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Maîtres et Chevaliers des Ordres de l’Hôpital, Rhodes, Malte
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Ordre de Saint-Jean de Jérusalem

Mon propos aujourd’hui est de vous parler de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, ou Ordre de l’Hôpital, qu’à partir de 1535 on a appelé Ordre de Malte.
Il me faut quelque audace pour parler encore ici d’un Ordre militaire, après la magistrale et toute récente conférence de notre collègue Gutton sur les ordres espagnols.
Mon excuse est que ma vocation d’historien a commencé par l’étude des Commanderies de Saint-Jean de ma province de Forez, et que ma carrière de diplomate s’est terminée dans l’île où l’Ordre exerça sa souveraineté pour la dernière fois.
Or j’ai si souvent, quand j’ai eu entre les mains des manuscrits, documents, ou ouvrages sur l’Ordre de Saint-Jean, trouvé associé aux faits essentiels de son Histoire le nom de la Provence ou des nems de Provençaux, que mon sujet de ce soir se trouvait tracé de lui-même. Et ce sont ces contacts entre les Hospitaliers et votre province que je vais évoquer devant vous.
Ils ont commencé tout de suite, puisque la tradition constante de l’Ordre fait d’un Martégal son fondateur. Ils ont continué, en se développant, tant en Terre-Sainte et à Rhodes qu’en Provence, où l’Ordre fut toujours le fidèle allié des maisons provençales d’Aragon et surtout d’Anjou. Et ils ne se sont détendus que lorsque l’union à la France a fait perdre à la Provence son indépendance et à la langue de Provence, dont je vais vous parler, sa place prépondérante dans l’Ordre.
Vous le savez, le mot « Provence » a beaucoup d’acceptions géographiques, et il faut que je vous dise avant tout ce que ce mot représentant pour l’Ordre de Saint-Jean.

Sa première maison d’Occident avait été fondée avant 1113, c’est-à-dire moins de 14 ans après la prise de Jérusalem par les Croisés, à Saint-Gilles du Gard, alors fief de la famille de Toulouse. La Provence à l’époque était partagée entre les trois arrière-petites filles de Guillaume le Libérateur, le dompteur des Sarrasins, qui n’avait plus de descendance mâle. L’une des 3 avait apporté à la maison de Toulouse le Marquisat de Provence, c’est-à-dire les Comtats, Avignon, et la rive gauche du Rhône de la Durance jusque vers Valence.
La seconde avait apporté à la maison d’Urgel le comté de Forcalquier qui allait jusque vers Gap.
La troisième avait apporté à la maison d’Aragon le pays compris entre le Rhône, la Durance, les Alpes et la mer, soit à peu près la Provence actuelle.

Pour les chevaliers de Saint-Jean, la Provence, c’était non seulement les parts des trois héritières, mais encore toutes les possessions de Raymond de Saint-Gilles et de sa famille qui s’étendaient jusqu’à Toulouse. Et lorsque quelques années plus tard les possessions de l’Ordre, qui déjà couvraient l’Europe, furent divisées en « langues », la langue de Provence s’étendit tout naturellement d’Ouest en Est de Toulouse à Nice, et du Nord au Sud de Rodez et Gap jusqu’à la mer. Quelques-uns des Provençaux dont je vais vous parler pourront donc être Languedociens ou Dauphinois, mais ce seront tous des chevaliers de la « Langue de Provence », et l’Ordre les appelait tous indistinctement des « Provençaux » Ces précisions indispensables étant apportées, je puis maintenant entrer dans le vif de mon sujet.

Et d’abord la création de l’ordre de Saint-Jean. On a contesté, en Italie surtout, l’appartenance provençale du fondateur, dont la Bulle que lui adressa en 1113 le pape Pascal II ne donne que le prénom de Gérard. Frère Gérard dirigeait à Jérusalem, avant la première croisade, un hospice pour pèlerins, fondé sans doute par des marchands d’Amalfi, et, mis en prison par les Musulmans lors de l’approche des croisés, fut libéré dès la prise de la ville. Mais, à défaut d’autres textes, la tradition la plus ancienne de l’ordre en a toujours fait un martégal, et le rattache à une famille Tenque, de l’Isle-Saint-Geniès. Le premier texte historique faisant mention de l’ordre, qui remonte à 1140, lui donne une origine « Française », sans préciser, mais il a été écrit vingt ans après la mort de Gérard. Il y eut une contestation que trancha en 1727 un grand-maître de l’Ordre de Malte, d’ailleurs Portugais, en envoyant aux Consuls de Martigues des reliques du Bienheureux Fondateur. Pierre Puget, au siècle précédent, avait déjà sculpté la tête actuellement conservée à Martigues et censée représenter Gérard Tenque.

S’il était besoin d’ailleurs d’étayer cette tradition, je pourrais constater que le premier établissement de l’Ordre en Occident fut fondé à Saint-Gilles, tout près de Martigues, et non en Italie du Sud, et que la maison de Saint-Gilles fut pendant près d’un siècle la capitale occidentale des maisons de l’Ordre dans toute l’Europe. Dès le début, c’est en Camargue, en Arles et en Avignon que l’Ordre s’établit le plus solidement.
Gérard ne porta jamais le titre de Maître de l’Ordre, Il se consacra toute sa vie au service des pauvres et des malades, et mourut probablement en 1120.

Ses trois successeurs, que j’étudie ensemble, car autant que l’on puisse en juger ils formèrent une sorte de direction collégiale, bien que grands maîtres l’un après l’autre, venaient du même coin et avaient le même âge. Ils venaient de cette frange aujourd’hui dauphinoise, qui, sous la suzeraineté de Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, faisait partie du Marquisat de Provence, et mettaient si peu en doute leur appartenance provençale que, fixant grosso modo les limites de la première circonscription géographique de l’Ordre en Occident, qu’ils appelèrent « Langue de Provence », ils y comprirent pour commencer leur contrée natale.

Ils s’appelaient Raymond Dupuy, Auger de Balben, et Arnaud de Comps, et furent les premiers à prendre le titre de maître ou grand-maître de l’Ordre. Ils le dirigèrent, le premier pendant plus de quarante ans, et les autres moins de deux ans chacun, de 1120 environ jusque vers 1163.

Raymond Dupuy, auquel se rattachent les Dupuy-Montbrun, qui ont au XVIe siècle marqué l’histoire de la Provence, partagea son temps entre la Terre Sainte et l’Occident, où le développement extraordinaire des commanderies de l’Ordre l’obligeait à discuter avec chaque souverain les conditions d’application de leurs privilèges. Il resta en Terre Sainte jusqu’à la fin de la deuxième croisade, pendant laquelle il fut le conseiller très écouté du jeune roi de France Louis VII. Puis il partit pour la France, mais ses deux « frères » et futurs successeurs assuraient d’une main ferme en son absence la direction de l’ordre et la bonne application des règles fondamentales qu’ils avaient établies de concert, ou, si elles existaient déjà, avaient précisées.

Il semble bien en effet que l’on doive à ces trois Chevaliers provençaux ce qui fit l’ossature de l’Ordre. D’abord la définition des trois vœux, dont la Bulle du pape en 1113 ne parle pas. Puis l’accroissement des responsabilités des Chevaliers de l’Hôpital. Désormais, sans jamais oublier ses activités charitables ou hospitalières, l’Ordre sera chargé de défendre les pèlerins contre les Infidèles, et deviendra à ce titre le plus solide allié des rois de Jérusalem.

On doit enfin à ces bâtisseurs, — mais sans qu’il y ait encore l’extrême rigidité qui interdira plus tard de recevoir parmi les frères ceux qui n’ont pas leurs huit quartiers de noblesse — la division de l’Ordre en Chevaliers, Frères Servants, et Chapelains.
Je vous ai déjà dit un mot de l’organisation des biens de l’Ordre en Occident. Ces biens devenaient immenses. Limités d’abord à la Provence et à l’Italie du Sud, ils se multipliaient dans toute la chrétienté ; d’abord le reste de la France, puis l’Angleterre, l’Empire, voire même la Péninsule ibérique, où malgré la concurrence très efficace des Ordres Nationaux chargés de la reconquête, c’est à l’Ordre de Saint-Jean pour un tiers, et au Temple et à l’Ordre du Saint-Sépulcre pour le reste, qu’Alphonse 1er d’Aragon mourant avait légué en 1134 ses deux royaumes d’Aragon et de Navarre. Il n’était guère question d’exiger la délivrance du legs, auquel Aragonais et surtout Navarrais s’opposaient, mais Raymond Dupuy passa cependant en Espagne, et il obtint de l’Aragon des compensations importantes, si par contre les Navarrats furent inébranlables dans leur refus.
Dans la France du Midi, le développement de l’ordre était si rapide que dans la région de Toulouse on dénombrait vers 1122 plus de quarante sauvetés ou villes franches que l’Hôpital avait créées sur les domaines qu’on lui avait donnés depuis peu.
Raymond Dupuy décida donc de confier à la maison de l’Ordre située à Saint-Gilles, et qui devint Grand-Prieuré, la charge de diriger les possessions d’Occident, d’en centraliser les revenus, et de diriger régulièrement sur la Terre Sainte ces revenus et tous les approvisionnements nécessaires.

Et ce fut l’origine de la première grande circonscription territoriale de l’Ordre en Occident, cette « Langue de Provence » dont je vous ai donné les limites, qui ressemblent beaucoup à celles de l’ancienne Province Romaine lors de l’arrivée en Gaule de Jules César, et qui resteront inchangées jusqu’à la suppression en France de l’Ordre de Malte, le 31 juillet 1791, par l’Assemblée Constituante.

La première dotée d’organes de fonctionnement, la Langue de Provence étendit assez longtemps son influence au-delà même des limites qui lui avaient été fixées. J’ai trouvé par exemple, en 1263 encore, le Grand-Prieur de Saint-Gilles réglant avec l’Archevêque de Lyon des questions intéressant les commanderies de ma province de Forez qui à l’époque se trouvait depuis longtemps dans la langue d’Auvergne. Au cours du XIIIe siècle, en effet, s’étaient peu à peu organisées d’abord les deux autres langues françaises : Auvergne, puis France proprement dite, et, après, les quatre langues étrangères d’Italie, Aragon, Allemagne et Angleterre. Celle d’Aragon à la fin de la Reconquête, se dédoublera en « Langue d’Aragon et Navarre » et « Langue de Castille et Portugal », et nous arrivons à un total de huit langues qui ne variera plus.

A ces langues furent peu à peu attachées des dignités qui, lorsque l’Ordre deviendra Souverain, se transformeront en Ministères. La plus éminente de ces charges, celle de Grand Commandeur, fut bien entendu liée à la Langue de Provence.

Chef de la Langue, le Grand Commandeur — on disait aussi Grand Précepteur, — venait immédiatement après le Grand Maître et le remplaçait en cas de besoin. Il exerçait les fonctions de Ministre de l’Economie et des Finances, présidait la Chambre des Comptes, et était en outre le Surintendant de l’Arsenal et de l’Artillerie. Il était tenu de résider au Siège de l’Ordre, sauf plus tard le cas de campagne sur mer, et dirigeait l’« Auberge de Provence », maison qui hébergeait, non seulement les jeunes Chevaliers de la Langue pendant leur période de formation, mais également tous les services de son Administration.

La langue de Provence eut, d’un bout à l’autre de l’histoire de l’Ordre, le plus grand nombre de commanderies et le plus grand nombre de chevaliers. Par contre, après la mort d’Arnaud de Comps en 1163, il n’y aura plus en Orient, jusqu’à la perte de la Terre Sainte, de Grand Maître Provençal, à une exception près. La puissance des Croisés s’effrite ; des divisions se glissent parmi eux, et nos Chevaliers se contentent de se battre. Ils se font massacrer lors du désastre de Tibériade en 1187.

La poignée de survivants fait appel à un Provençal, Armengaud d’Aps, grand prieur de Saint-Gilles. Le nouveau Grand-Maître bat le rappel, et commandeurs et frères d’Occident s’empressent de venir combler les vides laissés par les disparus. Avec eux il prend une part essentielle à la troisième croisade, qui aboutit à la prise d’Acre. Il installe en Acre le siège de l’Hôpital, et meurt peu après. Un siècle va s’écouler avant qu’un Provençal n’occupe à nouveau le siège magistral, et ce sera encore à un moment critique de l’histoire de l’Ordre.

Nous allons laisser, pendant ce siècle, la Terre Sainte à son épopée et examiner ce qui pendant ce temps se passait pour l’Ordre, en Provence même.
De ses bases de départ de Saint-Gilles, de Martigues et du Bas-Rhône, l’Hôpital s’était établi en 1190 au Fort Saint-Jean à Marseille, li s’était très vite étendu vers la Provence intérieure, où ses commanderies-chefs, Puimoisson, Comps, et Beaulieu (à Solliès-Ville) s’appuyaient sur de nombreuses commanderies secondaire. Il avait, en 1211 ou 1212, acheté Manosque au comte de Forcalquier. Manosque, dans l’affaire, avait perdu ses consuls, mais était devenue après Saint-Gilles la plus importante maison de la langue de Provence. Très sûrs alliés du comte de Provence, les commandeurs locaux étendaient son influence en même temps que la leur, en lui apportant l’hommage des terres qu’ils acquéraient hors des limites du comté.

Dans ce vide féodal que constitua, au début du XIIIe siècle, après la dispersion des biens du comte de Toulouse, l’éclatement du Marquisat de Provence, si le Comtat Venaissin devint bien du Saint Siège et Avignon un peu plus tard, propriété indivise des femmes des deux frères de Saint Louis, les grands fiefs qui rendaient hommage à Raymond VII, baronnie de Sault, seigneuries de Montauban et de Mévouillon, future principauté d’Orange, devinrent en fait indépendants, puis oscillèrent entre l’hommage au Dauphin et l’hommage au comte de Provence. Les premiers comtes angevins, Charles 1er et Charles II, surent pousser leurs avantages vers le Nord. Et dans cette politique leurs auxiliaires les plus dévoués furent peut-être les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem.

Rapprochons quelques dates. En 1256 et 1257, Charles 1er reçoit des Mévouillon puis du Dauphin l’hommage de toute une partie du Gapençais ; en 1262 le prieur de Saint-Gilles au nom de l’Ordre, fait hommage au comte de la ville de Tallard et de toutes ses dépendances, situées au nord de la Durance : Barcillonnette, Vitrolles, Pelleautier, Esparron entre autres. Tallard échappera à l’Ordre, et à la Provence, au XVe siècle, mais toutes les dépendances resteront provençales jusqu’à la Révolution. Hommage, quelques années plus tard, sera également rendu pour les Commanderies de Lardiers et de Saint-Pierre-Avez, mais là l’inféodation à la Provence ne sera que temporaire.
Cette politique des Hospitaliers prend toute son importance lorsqu’en 1312 l’Ordre recueille les biens du Temple.

Ce sont à ce moment les importantes commanderies templières de Gap, de Sisteron et Lachau, pour ne parler que de celles situées pour leur plus grande partie outre-Durance, qui rentrent dans l’orbite provençale. En fait les Hospitaliers, tenant pour le comte toute cette frange nord, semblaient en préparer le rattachement à la dynastie angevine. Il faudra l’indifférence du comte Robert, trop occupé en Italie et en Dalmatie, pour arrêter cette expansion, et lorsqu’en 1337 le Dauphin Humbert II, sans héritier et criblé de dettes, lui offrira le Dauphiné pour 190.000 florins, il refusera l’offre. La Reine Jeanne, qui aurait pu à la mort de son grand-père reprendre la chose, mais qui est plus préoccupée de vendre Avignon au Pape, ne fera rien non plus, et c’est finalement vers le roi de France Philippe VI que se tournera le Dauphin. Le Dauphiné deviendra français et il ne restera, de cette tentative d’expansion vers le Nord et l’Est, que quelques enclaves provençales en terre dauphinoise.

Ces considérations sur les affaires de la Provence Comtale m’ont entraîné au-delà de la date à laquelle les Chevaliers de la langue de Provence jouent de nouveau un rôle primordial en Orient.
La Terre Sainte est définitivement perdue lorsqu’en 1291 le dernier bastion franc, Saint-Jean d’Acre, tombe au pouvoir du Soudan d’Egypte. Des trois ordres militaires qui ont été les derniers à assurer sa défense, le plus récent, celui des Teutoniques, se retire en Prusse orientale où il exerce une souveraineté contestée par les Polonais et les Templiers, et où il deviendra l’oppresseur des Slaves. Les Templiers, qui ont perdu leur Grand-Maître et la plus grande partie de leurs Chevaliers, se réfugient à Chypre et quelques années plus tard regagneront leurs maisons d’Europe. Leur ordre ne survivra pas vingt ans à l’abandon de la Palestine.

Restaient les Chevaliers de Saint-Jean. Eux aussi étaient réduits à une poignée de héros, la plupart blessés après avoir couvert l’embarquement vers Chypre de ce qui restait encore à Saint-Jean d’Acre de population chrétienne non encore captive. Ils s’étaient, les derniers, repliés sur Chypre, emmenant leur Grand-Maître Jean de Villiers, grièvement blessé, et le roi, Guy de Lusignan, qui ne les aimait guère, leur avait assigné comme résidence la ville de Limassol. Villiers battit, de là, le rappel, enjoignant à tous les membres de l’Ordre de rejoindre Chypre pour y tenir un chapitre général.

Le succès de cette convocation, à un moment où tous les princes chrétiens rivalisaient de tiédeur pour ne point partir en Croisade, dépassa les espérances du Grand-Maître. Tous les frères valides se groupèrent sur les côtes de Provence ou d’Italie Méridionale, — soi-dit en passant, sur les terres du roi Charles II d’Anjou, — et parvinrent à Limassol avec de très nombreux bâtiments. Le chapitre, après avoir envisagé de regagner l’Europe, décida de rester en Orient, et puisque l’Ordre ne pouvait, réduit à ses seules forces, réussir un débarquement en Terre Sainte, de se charger de la protection des pèlerins sur mer. C’est de cette décision que date la vocation maritime de l’Ordre ; les bâtiments qui avaient amené les frères furent gardés et armés.

Villters mourut peu après la fin du chapitre, et le nouveau Grand-Maître, élu par tous les chevaliers présents, dont le groupe le plus important était celui de la Langue de Provence, fut un chevalier de cette langue, Eudes de Pins, un Languedocien.
C’était un homme de prière plus qu’un homme d’action, et il se heurta dès son élection à de graves difficultés qui le firent entrer en conflit avec le roi de Chypre et certains souverains européens qui, tels le roi d’Angleterre et le roi de Portugal, contestaient, la Terre Sainte étant perdue, l’utilité du maintien des privilèges de l’Ordre, et du maintien de l’Ordre lui-même. Convoqué à Rome par le Pape, il mourut au cours de son voyage, moins de deux ans après son élection.

Le chapitre choisit pour le remplacer Guillaume de Villaret, grand-prieur de Saint-Gilles lui aussi. Désormais, pendant quatre-vingts ans sans aucune interruption, tous les Grands-Maîtres de l’Ordre vont être des frères de la Langue de Provence. Ils seront les artisans de l’installation de l’Ordre à Rhodes, et ce sont eux qui y feront le difficile apprentissage de la Souveraineté.

Les relations avec le roi de Chypre se détérioraient de plus en plus. Henri de Lusignan bloquait l’expansion maritime des Chevaliers en les limitant au port de Limassol, trop petit pour leurs escadres naissantes. Il devenait urgent pour l’Ordre d’acquérir une base où il serait chez lui. C’est à quoi s’employa Guillaume de Villaret. Il était à Saint-Gilles lors de son élection, et avant de rejoindre Chypre, voulut faire le point de la situation, à Paris et à Rome. C’était indispensable, et l’avenir montra qu’il avait eu raison, mais le Conseil de l’Ordre trouva qu’il traînait trop et le somma de rentrer d’urgence. Il s’exécuta donc, et d’emblée, pour éprouver la valeur des bonnes paroles qu’on lui avait prodiguées tant à Paris qu’à Rome, mit sur pied une alliance avec le Gengis-khanide qui occupait la Perse et voulait chasser les Sarrasins de Palestine. En vertu de cette alliance, les Hospitaliers occupèrent plusieurs îles côtières pour faciliter un débarquement. Personne en Europe ne bougea. Ne pouvant poursuivre seul l’entreprise sans vouer les siens à l’anéantissement, Villaret fit rentrer tout son monde à Chypre. Il savait que désormais l’Ordre ne pourrait plus compter que sur lui-même, et que son avenir était sur la mer.

On décida donc de tenter l’implantation de l’Ordre à Rhodes, dont la situation politique était imprécise, puisque, soumise à l’autorité purement nominale de Byzance, elle était en fait occupée pour moitié par des grecs et pour moitié par des pirates turcs. Guillaume de Villaret, malgré son grand âge, — il avait plus de 80 ans, — fit en secret reconnaître les côtes mais la mort le prévint avant qu’il n’eût rien entrepris.

Il appartenait à son neveu et successeur Foulques de Villaret de réaliser cette œuvre. Elu en 1305, et attentif aux difficultés qu’avait mises le chapitre au long séjour en Europe de son oncle, il informa en détail le Conseil de ses projets, et partit pour la France. Il rencontra secrètement à Poitiers le roi de France Philippe le Bel et le pape Clément V qui y étaient réunis, et si nous ne pouvons inférer de cette rencontre qu’il y fut mis au courant du sort réservé aux Templiers par le Roi et le Pape, nous savons du moins qu’il partit de Poitiers muni du plein accord des deux compères à ses visées sur Rhodes, et de la somme de 90.000 florins que Clément V lui donna pour faciliter l’entreprise.

Restaient à trouver les bateaux de transport et la base de départ. Limassol étant exclu à cause du secret de l’opération. L’alliance non écrite et non moins étroite entre l’Ordre et la Provence joua à plein, et Charles II offrit sa flotte et ses ports. Les Chevaliers d’Europe, et en particulier un grand nombre de jeunes seigneurs allemands, avides de recevoir les éperons d’or et la croix à huit pointes, et amenés par le Grand-Prieur d’Allemagne, se réunirent au point fixé pour la concentration de la flotte, à Brindisi.

En 1307, deux ans après l’élection de Foulques au Magistère, les Hospitaliers prenaient pied à Rhodes. En 1310 la conquête de la grande île était achevée, et l’Ordre prenait officiellement le nom d’« Ordre souverain des Chevaliers de Rhodes » Il allait s’y maintenir plus de deux siècles.

On a souvent dit que le XIVe siècle avait été pour la Provence un siècle terrible. Je n’admets cette opinion que pour la seconde moitié du siècle, à partir de la peste de 1348. Et je prétends que les années 1305 à 1312, si brillantes pour la langue de Provence qui dirigeait l’Ordre de Saint-Jean le furent aussi pour la Maison d’Anjou et la Provence elle-même.

1307, marque le début de l’Affaire des Templiers, et l’arrestation en France des dignitaires de l’Ordre. Le procès se termine en 1312, à Paris par l’exécution de Jacques de Molay, et à Vienne par la décision du Concile d’instituer l’Ordre de Saint-Jean successeur des Templiers. Clément V donne immédiatement effet à la décision du Concile, et les possessions des Hospitaliers sont pratiquement doublées. Dans notre seule région, ils reçoivent les commanderies templières de Ruou, Bras, Régusse, Saint-Jean d’Hyères et Aix-en-Provence, gardant Aix et Ruou comme commanderies chefs, et rattachant toutes les autres et leurs nombreuses dépendances à leurs commanderies préexistantes de Manosque, Comps et Beaulieu. Manosque devient le « Baillage », et le Grand Prieuré de Saint-Gilles doit lui-même être scindé. En 1317 est créé le Grand-Prieuré de Toulouse, avec juridiction sur tout l’Ouest de la langue de Provence.

Cette même année 1312, le pape Clément V, après avoir erré dans le Midi, puis pris résidence dans la délicieuse oasis du prieuré de Groseau, près de Malaucène, s’installe en Avignon où une partie de sa cour l’a précédé. Avignon, à ce moment, appartient en entier au comte de Provence, depuis que Charles II en a acquis la moitié royale, en cédant au frère du roi l’Anjou et le Maine, et il faudra attendre 1348 pour que la reine Jeanne le vende au Pape. Mais Clément V préfère vivre dans une ville appartenant à Robert d’Anjou, tout dévoué au Saint-Siège, que résider chez Philippe le Bel avec qui il a souvent maille à partir. En outre, ses états du Comtat sont aux portes de la cité. Les Grands-Maîtres Provençaux de l’Ordre de Saint-Jean seront souvent appelés à la Cour Pontificale ; l’un d’eux, Hélion de Villeneuve, sera l’un des conseillers les plus écoutés de Jean XXII, puis de Benoît XII.

Le dernier évènement important de ces cinq années pour la dynastie angevine, est l’installation sur le trône de Hongrie, en 1309, l’année même de la mort de Charles II, de son petit-fils Carobert. La langue de Provence recueille une partie des fruits de cette extension de la puissance angevine, puisque peu après son chef le Grand-Commandeur reçoit le droit d’« émeutir (1) », c’est-à-dire de proposer le titulaire, du Grand-Prieuré de Hongrie. Dans la foulée d’ailleurs on donnera à la Langue de Provence la propriété de la plupart des Commanderies et Prieurés d’Italie Méridionale : elle les conservera intégralement ainsi que le Grand Prieuré de Hongrie, tant que les Grands Maîtres seront des Provençaux et tant que les Papes résideront en Avignon.
1. Peut être du latin emovere, emotum (« chasser dehors, expulser ») par l’intermédiaire du provençal esmeutir.

* * *

Installé à Rhodes, et sa souveraineté ne pouvant plus être discutée que par le Pape, l’Ordre de Saint-Jean est devenu trop riche. Il conquiert plusieurs des Iles Sporades, et ses escadres sillonnent la Méditerranée avec succès, tandis que les jeunes Chevaliers font la course aux bâtiments turcs ou égyptiens, et que leurs innombrables prises alimentent le Trésor, prenant le relais des responsions des commanderies, au moment où peste, misère et guerre s’installent en Occident. Ces jeunes Chevaliers prennent très vite les plus grandes libertés avec leurs vœux, et Foulques de Villaret n’échappe pas à la tendance. Son amour du faste, son absolutisme et son népotisme l’opposèrent assez tôt au Chapitre qui le déposa et élut à sa place un autre Provençal, Maurice de Paqnac. Villaret, refusant de reconnaître cette décision porta l’affaire en Avignon, devant Jean XXII, qui convoqua les deux grands maîtres et donna la lieutenance du Magistère à un troisième Provençal, aimé et respecté de tous, Géraud de Pins. Jean XXII cassa la décision du Chapitre, et Pagnac se retira à Montpellier où il mourut quelques mois plus tard. Mais, devant les réactions que provoquait à Rhodes l’annonce du retour de Villaret et la crainte de la reprise des abus qui avaient causé sa disgrâce, le Pape obtint la démission du Grand-Maître et convoqua en Avignon le chapitre de l’Ordre.

L’accord unanime de tous les frères se fit en 1319 sur le nom d’Hélion de Villeneuve, encore un grand nom de Provence. Celui-ci, à la demande du Pape, resta à la Cour Pontificale. Il le pouvait, car la lieutenance du Magistère était entre des mains très sûres. Géraud de Pins avait répondu à une entreprise d’Othman contre Rhodes par la destruction de toute l’escadre turque, et la capture des dix mille soldats déjà débarqués. Le Grand-Maître pouvait donc en toute tranquillité revoir avec le Pape l’organisation de l’Ordre.

Hélion de Villeneuve convoqua le chapitre à Montpellier. Il s’attacha d’abord au renforcement de la discipline. Depuis 1312, l’Ordre avait des Commanderies à revendre, et la plupart des Chevaliers devenaient Commandeurs fort jeunes. Sous le prétexte fort valable de reprendre les biens du Temple aux divers séquestres royaux qui se faisaient fort tirer l’oreille pour les rendre, ils prolongeaient leur séjour en Occident et souvent devenaient, en Avignon ou à Paris, de simples courtisans oubliant leurs serments de croisés. C’est alors que fut imposée aux jeunes Chevaliers plusieurs années de résidence à Rhodes et un certain nombre de courses sur mer (on les appellera plus tard caravanes), avant de pouvoir prétendre à une Commanderie.

A ce même chapitre, les différentes langues reçurent leur organisation définitive. On y attacha de façon immuable les dignités de l’Ordre, et on mit sur pied le Conseil chargé d’assister le Grand-Maître. Tous les dignitaires des Langues en firent partie, prenant alors le titre de Bailli Conventuel ou de Pilier. Ce Conseil fut, et resta jusqu’en 1798, le Gouvernement de l’Ordre. Enfin, les obligations hospitalières de l’Ordre, en particulier à l’égard des pauvres, furent précisées et étendues.

La discipline dans les possessions occidentales de l’Ordre étant ainsi rétablie, Hélion de Villeneuve revint à Rhodes. Là aussi, il fit régner une discipline paternelle mais stricte, qui l’amena à sévir contre celui qui, un quart de siècle plus tard, devait lui succéder. L’histoire est belle, et même si elle a été quelque peu enjolivée par la légende, d’ailleurs contemporaine de l’événement, elle vaut d’être contée, puisqu’elle ne met en cause que des Provençaux.

Un jeune chevalier, Dieudonné de Gozon, s’était vanté de maîtriser un monstre, sans doute un crocodile géant, qui avait la fâcheuse habitude de dévorer ceux qui venaient lui chercher noise, et dont les écailles défiaient l’armement de l’époque. Villeneuve, lorsque deux frères y eurent laissé la vie, interdit de combattre le monstre. Mais Gazon, sous quelque prétexte, partit pour son Rouergue natal, y fit faire une maquette de la bête, et y passa le temps nécessaire pour dresser deux molosses à attaquer cette nouvelle carasque par le ventre dépourvu d’écailles. Il revint alors à Rhodes, ramenant avec lui deux piqueurs courageux, et tua le monstre.

L’allégresse populaire fut grande, mais le Grand Maître n’admettant pas que ses ordres formels fussent bafoués, fit emprisonner Gozon et lui infligea la plus grave sanction prévue par le règlement après la peine de mort : la perte de l’habit. Toutefois, après quelque temps, il se laissa fléchir par son conseil et réintégra le coupable. Le courage légendaire de Gozon qui se couvrit de gloire lorsque les Chevaliers reprirent temporairement pied sur le continent d’Asie Mineure par la prise de Smyrne et la défense de l’Arménie, fit le reste. A la mort de Villeneuve, en 1346, il devint son successeur et compléta fort bien son œuvre. Il mourut en 1353.

Les trois derniers grands maîtres de cette longue série provençale, Pierre de Corneillan, Roger de Pins, et Raymond Bérenger, exercent leur magistère dans des conditions si difficiles que Corneillan et Bérenger essayeront même de s’en faire décharger par le Pape. Dans le désordre et la misère qui, au cours de la seconde moitié du XIVe siècle, marquent l’Europe et en particulier la Provence, vidée démographiquement par la peste de 1348 et dévastée périodiquement par les routiers dont les moins mauvais ne seront pas ceux de Duguesclin, les commandeurs s’érigent en seigneurs indépendants et leurs responsions ne parviennent plus à Rhodes, réduite à vivre de ses prises maritimes voire du sac de quelques grandes villes musulmanes, comme par exemple Alexandrie que Raimond Bérenger s’en alla prendre au début de son règne.

En outre, l’Ordre, ou la Langue de Provence qui le dirige, ne peut plus guère compter sur le soutien actif de le Maison d’Anjou, représentée par la reine Jeanne, et, exemple unique dans la Papauté d’Avignon, Innocent VI lui devient hostile, et sous menace de lui enlever les biens du Temple, essaye de provoquer son départ de Rhodes et son installation sur un point du continent d’en face, — à conquérir et tenir dans des conditions bien précaires. Il faudra toute la diplomatie de Roger de Pins pour maintenir l’Ordre à Rhodes.

Au chapitre même et dans le Conseil de l’Ordre, la langue de Provence était maintenant battue en brèche. Les luttes nationales qui avaient commencé au siècle précédent entre Aragonais et Provençaux et se poursuivaient entre Français et Anglais avaient dans l’Ordre leur écho entre langues des pays en conflit. On reprochait à la langue de Provence de s’être fait attribuer des commanderies très en dehors de son aire géographique et de disposer au Chapitre de plus de voix que les deux plus importantes langues venant après elle, réunies. A quoi la langue de Provence répondait qu’étant la plus ancienne et la plus importante de l’Ordre, ayant de loin le plus grand nombre de Chevaliers, elle ne voyait pas pourquoi elle renoncerait à ses possessions.

Bérenger, devant ces difficultés, songea à se démettre de sa charge. Puis il accepta l’offre du Pape de convoquer en Avignon, pour 1375, un chapitre général, Très malade et âgé, il ne put s’y rendre, d’ailleurs. Le chapitre décida de rendre à la langue d’Italie les commanderies de Naples et Sainte-Euphémie, et les prieurés de Capoue et Barletta, mais les cinq autres commanderies du Sud de la Péninsule restèrent à la Langue de Provence. Elle les garda tant que la dynastie angevine ne fut pas remplacée à Naples par les Aragonais, Quant au prieuré de Hongrie, il fut tour à tour « émeuti » par l’une des deux langues, et ultérieurement rattaché au Grand-Prieuré d’Allemagne. Il était d’ailleurs tellement ruiné à l’époque qu’il n’intéressait plus personne.

La tâche essentielle du Chapitre d’Avignon était de modifier les conditions de l’élection du Grand-Maître, Désormais elle fut faite non par l’ensemble des Chevaliers présents, ce qui évidemment favorisait un peu trop la langue de Provence, mais par une assemblée restreinte comprenant deux électeurs choisis par chaque langue.

Raimond Bérenger mourut l’année qui suivît le chapitre. Son successeur, Robert de Juilly, appartenait à la langue de France. C’est sous son magistère que la flotte de l’Ordre transporta de Marseille à Ostie le Pape Grégoire XI et toute la Cour Pontificale, qui quittaient Avignon pour Rome.

Les Provençaux n’eurent plus de Grand-Maître jusqu’après l’installation de l’Ordre à Malte, et ce sont des Grands-Maîtres Français aussi, mais appartenant aux langues d’Auvergne et de France, Jean de Lastic, Pierre d’Aubusson, et Philippe de Villiers de l’Isle-Adam, qui défendirent Rhodes contre les assiégeants turcs de 1440, 1444, 1480 et 1522. Mais les chevaliers de Provence se couvrirent de gloire dans tous ces sièges, et lors de celui de 1522, le nom le plus glorieux avec celui du Grand-Maître est celui de Gabriel Martinengue, fait chevalier avec dispense de produire ses quartiers de noblesse, puis bailli de l’Ordre, pour les prodiges qu’il fit dans la guerre de mines et de contre-mines qu’il dirigea contre les Turcs, Etait-il Toulonnais ? On l’ignore, et comme il était au service de la République Sérénissime lorsque l’Ordre s’attacha ses services, on a voulu en faire un sujet de Venise. Mais la question de ses origines n’est pas tranchée.

Rhodes est définitivement perdue le 31 décembre 1522, et le 1er janvier 1523 les Chevaliers, qui emmènent avec eux plusieurs milliers de Rhodiens qui n’ont pas voulu tomber sous le joug ottoman, commencent une errance en Méditerranée qui va se poursuivre pendant douze ans. C’est finalement dans la rade de Villefranche que les bâtiments de la religion et les Rhodiens trouvent refuge, tandis que les Chevaliers se dispersent dans les diverses commanderies de leurs langues respectives, en attendant le résultat des négociations que poursuivent avec Charles-Quint deux envoyés du Grand-Maître, dont Gabriel Martinengue, et qui aboutiront avec la cession à l’Ordre de l’Archipel Maltais, en 1535.

Je pourrais arrêter là mon étude. La Provence unie à la France n’a plus d’influence particulière sur l’Ordre, tiraillé désormais entre la France et l’Espagne. Mais je m’en voudrais de ne pas parler de quelques chevaliers de la Langue de Provence, et des derniers Grands-Maîtres Provençaux.

Je précise toutefois qu’il n’entre pas dans le cadre de ce discours de vous parler des innombrables chevaliers Provençaux qui, après l’Union à la France, mirent au service du roi, la science de la mer qu’ils avaient apprise sur les galères de la Religion.

Depuis le premier, Bernardin des Baux, qui entre deux sièges de Rhodes était successivement en 1494 corsaire au service de Charles VIII, puis général des galères du Levant, jusqu’au bailli de Suffren, il y en eut des centaines, à commencer par la bonne cinquantaine des Valbelle et la trentaine des Forbin qui firent partie de l’Ordre. Notre président nous a conté la vie passionnante du premier d’entre eux, Paul Albert de Forbin, et j’espère bien qu’il poursuivra leur étude. Il y eut tant de Chevaliers sur les vaisseaux du roi que les Autorités Espagnoles de Sicile envoyèrent en 1650 une plainte au Grand-Maître contre les prises continuelles que faisaient jusque dans les eaux de Malte les bâtiments français commandés par des chevaliers de l’Ordre.

* * *

Le premier Grand-Maître de la Langue de Provence qui, depuis la mort de Raimond Bérenger, c’est-à-dire après un hiatus de deux siècles, monta sur le trône magistral fut sans doute le plus grand de tous : Jean Parisot de La Valette.

Il avait, depuis son entrée dans l’Ordre, passé toute sa vie à Malte, en Afrique, ou sur mer. Après avoir terminé ses caravanes, il avait été successivement corsaire, — et le seul que Dragut redoutât, — puis Gouverneur de Tripoli, et enfin Général des galères de la Religion et chargé, ce à quoi il réussit fort bien, d’approvisionner Malte par ses prises, alors que tout faisait prévoir un très prochain et impitoyable siège. Ses qualités de religieux et de soldat étaient si universellement reconnues qu’en 1557, il fut élu par un vote unanime, fait sans exemple depuis l’installation de l’Ordre à Malte, à cause de l’antagonisme entre les sujets de Sa Majesté très chrétienne et ceux de Sa Majesté très catholique, et plus spécialement entre Provençaux et Espagnols.

Les invasions de la Provence et les ruines qu’elles avaient causées, étaient mal oubliées des Provençaux, et dès l’installation à Malte, les rixes entre chevaliers de Provence soutenus par les autres langues Françaises et chevaliers espagnols soutenus par une partie des Italiens étaient fréquentes. Au début du règne de la Valette, une véritable bataille rangée avait fait deux morts. Il avait fallu sévir et plusieurs frères étaient morts sur l’échafaud.

La Valette remit de l’ordre. Puis, ayant besoin d’argent pour fortifier Malte, il s’occupa de faire rentrer les responsions des prieurés lointains qui prétendaient, à la faveur des troubles, ne plus rien envoyer. Allemands, Italiens, et gens du Nord durent s’exécuter. Enfin, il tint ses marins en haleine. Les huit ans de répit qu’il eut avant le Grand Siège lui permirent de refaire l’unité de l’ordre. Du siège de 1565, que tout le monde connaît, de l’héroïsme qu’y déploya le Grand-Maître, alors âgé de plus de 70 ans, de la construction de la ville qui plus tard prit son nom et dont il fit lui-même les plans, on a trop parlé pour que je fasse autre chose que les évoquer ici. Mais, lorsqu’en 1568, trois ans après sa victoire, la Valette mourut, la souveraineté de l’Ordre n’était pas mise en cause par personne, Espagne comprise. Une fois de plus, un Chevalier de la Langue de Provence avait rétabli une situation impossible.

Après lui, nous n’attendrons que quatorze ans avant d’avoir de nouveau un Grand-Maître Provençal. Mais ces quatorze années sont remplies par la suite des hauts-faits et par les frasques d’un chevalier Provençal oublié à tort : Mathurin de Romegas. Celui-ci entre fort jeune dans l’Ordre. Vers 1554, il termine ses caravanes et se trouve à quai, dans le port de Malte lorsqu’un typhon renverse quatre galères et endommage pratiquement tout le reste de la flotte. Il y a des centaines de morts. Le lendemain, le Grand-Maître venu inspecter les dégâts entend des coups frappés de l’intérieur d’une galère renversée, il fait percer la carène, et par le trou sortent d’abord un singe, puis le chevalier de Romegas, sauvés par une poche d’air. Romegas devient l’un des plus célèbres, mais aussi le plus dur capitaine de la Religion, Il livre à la chiourme d’une galiote qu’il vient de prendre le capitaine turc du bâtiment, et il ne sortira des bancs des rameurs qu’un peu de chair sanglante. Une autre fois il livre à une petite ville de Sicile qui vient d’être ravagée par les Turcs un renégat qui en était originaire, et qui est littéralement mis en pièces détachées par ses concitoyens.

Il avait fait plus de prises à lui seul que n’importe quel capitaine de l’Ordre, et pendant le Grand-Siège, chargé de la défense de l’entrée du Port, il s’était héroïquement acquitté de sa tâche.

Après le siège, il avait poursuivi ses exploits et pris part, avec les trois galères de l’Ordre alors disponibles en 1571, à la bataille de Lépante. Nous ne connaissons d’ailleurs le nom d’aucun des Chevaliers qui combattirent héroïquement et moururent en grand nombre à Lépante, sauf de deux provençaux : Raymond de la Loubière, et précisément Mathurin de Romegas.

Mais ce grand marin avait peu à peu été dévoré par l’ambition. Il avait vu avec peine élire en 1572 au siège Magistral Jean de la Cassière, de la langue d’Auvergne, et sa nomination pour deux ans, en 1575, de général des galères, ne l’avait pas apaisé, il prit donc en sous-main, à l’expiration de son temps de commandement, la tête d’un complot ourdi contre le Grand Maître par des chevaliers d’Aragon, de Castille et d’Italie, arrêta celui-ci, et se fit illégalement nommer lieutenant du Magistère. Malheureusement pour lui, deux jours plus tard son successeur au généralat des galères, le bailli de Chabrillan, entrait au port, de retour d’une croisière et délivrait La Cassière qui fit évoquer l’affaire à Rome où Grégoire XIII le convoqua ainsi que Romegas. Ce dernier mourut de dépit quelques jours après son arrivée à Rome, le Pape ayant refusé de le recevoir tout de suite, et tous ses séides se soumirent humblement. La Cassière, âgé et très malade, mourut aussi à Rome, quelques semaines plus tard, et le Chapitre craignit un moment de se voir enlever le droit de nommer le Grand-Maître. Il n’en fut rien, mais Grégoire XIII expédia à Malte son nonce, muni d’un Bref qui donnait au chapitre le choix de trois noms : les trois plus hauts dignitaires de la Langue de Provence : Chabrillan, bailli de Manosque ; Panisse, grand-prieur de Saint-Gilles, et Hugues de Loubens-Verdalle, grand-commandeur. Ce dernier fut élu sans aucune difficulté.

Son règne fut calme. Lépante avait brisé la puissance maritime des Turcs, et les plus graves problèmes venaient maintenant plus souvent des cours d’Europe, et voire même de Rome que d’Orient. Verdalle fut donc surtout un administrateur, et il put réaliser son rêve de bâtisseur en dotant Malte d’une charmante résidence, dans un parc ombragé créé de toutes pièces ainsi que le seul bois existant dans l’île, qui en est le prolongement. La résidence, « Verdala Palace », porte toujours le nom de son créateur. Le bois, « Buskett », a toujours les bosquets d’orangers dont, depuis, les Grands-Maitres envoyèrent les fruits, réputés les meilleurs du monde, dans toutes les cours d’Europe. On ne les exporte plus, mais on les retrouve, greffés, en Tunisie ou en Sicile.

Après Verdalle, le déclin de l’Ordre s’accélère, et je puis glisser rapidement sur les deux derniers Grands-Maîtres provençaux, tous deux du XVIIe siècle ; Antoine de Paule, bon vivant qui fuyant son Palais de La Valette, se fit construire, assez près pour que ses mules blanches l’y emmènent chaque soir, une résidence qu’il dota des plus jolis jardins de Malte. Ses fontainiers avaient réussi le tour de force de remplir chaque jour une immense citerne, aujourd’hui piscine du président de la République Maltaise, dont le Palais de San Anton est la résidence habituelle.

Le dernier Grand-Maître provençal, Paul de Lascaris-Castelar, né au Castelar près de Menton, d’une branche de la maison de Vintimille, essaya de s’opposer aux exigences de Louis XIV qui voulait pour le Chevalier Paul une Commanderie. Estimant, lui qui avait dans les veines le sang des Porphyrogénètes, qu’il devait défendre les quartiers de noblesse de ses Chevaliers, et que l’Ordre avait déjà fait beaucoup pour Paul qui après tout n’était qu’un bâtard, il éludera jusqu’à sa mort les demandes de Colbert. Son successeur, un Espagnol, devra s’exécuter et nommer le Chevalier Paul à une commanderie de Provence.

J’arrive ici au bout de mon propos. Il ne me reste plus qu’à mentionner que lorsque la Législative supprima l’Ordre, quelques Chevaliers Français passèrent à l’Armée de Coblentz (Coblence). Mais presque tous restèrent à Malte, où une cinquantaine accepta de suivre Bonaparte en Egypte et d’encadrer une Légion Maltaise, formée après la capitulation de Hompesch par l’élite des troupes de l’Ordre. La légion se battit magnifiquement aux Pyramides, fut pratiquement anéantie, et Bonaparte attacha à sa personne les très rares chevaliers survivants.

* * *

Je n’ai fait ce soir, mes chers collègues, qu’effleurer un sujet très vaste. Puissent les historiens de Provence l’approfondir. Mais je voudrais que ceux d’entre vous qui passeront à Malte y fassent quatre pèlerinages ; l’Auberge de Provence, intacte malgré les bombardements de 1942 et devenue Musée National ; l’église de la Langue de Provence (Sainte-Barbe), devenue l’église des Français ; enfin le palais Verdala et les jardins San Anton.
Car il est bon que l’on se souvienne que les Provençaux ont marqué l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, que ce soit en Terre Sainte, à Rhodes, à Malte, ou sur la mer, par leur courage, leur sens de l’organisation, et leur culture.
Discours de Philippe Thiollier
Discours de remerciement à l’académie du Var, prononcé par Philippe Thiollier, le 20 février 1976
Monsieur le Président, Mes chers Collègues, Mesdames, Messieurs,
Je tiens d’abord à dire à mes collègues de l’Académie du Var ma profonde gratitude pour m’avoir, à l’unanimité et par admission directe, élu membre actif résidant de leur Compagnie.
Pour vous faire comprendre la joie que j’en éprouve, je dois vous dire ce que représentait pour moi la Provence dès ma petite enfance. Né dans cette frange franco-provençale dont récemment, à propos de Lyon, vous a parlé l’ingénieur général Charbonnier, bercé par des chansons qui avaient déjà le parfum de chez vous, j’avais eu le coup de foudre pour votre coin de France la première fois que je l’avais rencontré, à dix ans, et y avais cherché, — que Mgr Scolardi me pardonne, — des morceaux de mosaïques dans les vestiges romains des Lecques.
Plus tard, quelques écoliers dont j’étais n’eurent jamais qu’un but pour toutes leurs vacances de Pâques : des randonnées vers le Comtat, la Camargue ou le Haut-Var, et les découvertes de monuments et de sites que nous y faisions, nous enthousiasmaient. A l’école des Chartes enfin, l’étude très poussée que je fis des dialectes d’oc compléta mon initiation à la Provence.
Vous m’avez donné, en me recevant dans votre Compagnie, ce que je considère comme ma naturalisation provençale ; du fond du cœur je vous en remercie.
Gabriel Baixe, au fauteuil de qui j’ai été élu, appartenait à cette lignée de médecins de marine, érudits qu’évoquait lors de ses obsèques le Président Morazzani, et dont vous-même, Monsieur le Président, dans la notice nécrologique que vous lui avez consacrée dans notre bulletin, vous avez noté la part l’importante qu’elle a prise aux travaux de notre Compagnie. Sciences, histoire de la Provence, de son art, voire de ses légendes, tout intéressait nos médecins de marine, et il n’y a pas si longtemps que, patient au pavillon Bérenger-Féraud a Sainte-Anne, j’ai découvert que ce pavillon avait reçu le nom du conteur des légendes de Provence dont depuis bien longtemps je possédais le livre. Il était bien entendu membre de l’Académie du Var dont à l’époque, en 1888, nu autre médecin de marine, l’historien Gustave Lambert, était président.
Gabriel Baixe, quant à lui, avait consacré sa vie non à l’histoire, mais à la science. Et en guise de discours de réception, il avait donné au Bulletin de l’Académie du Var une remarquable étude sur les enseignements physiologiques à tirer de la situation alimentaire des belligérants pendant la guerre de 1914-1918.
Il avait toute sa vie poursuivi ses études sur la bactériologie et l’anatomie pathologique. Tout jeune médecin, il avait fait une partie de la guerre de 1914-18 sur les côtes de Monténégro et d’Albanie, sous les ordres de Dupetit-Thouars, et une autre dans les Flandres avec les fusiliers marins de Ronarch. Il avait pu y étudier de première main le résultat des restrictions alimentaires sur la condition du combattant et des populations civiles, et aider à organiser la remise en état de l’armée et de la population serbes après leur terrible exode, en plein hiver, à travers les très dures Alpes Dinariques.
Elu à 35 ans membre de notre Société, il en devenait président, l’un des plus jeunes, en 1938. Il fut, je crois le seul à occuper trois fois cette place où la confiance de ses collègues l’avait appelé.
Il ne m’appartient pas, à moi qui ne l’ai pas connu, de parler de lui dans les termes émus qui vinrent aux lèvres du président Morazzani lors de ses funérailles, et sous la plume du président Cousot.
Mais ce que je remarque en étudiant la vie de mon prédécesseur, c’est la haute idée qu’il se faisait de l’Académie du Var, et de la nécessité pour cette Compagnie de jalousement préserver son indépendance. C’est aussi sa lutte constante pour maintenir l’union de notre Société, pour le triomphe de ses idéaux, et le bannissement de son sein de tout esprit de clan et de chapelle.

Réponse du commandant Morazzini
Monsieur,
Le brillant exposé que nous venons d’entendre sur les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem de la Langue de Provence vient ajouter une aile nouvelle à l’édifice que, sans concertation préalable, nos collègues de l’Académie du Var, bâtissent depuis plusieurs années en l’honneur des Ordres Religieux de Chevalerie.
C’est que notre doyen d’ancienneté, M, Paul Bertrand de la Grassière qui en posa la première pierre en faisant paraître son étude sur l’Ordre de Saint-Lazare, dont il est grand dignitaire, cet ordre étant lui-même un doyen d’ancienneté puisque l’on fait remonter sa fondation à Saint-Basile. Puis M. F rancis Gutton, dont l’Espagne est un peu la seconde patrie a entrepris la publication de sa Tétralogie sur les ordres Espagnols qui, après ses ouvrages sur les Chevaliers de Calatrava, d’Alcantara et de Montesa, vient de s’achever par celui sur l’Ordre de Santiago, travail d’érudition considérable que nous voisins Ibériques ont su apprécier et qui vient récemment d’être élogieusement signalé à l’attention du Roi Juan Carlos 1er. Ces ordres sont des enfants d’une longue Croisade, celle de la Reconquista, à laquelle participèrent longtemps des Chevaliers français, la seule Croisade qui ait atteint définitivement ses buts. Et, tout dernièrement, M. le Docteur Barjon, nous entretenait dans le cadre de l’Association France-Allemagne, de ces Chevaliers Teutoniques dont on a tendance à oublier la belle carrière Méditerranéenne, achevée après la perte de la Terre Sainte en 1290 qui mérite certes mieux notre admiration que leur aventures ultérieures en Pologne et en Lituanie.
Votre étude, Monsieur, entre autres mérites, a celui de glorifier nos compatriotes provençaux, ce dont notre Académie ne peut que se réjouir comme notre Ville de Toulon, si attachée à la Marine se retrouve en pays de connaissance parmi ces grands marins sortis de l’Ordre de Malte.
Ces figures fascinantes que vous avez fait revivre devant nous gardent leur prestige intact de nos jours, du moins auprès de ceux qui, tout en restant pacifiques de cœur, considèrent comme légitime la défense par les armes des causes sacrées.
C’est d’ailleurs par la force des circonstances qu’en face d’ennemis acharnés et cruels, ces Ordres dont la première vocation fut hospitalière et charitable, vouée à la protection des pèlerins de Terre Sainte, ou qui, comme l’Ordre de Calatrava, sortirent d’un cloître aux frontières de l’Espagne Islamisée, ont, avec la bénédiction et le soutien des plus hautes autorités spirituelles, ceint la cuirasse et brandi l’épée pour défendre territorialement la Chrétienté, leur Mère Patrie. Ils sont ainsi devenus d’admirables pépinières de marins et de soldats.
Certes un tel changement de portage les exposait à de terribles tentations, l’escalade de la violence, l’appât des richesses, la soif du pouvoir et l’on sait que certains d’entre eux ne purent y résister, oubliant l’idéal proposé par Saint Bernard aux Templiers dont il avait, à l’origine, rédigé les règles. Toute entreprise humaine, même si elle se réclame des plus pures intentions, est sujette aux erreurs et aux abus inhérents à notre nature. Mais comment méconnaître la noblesse de cet idéal qui tendait à maintenir l’équilibre entre deux options en apparence contradictoires, la pratique d’une religion d’amour et l’exercice des vertus guerrières au service de sa protection matérielle. Seul l’esprit de sacrifice peut cimenter une telle fusion. Et l’on sait qu’il ne manqua pas à l’immense majorité de ces chevaliers.
Maintenant d’ailleurs que leurs tâches militaires sont passées en d’autres mains, dans ces armées nationales qui s’efforcent de rester fidèles aux traditions chevaleresques qui leur ont été transmises, ceux qui assurent la maintenance de ces Ordres ont tout naturellement repris les activités charitables qui furent à l’origine de leur fondation. Gardons-nous de sourire de leur attachement à des titres honorifiques qui à certains peuvent paraître folkloriques. Saluons au contraire avec respect leur fidélité à un noble et glorieux passé.
Il est bien évident que nul, monsieur, n’était mieux placé que vous pour nous entretenir de ces Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, devenus Chevaliers de Rhodes puis de Malte, qui ont étendu leurs commanderies dans votre Forez natal, car, né à Saint-Etienne, vous êtes de souche Forézienne ; car votre Thèse à l’Ecole des Chartes — vous êtes aussi chartiste — roulait justement sur ces Commanderies Foréziennes ; car enfin, en qualité d’Ambassadeur de France à Malte, vous avez réalisé le vrai Pèlerinage aux sources au milieu des vestiges d’une histoire prodigieuse.
En outre, vos origines familiales vous prédisposaient aux études historiques et archéologiques.
Votre arrière-grand-père maternel fut Président de la célèbre Société « La Diana », grande sœur Forézienne de notre Académie. Parmi les nombreux ouvrages qu’il a laissés, il convient de citer une Histoire de Saint-Etienne qui fait encore autorité.
Votre grand-père paternel, archéologue et historien d’art, a laissé entre-autres ouvrages « Le Forez pittoresque », « L’Art Roman à Charlieu et en Brionnais » et s’est attaché à faire connaître l’Ecole Lyonnaise du XIXe siècle et le peintre Auguste Ravier dont vous possédez d’attachantes toiles.
Votre père, Noël Thiollier, ancien élève de l’Ecole des Chartes et archiviste paléographe, fut président de la « Diana » depuis 1926 jusqu’à sa mort en 1942. On lui doit aussi de très nombreux ouvrages sur le Forez et le Velay, sur l’Art Roman dans l’ancien diocèse du Puy, dont l’on sait que de nombreuses Eglises figurent parmi les plus beaux joyaux du patrimoine artistique et religieux de la France.
Vous avez suivi la filière familiale. Après avoir accompli votre service militaire dans les Chasseurs Alpins, vous êtes entré à l’Ecole des Chartes, y avez soutenu la thèse dont nous parlions tout à l’heure sur les Commanderies Foréziennes. Vous avez collaboré à toutes les études et publications sur les Chartes Foréziennes du Moyen-Age. La Diana, dont vous fîtes naturellement partie entendit plusieurs de vos communications et les lecteurs du « Mémorial de la Loire » purent apprécier vos articles historiques.
La passion de l’Histoire vous fît franchir de bonne heure nos frontières. C’est ainsi que de 1930 à 1933 l’Ecole des Chartes vous détache auprès du Centre des Hautes Etudes de l’institut Français de Vienne ; vous y avez dépouillé les archives familiales de la Maison de Lorraine que le Duc François III, lors de son mariage avec l’Impératrice Marie-Thérèse avait emporté avec lui de Nancy vers l’Autriche. Ce séjour à Vienne devait être à l’origine de votre carrière diplomatique du fait des relations que vous y aviez contractées et des services rendus au service du chiffre de l’Ambassade de France. Vous entrez en 1936 par concours dans la Carrière. Vous y entrez, déjà accompagné par une jeune épouse, qui, à vos côtés, saura pour la satisfaction de tous, mettre à profit son esprit d’observation et tirer des pays lointains où vous l’entraînerez, la matière de relations pleines de finesse et pétillantes d’humour. C’est d’abord la Pologne puis le Canada où vous vous trouvez en 1939. La guerre arrive ; votre demande de rejoindre l’armée n’est pas accueillie car l’on a besoin de vous outre-Atlantique et l’on vous place en affectation spéciale. Mais, après l’Armistice, vous devez quitter le Canada pour rejoindre la Mission française aux Etats-Unis. Lorsque, après le débarquement de 1942, l’Empire français rejoint la cause des Alliés, vous demandez à rallier l’Afrique du Nord ; cela ne sera pas facile car les Américains tiennent à vous garder quelque temps en otage à cause de l’internement de certains de leurs agents à Vichy ; mais vous obtenez enfin gain de cause et êtes attaché au Bureau de liaison française auprès des alliés qui vous permet de participer à la campagne de Tunisie dans ses dernières et décisives opérations.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas par nos rivages méditerranéens que vous rentrerez en France en 1944, mais en Normandie, avec le débarquement du 6 juin, ayant rallié l’Angleterre, vous avez l’honneur de participer avec la Première division américaine aux combats de Saint-Lô, à la percée d’Avranches puis à l’avance vers Paris. Planqué quelque temps devant la poche de Royan, vous êtes tiré de l’inaction par l’offensive hivernale de Von Rumsteddans les Ardennes. Vous voici maintenant affecté à un groupe de cavalerie américaine-motorisé, cela va de soi, et vous roulez vers les frontières du Nord-Est puis l’Allemagne. Vos services dans l’Armée américaine vous vaudront le grade de Capitaine qui se transformera ensuite en celui de Chef de Bataillon de réserve lorsque en 1945 les Affaires Etrangères vous arracheront à nos Alliés.
Vous êtes nommé Chef de l’Elément Français du Secrétariat Interallié dans cette Vienne que vous connaissez si bien puis vous devenez Consul Général dans une ville dont l’actualité s’arrache en ce moment les images, je veux dire Innsbruck, où vous restez de 1946 à 1952.
Vous franchissez le Rideau de Fer, recevant le poste de Conseiller d’Ambassade à Varsovie et passez ainsi deux ans en Pologne. Vient ensuite un poste à Paris à la Sous-Direction des Conventions administratives.
Consul Général à Liège pendant cinq ans, vous y donnez plusieurs conférences sur l’histoire et la protohistoire celto-ligure. Vous recevez alors le titre de Ministre Plénipotentiaire. De 1966 à 1970, un nouveau poste en France comme Secrétaire Général de l’Office de Protection des Réfugiés. Enfin, en 1970, vous avez l’honneur de représenter la France comme Ambassadeur à Malte.
Cette haute fonction récompense, certes, vos éminents services mais je suis sûr qu’elle était faite pour attirer un amoureux de Clio comme vous. Véritable palimpseste historique, Malte qui vit les Grecs, les Carthaginois, les Romains, accueillit Saint Paul naufragé, fut Byzantine, Arabe, Normande, à demi-germanique sous le mystérieux Frédéric de Hohenstaufen. Allait-elle devenir française ou plus exactement provençale avec Charles d’Anjou ? La victoire navale que remporta Roger de Lauria sur nos marins provençaux à l’entrée même de La Valette la donna à l’Aragon et à la Sicile. Puis après l’arrivée des Chevaliers de Rhodes, toute la belle histoire que vous nous avez comptée s’y déroula. Elle ne fut pas Turque. Bonaparte et le Directoire en l’arrachant à l’Ordre agirent somme toute au bénéfice des Anglais qui en firent un formidable bastion de leur puissance en Méditerranée. C’est ainsi que, pendant la dernière guerre, elle put être baptisée du nom de porte-avions insulaire et que son héroïque résistance joua sur mer dans l’arrêt du déferlement nazi le même rôle que, sur terre, joua Stalingrad.
Le bastion britannique est maintenant démantelé. Quel sort réserve l’avenir à cette petite île qui a cru devoir s’auto-déterminer mais reste en proie à toutes les convoitises dans une mer exposée à tous les bouleversements ? Je suis certain que ce genre de préoccupation ne vous a pas quitté pendant votre séjour à Malte.
C’est là que sonna pour vous l’heure inéluctable de la limite d’âge. Mais nous savons que votre famille est une famille de traditions et votre fils vous a succédé dans la Carrière où il maintiendra haut, soyons-en certain l’honneur de votre nom.
Vous aviez depuis longtemps décidé de vous retirer à Toulon. Comme ceux qui ont bourlingué un peu partout, comme beaucoup de coloniaux ou de marins, vous avez estimé que le soleil et la lumière du midi sont encore les meilleurs antidotes contre la nostalgie des voyages lointains, du vagabondage mondial.
Vous avez acquis au pied de notre Baou de Quatre Oures cet Ermitage enchanteur dont le nom m’a-t-on avoué ne vous plaisait guère ; comme vous étiez Conseiller à cette époque ; il était tentant de lui substituer celui de « La Conseillère » qui lui est resté.
Le choix de cette résidence nous valut d’abord le plaisir de pouvoir ouvrir les portes de notre Société Académique à Madame Thiollier qui y devint évidemment pour vous la meilleure des ambassadrices.
En entrant parmi nous, vous êtes, à ma connaissance, le premier Ambassadeur que reçoit notre compagnie. Nous avons eu certes de hauts fonctionnaires, des Préfets dont l’illustre Haussmann, des Gouverneurs de Colonies mais la Haute Carrière n’y fut point encore représentée. Voici une lacune heureusement comblée.
Oui ! Vous voilà Toulonnais ; et ceci sans renier votre Forez natal auquel vous restez profondément attaché.
A ce propos permettez-moi d’évoquer un souvenir personnel : Lors d’un mariage qui me touche de fort près entre un jeune homme de Saint-Galmier et une jeune fille de La Seyne, le garçon d’honneur, poète à ses heures, après avoir traité les jeunes filles du Midi et particulièrement celles de La Seyne de véritables Sirènes, hasarda que, suivant la pente qui les entraîne, les eaux de Saint-Galmier dans la mer allaient se jeter.
De toute évidence, c’est le poète qui a raison et la Géographie qui a tort. Dans la région qui vous vit naître, l’appel de la petite Loire vers les pays de langue d’oïl reste vain. Le Rhône est tout proche et son exemple est contagieux. Cette Mare Nostrum où s’illustrèrent vos Chevaliers offre des tentations irrésistibles. Et pourquoi l’Académie du Var ne serait-elle pas, elle aussi, une sirène ? Vous avez entendu son appel et, contrairement à l’exemple des marins d’Ulysse, vous n’avez pas bouché vos oreilles avec de la cire. Soyez tranquille, si elle vous tend les bras, ce n’est pas pour vous étouffer mais pour vous donner une accolade fraternelle et s’enrichir de ce que vos talents lui apportent.

Sources : Monsieur Philippe THIOLLIER. Bulletin de l’Académie du Var, page 97 à 123, 144e année. Toulon 1977. Discours de réception de Monsieur Philippe THIOLLIER et réponse de Monsieur le Commandant MORAZZANI BNF

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