suite de cette mesure, d'ouvrages de grand prix.
Malgré tout ce qui pouvait contribuer à la prospérité de l'Ordre, celui-ci allait éprouver le contrecoup de la Réforme. Tant de princes allemands, grands et petits, avaient saisi l'occasion de cette prétendue introduction d'un christianisme évangélique, pour spolier les biens de l'Eglise et s'enrichir par une annexion successive des possessions des Chevaliers, et la paix de Munster et celle d'Osnabruck sanctionnèrent cette iniquité (1648).
Lascaris mourut, le 14 août 1657, à l'âge de 97 ans. Il fut inhumé dans la chapelle de la Langue de Provence, dans l'Eglise primatiale de Saint-Jean, à Malte. Le mausolée de ce grand-maître porte l'épitaphe suivante : D. 0. M Hic jacet frater Joannes Paulus de Lascaris Castelar Magnus Magister, et Melitae princeps, qui nascendo, ab iniperatoribus et comitibus Vintimiliae, accepit nobilitatem; vivendo in consiliis et legationibus regum fecit amplissimam; et moriendo inter omnium lacrymas, reddidit immortalem. Regnavit ann. XXI. inter principes fortunatus, erga subditor pater patriae, erga Religionem bene merentissimus. Septima triremi quam annuis redditibus stabilivit, nova commenda quam instituit, aliis atque aliis aedificiis quae construxit, tot nominibus terra marique victoriis omnibus celeber, soli Deo semper affixus, obiit die decima quarta Augusti, anno domini MBCLVII, aetatis suae LXXXXVII. Renovabitur ut aquila (Allusion évidente à l'aigle dans les armoiries de Lascaris-Castelar.)
Les monnaies d'or sont du modèle vénitien; celles d'argent rappellent celles des grands-maîtres précédents; les pièces fiduciaires portent les millésimes : 1643, 1637, 1639. Les médailles offrent ceci de particulier, que l'une a pour devise, au revers : IN HOSTES ET ERGA HOSPITE; qu'une autre présente, au revers, l'écusson écartelé supporté par deux aigles, sans légende; qu'une troisième montre le grand-maître coiffé d'un chaperon de forme nouvelle.
15 — Frère Martin de Redin, (1657-1660)
Frère Martin de Redin, était vice-roi de Sicile, à la mort de Lascaris; il était en outre prieur de Navarre (Langue d'Aragon). Son épitaphe, qu'on lira plus loin, résume ses hauts mérites, avant qu'il fût élu au grand-magistère. Il fut nommé en son absence; mais l'Inquisiteur de Malte, qui était son ennemi, ayant obtenu du pape Alexandre VII, une Bulle qui excluait de la magistrature suprême tout chevalier s'étant procuré des votes, par intrigues ou par simonie, déclara Redin coupable de corruption des chevaliers-électeurs; cependant Redin n'en fut pas moins élu et il eut la prudence de s'en référer à la décision du Saint-Siège, Alexandre VII lui donna gain de cause. Redin continua les fortifications de Malte. On ne signale sous son règne de près de trois années que la capture d'un galion turc et la destruction d'un autre par les galères de l'Ordre. Il mourut, le 6 février 1660. Voici, d'après Vertot, l'inscription gravée sur son tombeau; l'avant-dernière phrase parle d'une Croisade, à laquelle il avait offert de prendre part avec ses frères, soit comme chef, soit comme allié. D. 0. M. Aeternae memoriae sacrum M. Magistri D. de Redin magni Xaverii ob genus propinqui, cujus ante aetatem praematura virtus Siculae, deinde Neapolitanae classium praefecturam meruit. Adultus, ad summum pontificem et hispaniarum regem legatus profectus, exercitus regios apud Catalaunos et Gallicos, caeterosque Hispaniae populos, summo cum imperio rexit. Inde victoriis, meritis, atque annis auctus, ex priore Navarrae, atque Siciliae Pro-rege, princeps Melitae absens electus, insulam propugnaculis, ac turritis speculis, urbes aggeribus horreis, annona, ac vario belli commeatu instructis, constructisque munivit. Ducis Bullonii exemplum secutus, expeditionis hierosolymitanae principibus Europae se ultro vel Ducem vel Comitem obtulit. Obiit die sexta frebruarii MDCLX, aetatis LXX, Imperii tertio.Les monnaies d'or sont du type vénitien; les monnaies d'argent sont du modèle précédent. Il faut mentionner une médaille d'argent, 28 m. m., et une médaille de bronze, 52 m. m., plus curieuse, car elle porte simplement, à l'avers : F. DON MARTINVS. M. M. H. H. PNPS MEL. ET GAVL. POST MVNITAM ARMIS ET ARCIE HANC INSVLAM AD MDCLIX, et, au revers :
VETVSTA HVIVS CIVITATIS PENE DIRVTA PROPVGNACVLA NOVAT INCOLARVM MVNIMINI FACIT FVNDAMENTA, sans autres signes ou emblèmes. Il s'agit des réparations faites aux fortifications, et sans doute du plan et de la pose des premières assises de l'immense demi-cercle fortifié, qui entoure les cités Borgo, Burniola et La Sengle, nommé Cotonera, du grand-maître qui en a achevé la construction.
Annales de l'Ordre de Malte ou des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem - Chevaliers de Rhodes et de Malte. Depuis son origine jusqu'à nos jours et du Grand-Prieuré de Bohème-Autriche et du service de Santé volontaire. Par Félix de Salles. Vienne 1889.