Ordre de Saint-Jean de Jérusalem
Mon propos aujourdhui est de vous parler de lOrdre de Saint-Jean de Jérusalem, ou Ordre de lHôpital, quà partir de 1535 on a appelé Ordre de Malte.Il me faut quelque audace pour parler encore ici dun Ordre militaire, après la magistrale et toute récente conférence de notre collègue Gutton sur les ordres espagnols.
Mon excuse est que ma vocation dhistorien a commencé par létude des Commanderies de Saint-Jean de ma province de Forez, et que ma carrière de diplomate sest terminée dans lîle où lOrdre exerça sa souveraineté pour la dernière fois.
Or jai si souvent, quand jai eu entre les mains des manuscrits, documents, ou ouvrages sur lOrdre de Saint-Jean, trouvé associé aux faits essentiels de son Histoire le nom de la Provence ou des nems de Provençaux, que mon sujet de ce soir se trouvait tracé de lui-même. Et ce sont ces contacts entre les Hospitaliers et votre province que je vais évoquer devant vous.
Ils ont commencé tout de suite, puisque la tradition constante de lOrdre fait dun Martégal son fondateur. Ils ont continué, en se développant, tant en Terre-Sainte et à Rhodes quen Provence, où lOrdre fut toujours le fidèle allié des maisons provençales dAragon et surtout dAnjou. Et ils ne se sont détendus que lorsque lunion à la France a fait perdre à la Provence son indépendance et à la langue de Provence, dont je vais vous parler, sa place prépondérante dans lOrdre.
Vous le savez, le mot « Provence » a beaucoup dacceptions géographiques, et il faut que je vous dise avant tout ce que ce mot représentant pour lOrdre de Saint-Jean.
Sa première maison dOccident avait été fondée avant 1113, cest-à-dire moins de 14 ans après la prise de Jérusalem par les Croisés, à Saint-Gilles du Gard, alors fief de la famille de Toulouse. La Provence à lépoque était partagée entre les trois arrière-petites filles de Guillaume le Libérateur, le dompteur des Sarrasins, qui navait plus de descendance mâle. Lune des 3 avait apporté à la maison de Toulouse le Marquisat de Provence, cest-à-dire les Comtats, Avignon, et la rive gauche du Rhône de la Durance jusque vers Valence.
La seconde avait apporté à la maison dUrgel le comté de Forcalquier qui allait jusque vers Gap.
La troisième avait apporté à la maison dAragon le pays compris entre le Rhône, la Durance, les Alpes et la mer, soit à peu près la Provence actuelle.
Pour les chevaliers de Saint-Jean, la Provence, cétait non seulement les parts des trois héritières, mais encore toutes les possessions de Raymond de Saint-Gilles et de sa famille qui sétendaient jusquà Toulouse. Et lorsque quelques années plus tard les possessions de lOrdre, qui déjà couvraient lEurope, furent divisées en « langues », la langue de Provence sétendit tout naturellement dOuest en Est de Toulouse à Nice, et du Nord au Sud de Rodez et Gap jusquà la mer. Quelques-uns des Provençaux dont je vais vous parler pourront donc être Languedociens ou Dauphinois, mais ce seront tous des chevaliers de la « Langue de Provence », et lOrdre les appelait tous indistinctement des « Provençaux » Ces précisions indispensables étant apportées, je puis maintenant entrer dans le vif de mon sujet.
Et dabord la création de lordre de Saint-Jean. On a contesté, en Italie surtout, lappartenance provençale du fondateur, dont la Bulle que lui adressa en 1113 le pape Pascal II ne donne que le prénom de Gérard. Frère Gérard dirigeait à Jérusalem, avant la première croisade, un hospice pour pèlerins, fondé sans doute par des marchands dAmalfi, et, mis en prison par les Musulmans lors de lapproche des croisés, fut libéré dès la prise de la ville. Mais, à défaut dautres textes, la tradition la plus ancienne de lordre en a toujours fait un martégal, et le rattache à une famille Tenque, de lIsle-Saint-Geniès. Le premier texte historique faisant mention de lordre, qui remonte à 1140, lui donne une origine « Française », sans préciser, mais il a été écrit vingt ans après la mort de Gérard. Il y eut une contestation que trancha en 1727 un grand-maître de lOrdre de Malte, dailleurs Portugais, en envoyant aux Consuls de Martigues des reliques du Bienheureux Fondateur. Pierre Puget, au siècle précédent, avait déjà sculpté la tête actuellement conservée à Martigues et censée représenter Gérard Tenque.
Sil était besoin dailleurs détayer cette tradition, je pourrais constater que le premier établissement de lOrdre en Occident fut fondé à Saint-Gilles, tout près de Martigues, et non en Italie du Sud, et que la maison de Saint-Gilles fut pendant près dun siècle la capitale occidentale des maisons de lOrdre dans toute lEurope. Dès le début, cest en Camargue, en Arles et en Avignon que lOrdre sétablit le plus solidement.
Gérard ne porta jamais le titre de Maître de lOrdre, Il se consacra toute sa vie au service des pauvres et des malades, et mourut probablement en 1120.
Ses trois successeurs, que jétudie ensemble, car autant que lon puisse en juger ils formèrent une sorte de direction collégiale, bien que grands maîtres lun après lautre, venaient du même coin et avaient le même âge. Ils venaient de cette frange aujourdhui dauphinoise, qui, sous la suzeraineté de Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, faisait partie du Marquisat de Provence, et mettaient si peu en doute leur appartenance provençale que, fixant grosso modo les limites de la première circonscription géographique de lOrdre en Occident, quils appelèrent « Langue de Provence », ils y comprirent pour commencer leur contrée natale.
Ils sappelaient Raymond Dupuy, Auger de Balben, et Arnaud de Comps, et furent les premiers à prendre le titre de maître ou grand-maître de lOrdre. Ils le dirigèrent, le premier pendant plus de quarante ans, et les autres moins de deux ans chacun, de 1120 environ jusque vers 1163.
Raymond Dupuy, auquel se rattachent les Dupuy-Montbrun, qui ont au XVIe siècle marqué lhistoire de la Provence, partagea son temps entre la Terre Sainte et lOccident, où le développement extraordinaire des commanderies de lOrdre lobligeait à discuter avec chaque souverain les conditions dapplication de leurs privilèges. Il resta en Terre Sainte jusquà la fin de la deuxième croisade, pendant laquelle il fut le conseiller très écouté du jeune roi de France Louis VII. Puis il partit pour la France, mais ses deux « frères » et futurs successeurs assuraient dune main ferme en son absence la direction de lordre et la bonne application des règles fondamentales quils avaient établies de concert, ou, si elles existaient déjà, avaient précisées.
Il semble bien en effet que lon doive à ces trois Chevaliers provençaux ce qui fit lossature de lOrdre. Dabord la définition des trois vœux, dont la Bulle du pape en 1113 ne parle pas. Puis laccroissement des responsabilités des Chevaliers de lHôpital. Désormais, sans jamais oublier ses activités charitables ou hospitalières, lOrdre sera chargé de défendre les pèlerins contre les Infidèles, et deviendra à ce titre le plus solide allié des rois de Jérusalem.
On doit enfin à ces bâtisseurs, — mais sans quil y ait encore lextrême rigidité qui interdira plus tard de recevoir parmi les frères ceux qui nont pas leurs huit quartiers de noblesse — la division de lOrdre en Chevaliers, Frères Servants, et Chapelains.
Je vous ai déjà dit un mot de lorganisation des biens de lOrdre en Occident. Ces biens devenaient immenses. Limités dabord à la Provence et à lItalie du Sud, ils se multipliaient dans toute la chrétienté ; dabord le reste de la France, puis lAngleterre, lEmpire, voire même la Péninsule ibérique, où malgré la concurrence très efficace des Ordres Nationaux chargés de la reconquête, cest à lOrdre de Saint-Jean pour un tiers, et au Temple et à lOrdre du Saint-Sépulcre pour le reste, quAlphonse 1er dAragon mourant avait légué en 1134 ses deux royaumes dAragon et de Navarre. Il nétait guère question dexiger la délivrance du legs, auquel Aragonais et surtout Navarrais sopposaient, mais Raymond Dupuy passa cependant en Espagne, et il obtint de lAragon des compensations importantes, si par contre les Navarrats furent inébranlables dans leur refus.
Dans la France du Midi, le développement de lordre était si rapide que dans la région de Toulouse on dénombrait vers 1122 plus de quarante sauvetés ou villes franches que lHôpital avait créées sur les domaines quon lui avait donnés depuis peu.
Raymond Dupuy décida donc de confier à la maison de lOrdre située à Saint-Gilles, et qui devint Grand-Prieuré, la charge de diriger les possessions dOccident, den centraliser les revenus, et de diriger régulièrement sur la Terre Sainte ces revenus et tous les approvisionnements nécessaires.
Et ce fut lorigine de la première grande circonscription territoriale de lOrdre en Occident, cette « Langue de Provence » dont je vous ai donné les limites, qui ressemblent beaucoup à celles de lancienne Province Romaine lors de larrivée en Gaule de Jules César, et qui resteront inchangées jusquà la suppression en France de lOrdre de Malte, le 31 juillet 1791, par lAssemblée Constituante.
La première dotée dorganes de fonctionnement, la Langue de Provence étendit assez longtemps son influence au-delà même des limites qui lui avaient été fixées. Jai trouvé par exemple, en 1263 encore, le Grand-Prieur de Saint-Gilles réglant avec lArchevêque de Lyon des questions intéressant les commanderies de ma province de Forez qui à lépoque se trouvait depuis longtemps dans la langue dAuvergne. Au cours du XIIIe siècle, en effet, sétaient peu à peu organisées dabord les deux autres langues françaises : Auvergne, puis France proprement dite, et, après, les quatre langues étrangères dItalie, Aragon, Allemagne et Angleterre. Celle dAragon à la fin de la Reconquête, se dédoublera en « Langue dAragon et Navarre » et « Langue de Castille et Portugal », et nous arrivons à un total de huit langues qui ne variera plus.
A ces langues furent peu à peu attachées des dignités qui, lorsque lOrdre deviendra Souverain, se transformeront en Ministères. La plus éminente de ces charges, celle de Grand Commandeur, fut bien entendu liée à la Langue de Provence.
Chef de la Langue, le Grand Commandeur — on disait aussi Grand Précepteur, — venait immédiatement après le Grand Maître et le remplaçait en cas de besoin. Il exerçait les fonctions de Ministre de lEconomie et des Finances, présidait la Chambre des Comptes, et était en outre le Surintendant de lArsenal et de lArtillerie. Il était tenu de résider au Siège de lOrdre, sauf plus tard le cas de campagne sur mer, et dirigeait l« Auberge de Provence », maison qui hébergeait, non seulement les jeunes Chevaliers de la Langue pendant leur période de formation, mais également tous les services de son Administration.
La langue de Provence eut, dun bout à lautre de lhistoire de lOrdre, le plus grand nombre de commanderies et le plus grand nombre de chevaliers. Par contre, après la mort dArnaud de Comps en 1163, il ny aura plus en Orient, jusquà la perte de la Terre Sainte, de Grand Maître Provençal, à une exception près. La puissance des Croisés seffrite ; des divisions se glissent parmi eux, et nos Chevaliers se contentent de se battre. Ils se font massacrer lors du désastre de Tibériade en 1187.
La poignée de survivants fait appel à un Provençal, Armengaud dAps, grand prieur de Saint-Gilles. Le nouveau Grand-Maître bat le rappel, et commandeurs et frères dOccident sempressent de venir combler les vides laissés par les disparus. Avec eux il prend une part essentielle à la troisième croisade, qui aboutit à la prise dAcre. Il installe en Acre le siège de lHôpital, et meurt peu après. Un siècle va sécouler avant quun Provençal noccupe à nouveau le siège magistral, et ce sera encore à un moment critique de lhistoire de lOrdre.
Nous allons laisser, pendant ce siècle, la Terre Sainte à son épopée et examiner ce qui pendant ce temps se passait pour lOrdre, en Provence même.
De ses bases de départ de Saint-Gilles, de Martigues et du Bas-Rhône, lHôpital sétait établi en 1190 au Fort Saint-Jean à Marseille, li sétait très vite étendu vers la Provence intérieure, où ses commanderies-chefs, Puimoisson, Comps, et Beaulieu (à Solliès-Ville) sappuyaient sur de nombreuses commanderies secondaire. Il avait, en 1211 ou 1212, acheté Manosque au comte de Forcalquier. Manosque, dans laffaire, avait perdu ses consuls, mais était devenue après Saint-Gilles la plus importante maison de la langue de Provence. Très sûrs alliés du comte de Provence, les commandeurs locaux étendaient son influence en même temps que la leur, en lui apportant lhommage des terres quils acquéraient hors des limites du comté.
Dans ce vide féodal que constitua, au début du XIIIe siècle, après la dispersion des biens du comte de Toulouse, léclatement du Marquisat de Provence, si le Comtat Venaissin devint bien du Saint Siège et Avignon un peu plus tard, propriété indivise des femmes des deux frères de Saint Louis, les grands fiefs qui rendaient hommage à Raymond VII, baronnie de Sault, seigneuries de Montauban et de Mévouillon, future principauté dOrange, devinrent en fait indépendants, puis oscillèrent entre lhommage au Dauphin et lhommage au comte de Provence. Les premiers comtes angevins, Charles 1er et Charles II, surent pousser leurs avantages vers le Nord. Et dans cette politique leurs auxiliaires les plus dévoués furent peut-être les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem.
Rapprochons quelques dates. En 1256 et 1257, Charles 1er reçoit des Mévouillon puis du Dauphin lhommage de toute une partie du Gapençais ; en 1262 le prieur de Saint-Gilles au nom de lOrdre, fait hommage au comte de la ville de Tallard et de toutes ses dépendances, situées au nord de la Durance : Barcillonnette, Vitrolles, Pelleautier, Esparron entre autres. Tallard échappera à lOrdre, et à la Provence, au XVe siècle, mais toutes les dépendances resteront provençales jusquà la Révolution. Hommage, quelques années plus tard, sera également rendu pour les Commanderies de Lardiers et de Saint-Pierre-Avez, mais là linféodation à la Provence ne sera que temporaire.
Cette politique des Hospitaliers prend toute son importance lorsquen 1312 lOrdre recueille les biens du Temple.
Ce sont à ce moment les importantes commanderies templières de Gap, de Sisteron et Lachau, pour ne parler que de celles situées pour leur plus grande partie outre-Durance, qui rentrent dans lorbite provençale. En fait les Hospitaliers, tenant pour le comte toute cette frange nord, semblaient en préparer le rattachement à la dynastie angevine. Il faudra lindifférence du comte Robert, trop occupé en Italie et en Dalmatie, pour arrêter cette expansion, et lorsquen 1337 le Dauphin Humbert II, sans héritier et criblé de dettes, lui offrira le Dauphiné pour 190.000 florins, il refusera loffre. La Reine Jeanne, qui aurait pu à la mort de son grand-père reprendre la chose, mais qui est plus préoccupée de vendre Avignon au Pape, ne fera rien non plus, et cest finalement vers le roi de France Philippe VI que se tournera le Dauphin. Le Dauphiné deviendra français et il ne restera, de cette tentative dexpansion vers le Nord et lEst, que quelques enclaves provençales en terre dauphinoise.
Ces considérations sur les affaires de la Provence Comtale mont entraîné au-delà de la date à laquelle les Chevaliers de la langue de Provence jouent de nouveau un rôle primordial en Orient.
La Terre Sainte est définitivement perdue lorsquen 1291 le dernier bastion franc, Saint-Jean dAcre, tombe au pouvoir du Soudan dEgypte. Des trois ordres militaires qui ont été les derniers à assurer sa défense, le plus récent, celui des Teutoniques, se retire en Prusse orientale où il exerce une souveraineté contestée par les Polonais et les Templiers, et où il deviendra loppresseur des Slaves. Les Templiers, qui ont perdu leur Grand-Maître et la plus grande partie de leurs Chevaliers, se réfugient à Chypre et quelques années plus tard regagneront leurs maisons dEurope. Leur ordre ne survivra pas vingt ans à labandon de la Palestine.
Restaient les Chevaliers de Saint-Jean. Eux aussi étaient réduits à une poignée de héros, la plupart blessés après avoir couvert lembarquement vers Chypre de ce qui restait encore à Saint-Jean dAcre de population chrétienne non encore captive. Ils sétaient, les derniers, repliés sur Chypre, emmenant leur Grand-Maître Jean de Villiers, grièvement blessé, et le roi, Guy de Lusignan, qui ne les aimait guère, leur avait assigné comme résidence la ville de Limassol. Villiers battit, de là, le rappel, enjoignant à tous les membres de lOrdre de rejoindre Chypre pour y tenir un chapitre général.
Le succès de cette convocation, à un moment où tous les princes chrétiens rivalisaient de tiédeur pour ne point partir en Croisade, dépassa les espérances du Grand-Maître. Tous les frères valides se groupèrent sur les côtes de Provence ou dItalie Méridionale, — soi-dit en passant, sur les terres du roi Charles II dAnjou, — et parvinrent à Limassol avec de très nombreux bâtiments. Le chapitre, après avoir envisagé de regagner lEurope, décida de rester en Orient, et puisque lOrdre ne pouvait, réduit à ses seules forces, réussir un débarquement en Terre Sainte, de se charger de la protection des pèlerins sur mer. Cest de cette décision que date la vocation maritime de lOrdre ; les bâtiments qui avaient amené les frères furent gardés et armés.
Villters mourut peu après la fin du chapitre, et le nouveau Grand-Maître, élu par tous les chevaliers présents, dont le groupe le plus important était celui de la Langue de Provence, fut un chevalier de cette langue, Eudes de Pins, un Languedocien.
Cétait un homme de prière plus quun homme daction, et il se heurta dès son élection à de graves difficultés qui le firent entrer en conflit avec le roi de Chypre et certains souverains européens qui, tels le roi dAngleterre et le roi de Portugal, contestaient, la Terre Sainte étant perdue, lutilité du maintien des privilèges de lOrdre, et du maintien de lOrdre lui-même. Convoqué à Rome par le Pape, il mourut au cours de son voyage, moins de deux ans après son élection.
Le chapitre choisit pour le remplacer Guillaume de Villaret, grand-prieur de Saint-Gilles lui aussi. Désormais, pendant quatre-vingts ans sans aucune interruption, tous les Grands-Maîtres de lOrdre vont être des frères de la Langue de Provence. Ils seront les artisans de linstallation de lOrdre à Rhodes, et ce sont eux qui y feront le difficile apprentissage de la Souveraineté.
Les relations avec le roi de Chypre se détérioraient de plus en plus. Henri de Lusignan bloquait lexpansion maritime des Chevaliers en les limitant au port de Limassol, trop petit pour leurs escadres naissantes. Il devenait urgent pour lOrdre dacquérir une base où il serait chez lui. Cest à quoi semploya Guillaume de Villaret. Il était à Saint-Gilles lors de son élection, et avant de rejoindre Chypre, voulut faire le point de la situation, à Paris et à Rome. Cétait indispensable, et lavenir montra quil avait eu raison, mais le Conseil de lOrdre trouva quil traînait trop et le somma de rentrer durgence. Il sexécuta donc, et demblée, pour éprouver la valeur des bonnes paroles quon lui avait prodiguées tant à Paris quà Rome, mit sur pied une alliance avec le Gengis-khanide qui occupait la Perse et voulait chasser les Sarrasins de Palestine. En vertu de cette alliance, les Hospitaliers occupèrent plusieurs îles côtières pour faciliter un débarquement. Personne en Europe ne bougea. Ne pouvant poursuivre seul lentreprise sans vouer les siens à lanéantissement, Villaret fit rentrer tout son monde à Chypre. Il savait que désormais lOrdre ne pourrait plus compter que sur lui-même, et que son avenir était sur la mer.
On décida donc de tenter limplantation de lOrdre à Rhodes, dont la situation politique était imprécise, puisque, soumise à lautorité purement nominale de Byzance, elle était en fait occupée pour moitié par des grecs et pour moitié par des pirates turcs. Guillaume de Villaret, malgré son grand âge, — il avait plus de 80 ans, — fit en secret reconnaître les côtes mais la mort le prévint avant quil neût rien entrepris.
Il appartenait à son neveu et successeur Foulques de Villaret de réaliser cette œuvre. Elu en 1305, et attentif aux difficultés quavait mises le chapitre au long séjour en Europe de son oncle, il informa en détail le Conseil de ses projets, et partit pour la France. Il rencontra secrètement à Poitiers le roi de France Philippe le Bel et le pape Clément V qui y étaient réunis, et si nous ne pouvons inférer de cette rencontre quil y fut mis au courant du sort réservé aux Templiers par le Roi et le Pape, nous savons du moins quil partit de Poitiers muni du plein accord des deux compères à ses visées sur Rhodes, et de la somme de 90.000 florins que Clément V lui donna pour faciliter lentreprise.
Restaient à trouver les bateaux de transport et la base de départ. Limassol étant exclu à cause du secret de lopération. Lalliance non écrite et non moins étroite entre lOrdre et la Provence joua à plein, et Charles II offrit sa flotte et ses ports. Les Chevaliers dEurope, et en particulier un grand nombre de jeunes seigneurs allemands, avides de recevoir les éperons dor et la croix à huit pointes, et amenés par le Grand-Prieur dAllemagne, se réunirent au point fixé pour la concentration de la flotte, à Brindisi.
En 1307, deux ans après lélection de Foulques au Magistère, les Hospitaliers prenaient pied à Rhodes. En 1310 la conquête de la grande île était achevée, et lOrdre prenait officiellement le nom d« Ordre souverain des Chevaliers de Rhodes » Il allait sy maintenir plus de deux siècles.
On a souvent dit que le XIVe siècle avait été pour la Provence un siècle terrible. Je nadmets cette opinion que pour la seconde moitié du siècle, à partir de la peste de 1348. Et je prétends que les années 1305 à 1312, si brillantes pour la langue de Provence qui dirigeait lOrdre de Saint-Jean le furent aussi pour la Maison dAnjou et la Provence elle-même.
1307, marque le début de lAffaire des Templiers, et larrestation en France des dignitaires de lOrdre. Le procès se termine en 1312, à Paris par lexécution de Jacques de Molay, et à Vienne par la décision du Concile dinstituer lOrdre de Saint-Jean successeur des Templiers. Clément V donne immédiatement effet à la décision du Concile, et les possessions des Hospitaliers sont pratiquement doublées. Dans notre seule région, ils reçoivent les commanderies templières de Ruou, Bras, Régusse, Saint-Jean dHyères et Aix-en-Provence, gardant Aix et Ruou comme commanderies chefs, et rattachant toutes les autres et leurs nombreuses dépendances à leurs commanderies préexistantes de Manosque, Comps et Beaulieu. Manosque devient le « Baillage », et le Grand Prieuré de Saint-Gilles doit lui-même être scindé. En 1317 est créé le Grand-Prieuré de Toulouse, avec juridiction sur tout lOuest de la langue de Provence.
Cette même année 1312, le pape Clément V, après avoir erré dans le Midi, puis pris résidence dans la délicieuse oasis du prieuré de Groseau, près de Malaucène, sinstalle en Avignon où une partie de sa cour la précédé. Avignon, à ce moment, appartient en entier au comte de Provence, depuis que Charles II en a acquis la moitié royale, en cédant au frère du roi lAnjou et le Maine, et il faudra attendre 1348 pour que la reine Jeanne le vende au Pape. Mais Clément V préfère vivre dans une ville appartenant à Robert dAnjou, tout dévoué au Saint-Siège, que résider chez Philippe le Bel avec qui il a souvent maille à partir. En outre, ses états du Comtat sont aux portes de la cité. Les Grands-Maîtres Provençaux de lOrdre de Saint-Jean seront souvent appelés à la Cour Pontificale ; lun deux, Hélion de Villeneuve, sera lun des conseillers les plus écoutés de Jean XXII, puis de Benoît XII.
Le dernier évènement important de ces cinq années pour la dynastie angevine, est linstallation sur le trône de Hongrie, en 1309, lannée même de la mort de Charles II, de son petit-fils Carobert. La langue de Provence recueille une partie des fruits de cette extension de la puissance angevine, puisque peu après son chef le Grand-Commandeur reçoit le droit d« émeutir (1) », cest-à-dire de proposer le titulaire, du Grand-Prieuré de Hongrie. Dans la foulée dailleurs on donnera à la Langue de Provence la propriété de la plupart des Commanderies et Prieurés dItalie Méridionale : elle les conservera intégralement ainsi que le Grand Prieuré de Hongrie, tant que les Grands Maîtres seront des Provençaux et tant que les Papes résideront en Avignon.
1. Peut être du latin emovere, emotum (« chasser dehors, expulser ») par lintermédiaire du provençal esmeutir.
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Installé à Rhodes, et sa souveraineté ne pouvant plus être discutée que par le Pape, lOrdre de Saint-Jean est devenu trop riche. Il conquiert plusieurs des Iles Sporades, et ses escadres sillonnent la Méditerranée avec succès, tandis que les jeunes Chevaliers font la course aux bâtiments turcs ou égyptiens, et que leurs innombrables prises alimentent le Trésor, prenant le relais des responsions des commanderies, au moment où peste, misère et guerre sinstallent en Occident. Ces jeunes Chevaliers prennent très vite les plus grandes libertés avec leurs vœux, et Foulques de Villaret néchappe pas à la tendance. Son amour du faste, son absolutisme et son népotisme lopposèrent assez tôt au Chapitre qui le déposa et élut à sa place un autre Provençal, Maurice de Paqnac. Villaret, refusant de reconnaître cette décision porta laffaire en Avignon, devant Jean XXII, qui convoqua les deux grands maîtres et donna la lieutenance du Magistère à un troisième Provençal, aimé et respecté de tous, Géraud de Pins. Jean XXII cassa la décision du Chapitre, et Pagnac se retira à Montpellier où il mourut quelques mois plus tard. Mais, devant les réactions que provoquait à Rhodes lannonce du retour de Villaret et la crainte de la reprise des abus qui avaient causé sa disgrâce, le Pape obtint la démission du Grand-Maître et convoqua en Avignon le chapitre de lOrdre.Laccord unanime de tous les frères se fit en 1319 sur le nom dHélion de Villeneuve, encore un grand nom de Provence. Celui-ci, à la demande du Pape, resta à la Cour Pontificale. Il le pouvait, car la lieutenance du Magistère était entre des mains très sûres. Géraud de Pins avait répondu à une entreprise dOthman contre Rhodes par la destruction de toute lescadre turque, et la capture des dix mille soldats déjà débarqués. Le Grand-Maître pouvait donc en toute tranquillité revoir avec le Pape lorganisation de lOrdre.
Hélion de Villeneuve convoqua le chapitre à Montpellier. Il sattacha dabord au renforcement de la discipline. Depuis 1312, lOrdre avait des Commanderies à revendre, et la plupart des Chevaliers devenaient Commandeurs fort jeunes. Sous le prétexte fort valable de reprendre les biens du Temple aux divers séquestres royaux qui se faisaient fort tirer loreille pour les rendre, ils prolongeaient leur séjour en Occident et souvent devenaient, en Avignon ou à Paris, de simples courtisans oubliant leurs serments de croisés. Cest alors que fut imposée aux jeunes Chevaliers plusieurs années de résidence à Rhodes et un certain nombre de courses sur mer (on les appellera plus tard caravanes), avant de pouvoir prétendre à une Commanderie.
A ce même chapitre, les différentes langues reçurent leur organisation définitive. On y attacha de façon immuable les dignités de lOrdre, et on mit sur pied le Conseil chargé dassister le Grand-Maître. Tous les dignitaires des Langues en firent partie, prenant alors le titre de Bailli Conventuel ou de Pilier. Ce Conseil fut, et resta jusquen 1798, le Gouvernement de lOrdre. Enfin, les obligations hospitalières de lOrdre, en particulier à légard des pauvres, furent précisées et étendues.
La discipline dans les possessions occidentales de lOrdre étant ainsi rétablie, Hélion de Villeneuve revint à Rhodes. Là aussi, il fit régner une discipline paternelle mais stricte, qui lamena à sévir contre celui qui, un quart de siècle plus tard, devait lui succéder. Lhistoire est belle, et même si elle a été quelque peu enjolivée par la légende, dailleurs contemporaine de lévénement, elle vaut dêtre contée, puisquelle ne met en cause que des Provençaux.
Un jeune chevalier, Dieudonné de Gozon, sétait vanté de maîtriser un monstre, sans doute un crocodile géant, qui avait la fâcheuse habitude de dévorer ceux qui venaient lui chercher noise, et dont les écailles défiaient larmement de lépoque. Villeneuve, lorsque deux frères y eurent laissé la vie, interdit de combattre le monstre. Mais Gazon, sous quelque prétexte, partit pour son Rouergue natal, y fit faire une maquette de la bête, et y passa le temps nécessaire pour dresser deux molosses à attaquer cette nouvelle carasque par le ventre dépourvu décailles. Il revint alors à Rhodes, ramenant avec lui deux piqueurs courageux, et tua le monstre.
Lallégresse populaire fut grande, mais le Grand Maître nadmettant pas que ses ordres formels fussent bafoués, fit emprisonner Gozon et lui infligea la plus grave sanction prévue par le règlement après la peine de mort : la perte de lhabit. Toutefois, après quelque temps, il se laissa fléchir par son conseil et réintégra le coupable. Le courage légendaire de Gozon qui se couvrit de gloire lorsque les Chevaliers reprirent temporairement pied sur le continent dAsie Mineure par la prise de Smyrne et la défense de lArménie, fit le reste. A la mort de Villeneuve, en 1346, il devint son successeur et compléta fort bien son œuvre. Il mourut en 1353.
Les trois derniers grands maîtres de cette longue série provençale, Pierre de Corneillan, Roger de Pins, et Raymond Bérenger, exercent leur magistère dans des conditions si difficiles que Corneillan et Bérenger essayeront même de sen faire décharger par le Pape. Dans le désordre et la misère qui, au cours de la seconde moitié du XIVe siècle, marquent lEurope et en particulier la Provence, vidée démographiquement par la peste de 1348 et dévastée périodiquement par les routiers dont les moins mauvais ne seront pas ceux de Duguesclin, les commandeurs sérigent en seigneurs indépendants et leurs responsions ne parviennent plus à Rhodes, réduite à vivre de ses prises maritimes voire du sac de quelques grandes villes musulmanes, comme par exemple Alexandrie que Raimond Bérenger sen alla prendre au début de son règne.
En outre, lOrdre, ou la Langue de Provence qui le dirige, ne peut plus guère compter sur le soutien actif de le Maison dAnjou, représentée par la reine Jeanne, et, exemple unique dans la Papauté dAvignon, Innocent VI lui devient hostile, et sous menace de lui enlever les biens du Temple, essaye de provoquer son départ de Rhodes et son installation sur un point du continent den face, — à conquérir et tenir dans des conditions bien précaires. Il faudra toute la diplomatie de Roger de Pins pour maintenir lOrdre à Rhodes.
Au chapitre même et dans le Conseil de lOrdre, la langue de Provence était maintenant battue en brèche. Les luttes nationales qui avaient commencé au siècle précédent entre Aragonais et Provençaux et se poursuivaient entre Français et Anglais avaient dans lOrdre leur écho entre langues des pays en conflit. On reprochait à la langue de Provence de sêtre fait attribuer des commanderies très en dehors de son aire géographique et de disposer au Chapitre de plus de voix que les deux plus importantes langues venant après elle, réunies. A quoi la langue de Provence répondait quétant la plus ancienne et la plus importante de lOrdre, ayant de loin le plus grand nombre de Chevaliers, elle ne voyait pas pourquoi elle renoncerait à ses possessions.
Bérenger, devant ces difficultés, songea à se démettre de sa charge. Puis il accepta loffre du Pape de convoquer en Avignon, pour 1375, un chapitre général, Très malade et âgé, il ne put sy rendre, dailleurs. Le chapitre décida de rendre à la langue dItalie les commanderies de Naples et Sainte-Euphémie, et les prieurés de Capoue et Barletta, mais les cinq autres commanderies du Sud de la Péninsule restèrent à la Langue de Provence. Elle les garda tant que la dynastie angevine ne fut pas remplacée à Naples par les Aragonais, Quant au prieuré de Hongrie, il fut tour à tour « émeuti » par lune des deux langues, et ultérieurement rattaché au Grand-Prieuré dAllemagne. Il était dailleurs tellement ruiné à lépoque quil nintéressait plus personne.
La tâche essentielle du Chapitre dAvignon était de modifier les conditions de lélection du Grand-Maître, Désormais elle fut faite non par lensemble des Chevaliers présents, ce qui évidemment favorisait un peu trop la langue de Provence, mais par une assemblée restreinte comprenant deux électeurs choisis par chaque langue.
Raimond Bérenger mourut lannée qui suivît le chapitre. Son successeur, Robert de Juilly, appartenait à la langue de France. Cest sous son magistère que la flotte de lOrdre transporta de Marseille à Ostie le Pape Grégoire XI et toute la Cour Pontificale, qui quittaient Avignon pour Rome.
Les Provençaux neurent plus de Grand-Maître jusquaprès linstallation de lOrdre à Malte, et ce sont des Grands-Maîtres Français aussi, mais appartenant aux langues dAuvergne et de France, Jean de Lastic, Pierre dAubusson, et Philippe de Villiers de lIsle-Adam, qui défendirent Rhodes contre les assiégeants turcs de 1440, 1444, 1480 et 1522. Mais les chevaliers de Provence se couvrirent de gloire dans tous ces sièges, et lors de celui de 1522, le nom le plus glorieux avec celui du Grand-Maître est celui de Gabriel Martinengue, fait chevalier avec dispense de produire ses quartiers de noblesse, puis bailli de lOrdre, pour les prodiges quil fit dans la guerre de mines et de contre-mines quil dirigea contre les Turcs, Etait-il Toulonnais ? On lignore, et comme il était au service de la République Sérénissime lorsque lOrdre sattacha ses services, on a voulu en faire un sujet de Venise. Mais la question de ses origines nest pas tranchée.
Rhodes est définitivement perdue le 31 décembre 1522, et le 1er janvier 1523 les Chevaliers, qui emmènent avec eux plusieurs milliers de Rhodiens qui nont pas voulu tomber sous le joug ottoman, commencent une errance en Méditerranée qui va se poursuivre pendant douze ans. Cest finalement dans la rade de Villefranche que les bâtiments de la religion et les Rhodiens trouvent refuge, tandis que les Chevaliers se dispersent dans les diverses commanderies de leurs langues respectives, en attendant le résultat des négociations que poursuivent avec Charles-Quint deux envoyés du Grand-Maître, dont Gabriel Martinengue, et qui aboutiront avec la cession à lOrdre de lArchipel Maltais, en 1535.
Je pourrais arrêter là mon étude. La Provence unie à la France na plus dinfluence particulière sur lOrdre, tiraillé désormais entre la France et lEspagne. Mais je men voudrais de ne pas parler de quelques chevaliers de la Langue de Provence, et des derniers Grands-Maîtres Provençaux.
Je précise toutefois quil nentre pas dans le cadre de ce discours de vous parler des innombrables chevaliers Provençaux qui, après lUnion à la France, mirent au service du roi, la science de la mer quils avaient apprise sur les galères de la Religion.
Depuis le premier, Bernardin des Baux, qui entre deux sièges de Rhodes était successivement en 1494 corsaire au service de Charles VIII, puis général des galères du Levant, jusquau bailli de Suffren, il y en eut des centaines, à commencer par la bonne cinquantaine des Valbelle et la trentaine des Forbin qui firent partie de lOrdre. Notre président nous a conté la vie passionnante du premier dentre eux, Paul Albert de Forbin, et jespère bien quil poursuivra leur étude. Il y eut tant de Chevaliers sur les vaisseaux du roi que les Autorités Espagnoles de Sicile envoyèrent en 1650 une plainte au Grand-Maître contre les prises continuelles que faisaient jusque dans les eaux de Malte les bâtiments français commandés par des chevaliers de lOrdre.
* * *
Le premier Grand-Maître de la Langue de Provence qui, depuis la mort de Raimond Bérenger, cest-à-dire après un hiatus de deux siècles, monta sur le trône magistral fut sans doute le plus grand de tous : Jean Parisot de La Valette.Il avait, depuis son entrée dans lOrdre, passé toute sa vie à Malte, en Afrique, ou sur mer. Après avoir terminé ses caravanes, il avait été successivement corsaire, — et le seul que Dragut redoutât, — puis Gouverneur de Tripoli, et enfin Général des galères de la Religion et chargé, ce à quoi il réussit fort bien, dapprovisionner Malte par ses prises, alors que tout faisait prévoir un très prochain et impitoyable siège. Ses qualités de religieux et de soldat étaient si universellement reconnues quen 1557, il fut élu par un vote unanime, fait sans exemple depuis linstallation de lOrdre à Malte, à cause de lantagonisme entre les sujets de Sa Majesté très chrétienne et ceux de Sa Majesté très catholique, et plus spécialement entre Provençaux et Espagnols.
Les invasions de la Provence et les ruines quelles avaient causées, étaient mal oubliées des Provençaux, et dès linstallation à Malte, les rixes entre chevaliers de Provence soutenus par les autres langues Françaises et chevaliers espagnols soutenus par une partie des Italiens étaient fréquentes. Au début du règne de la Valette, une véritable bataille rangée avait fait deux morts. Il avait fallu sévir et plusieurs frères étaient morts sur léchafaud.
La Valette remit de lordre. Puis, ayant besoin dargent pour fortifier Malte, il soccupa de faire rentrer les responsions des prieurés lointains qui prétendaient, à la faveur des troubles, ne plus rien envoyer. Allemands, Italiens, et gens du Nord durent sexécuter. Enfin, il tint ses marins en haleine. Les huit ans de répit quil eut avant le Grand Siège lui permirent de refaire lunité de lordre. Du siège de 1565, que tout le monde connaît, de lhéroïsme quy déploya le Grand-Maître, alors âgé de plus de 70 ans, de la construction de la ville qui plus tard prit son nom et dont il fit lui-même les plans, on a trop parlé pour que je fasse autre chose que les évoquer ici. Mais, lorsquen 1568, trois ans après sa victoire, la Valette mourut, la souveraineté de lOrdre nétait pas mise en cause par personne, Espagne comprise. Une fois de plus, un Chevalier de la Langue de Provence avait rétabli une situation impossible.
Après lui, nous nattendrons que quatorze ans avant davoir de nouveau un Grand-Maître Provençal. Mais ces quatorze années sont remplies par la suite des hauts-faits et par les frasques dun chevalier Provençal oublié à tort : Mathurin de Romegas. Celui-ci entre fort jeune dans lOrdre. Vers 1554, il termine ses caravanes et se trouve à quai, dans le port de Malte lorsquun typhon renverse quatre galères et endommage pratiquement tout le reste de la flotte. Il y a des centaines de morts. Le lendemain, le Grand-Maître venu inspecter les dégâts entend des coups frappés de lintérieur dune galère renversée, il fait percer la carène, et par le trou sortent dabord un singe, puis le chevalier de Romegas, sauvés par une poche dair. Romegas devient lun des plus célèbres, mais aussi le plus dur capitaine de la Religion, Il livre à la chiourme dune galiote quil vient de prendre le capitaine turc du bâtiment, et il ne sortira des bancs des rameurs quun peu de chair sanglante. Une autre fois il livre à une petite ville de Sicile qui vient dêtre ravagée par les Turcs un renégat qui en était originaire, et qui est littéralement mis en pièces détachées par ses concitoyens.
Il avait fait plus de prises à lui seul que nimporte quel capitaine de lOrdre, et pendant le Grand-Siège, chargé de la défense de lentrée du Port, il sétait héroïquement acquitté de sa tâche.
Après le siège, il avait poursuivi ses exploits et pris part, avec les trois galères de lOrdre alors disponibles en 1571, à la bataille de Lépante. Nous ne connaissons dailleurs le nom daucun des Chevaliers qui combattirent héroïquement et moururent en grand nombre à Lépante, sauf de deux provençaux : Raymond de la Loubière, et précisément Mathurin de Romegas.
Mais ce grand marin avait peu à peu été dévoré par lambition. Il avait vu avec peine élire en 1572 au siège Magistral Jean de la Cassière, de la langue dAuvergne, et sa nomination pour deux ans, en 1575, de général des galères, ne lavait pas apaisé, il prit donc en sous-main, à lexpiration de son temps de commandement, la tête dun complot ourdi contre le Grand Maître par des chevaliers dAragon, de Castille et dItalie, arrêta celui-ci, et se fit illégalement nommer lieutenant du Magistère. Malheureusement pour lui, deux jours plus tard son successeur au généralat des galères, le bailli de Chabrillan, entrait au port, de retour dune croisière et délivrait La Cassière qui fit évoquer laffaire à Rome où Grégoire XIII le convoqua ainsi que Romegas. Ce dernier mourut de dépit quelques jours après son arrivée à Rome, le Pape ayant refusé de le recevoir tout de suite, et tous ses séides se soumirent humblement. La Cassière, âgé et très malade, mourut aussi à Rome, quelques semaines plus tard, et le Chapitre craignit un moment de se voir enlever le droit de nommer le Grand-Maître. Il nen fut rien, mais Grégoire XIII expédia à Malte son nonce, muni dun Bref qui donnait au chapitre le choix de trois noms : les trois plus hauts dignitaires de la Langue de Provence : Chabrillan, bailli de Manosque ; Panisse, grand-prieur de Saint-Gilles, et Hugues de Loubens-Verdalle, grand-commandeur. Ce dernier fut élu sans aucune difficulté.
Son règne fut calme. Lépante avait brisé la puissance maritime des Turcs, et les plus graves problèmes venaient maintenant plus souvent des cours dEurope, et voire même de Rome que dOrient. Verdalle fut donc surtout un administrateur, et il put réaliser son rêve de bâtisseur en dotant Malte dune charmante résidence, dans un parc ombragé créé de toutes pièces ainsi que le seul bois existant dans lîle, qui en est le prolongement. La résidence, « Verdala Palace », porte toujours le nom de son créateur. Le bois, « Buskett », a toujours les bosquets dorangers dont, depuis, les Grands-Maitres envoyèrent les fruits, réputés les meilleurs du monde, dans toutes les cours dEurope. On ne les exporte plus, mais on les retrouve, greffés, en Tunisie ou en Sicile.
Après Verdalle, le déclin de lOrdre saccélère, et je puis glisser rapidement sur les deux derniers Grands-Maîtres provençaux, tous deux du XVIIe siècle ; Antoine de Paule, bon vivant qui fuyant son Palais de La Valette, se fit construire, assez près pour que ses mules blanches ly emmènent chaque soir, une résidence quil dota des plus jolis jardins de Malte. Ses fontainiers avaient réussi le tour de force de remplir chaque jour une immense citerne, aujourdhui piscine du président de la République Maltaise, dont le Palais de San Anton est la résidence habituelle.
Le dernier Grand-Maître provençal, Paul de Lascaris-Castelar, né au Castelar près de Menton, dune branche de la maison de Vintimille, essaya de sopposer aux exigences de Louis XIV qui voulait pour le Chevalier Paul une Commanderie. Estimant, lui qui avait dans les veines le sang des Porphyrogénètes, quil devait défendre les quartiers de noblesse de ses Chevaliers, et que lOrdre avait déjà fait beaucoup pour Paul qui après tout nétait quun bâtard, il éludera jusquà sa mort les demandes de Colbert. Son successeur, un Espagnol, devra sexécuter et nommer le Chevalier Paul à une commanderie de Provence.
Jarrive ici au bout de mon propos. Il ne me reste plus quà mentionner que lorsque la Législative supprima lOrdre, quelques Chevaliers Français passèrent à lArmée de Coblentz (Coblence). Mais presque tous restèrent à Malte, où une cinquantaine accepta de suivre Bonaparte en Egypte et dencadrer une Légion Maltaise, formée après la capitulation de Hompesch par lélite des troupes de lOrdre. La légion se battit magnifiquement aux Pyramides, fut pratiquement anéantie, et Bonaparte attacha à sa personne les très rares chevaliers survivants.
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Je nai fait ce soir, mes chers collègues, queffleurer un sujet très vaste. Puissent les historiens de Provence lapprofondir. Mais je voudrais que ceux dentre vous qui passeront à Malte y fassent quatre pèlerinages ; lAuberge de Provence, intacte malgré les bombardements de 1942 et devenue Musée National ; léglise de la Langue de Provence (Sainte-Barbe), devenue léglise des Français ; enfin le palais Verdala et les jardins San Anton.Car il est bon que lon se souvienne que les Provençaux ont marqué lOrdre de Saint-Jean de Jérusalem, que ce soit en Terre Sainte, à Rhodes, à Malte, ou sur la mer, par leur courage, leur sens de lorganisation, et leur culture.
Discours de Philippe Thiollier
Discours de remerciement à lacadémie du Var, prononcé par Philippe Thiollier, le 20 février 1976
Monsieur le Président, Mes chers Collègues, Mesdames, Messieurs,
Je tiens dabord à dire à mes collègues de lAcadémie du Var ma profonde gratitude pour mavoir, à lunanimité et par admission directe, élu membre actif résidant de leur Compagnie.
Pour vous faire comprendre la joie que jen éprouve, je dois vous dire ce que représentait pour moi la Provence dès ma petite enfance. Né dans cette frange franco-provençale dont récemment, à propos de Lyon, vous a parlé lingénieur général Charbonnier, bercé par des chansons qui avaient déjà le parfum de chez vous, javais eu le coup de foudre pour votre coin de France la première fois que je lavais rencontré, à dix ans, et y avais cherché, — que Mgr Scolardi me pardonne, — des morceaux de mosaïques dans les vestiges romains des Lecques.
Plus tard, quelques écoliers dont jétais neurent jamais quun but pour toutes leurs vacances de Pâques : des randonnées vers le Comtat, la Camargue ou le Haut-Var, et les découvertes de monuments et de sites que nous y faisions, nous enthousiasmaient. A lécole des Chartes enfin, létude très poussée que je fis des dialectes doc compléta mon initiation à la Provence.
Vous mavez donné, en me recevant dans votre Compagnie, ce que je considère comme ma naturalisation provençale ; du fond du cœur je vous en remercie.
Gabriel Baixe, au fauteuil de qui jai été élu, appartenait à cette lignée de médecins de marine, érudits quévoquait lors de ses obsèques le Président Morazzani, et dont vous-même, Monsieur le Président, dans la notice nécrologique que vous lui avez consacrée dans notre bulletin, vous avez noté la part limportante quelle a prise aux travaux de notre Compagnie. Sciences, histoire de la Provence, de son art, voire de ses légendes, tout intéressait nos médecins de marine, et il ny a pas si longtemps que, patient au pavillon Bérenger-Féraud a Sainte-Anne, jai découvert que ce pavillon avait reçu le nom du conteur des légendes de Provence dont depuis bien longtemps je possédais le livre. Il était bien entendu membre de lAcadémie du Var dont à lépoque, en 1888, nu autre médecin de marine, lhistorien Gustave Lambert, était président.
Gabriel Baixe, quant à lui, avait consacré sa vie non à lhistoire, mais à la science. Et en guise de discours de réception, il avait donné au Bulletin de lAcadémie du Var une remarquable étude sur les enseignements physiologiques à tirer de la situation alimentaire des belligérants pendant la guerre de 1914-1918.
Il avait toute sa vie poursuivi ses études sur la bactériologie et lanatomie pathologique. Tout jeune médecin, il avait fait une partie de la guerre de 1914-18 sur les côtes de Monténégro et dAlbanie, sous les ordres de Dupetit-Thouars, et une autre dans les Flandres avec les fusiliers marins de Ronarch. Il avait pu y étudier de première main le résultat des restrictions alimentaires sur la condition du combattant et des populations civiles, et aider à organiser la remise en état de larmée et de la population serbes après leur terrible exode, en plein hiver, à travers les très dures Alpes Dinariques.
Elu à 35 ans membre de notre Société, il en devenait président, lun des plus jeunes, en 1938. Il fut, je crois le seul à occuper trois fois cette place où la confiance de ses collègues lavait appelé.
Il ne mappartient pas, à moi qui ne lai pas connu, de parler de lui dans les termes émus qui vinrent aux lèvres du président Morazzani lors de ses funérailles, et sous la plume du président Cousot.
Mais ce que je remarque en étudiant la vie de mon prédécesseur, cest la haute idée quil se faisait de lAcadémie du Var, et de la nécessité pour cette Compagnie de jalousement préserver son indépendance. Cest aussi sa lutte constante pour maintenir lunion de notre Société, pour le triomphe de ses idéaux, et le bannissement de son sein de tout esprit de clan et de chapelle.
Réponse du commandant Morazzini
Monsieur,
Le brillant exposé que nous venons dentendre sur les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem de la Langue de Provence vient ajouter une aile nouvelle à lédifice que, sans concertation préalable, nos collègues de lAcadémie du Var, bâtissent depuis plusieurs années en lhonneur des Ordres Religieux de Chevalerie.
Cest que notre doyen dancienneté, M, Paul Bertrand de la Grassière qui en posa la première pierre en faisant paraître son étude sur lOrdre de Saint-Lazare, dont il est grand dignitaire, cet ordre étant lui-même un doyen dancienneté puisque lon fait remonter sa fondation à Saint-Basile. Puis M. F rancis Gutton, dont lEspagne est un peu la seconde patrie a entrepris la publication de sa Tétralogie sur les ordres Espagnols qui, après ses ouvrages sur les Chevaliers de Calatrava, dAlcantara et de Montesa, vient de sachever par celui sur lOrdre de Santiago, travail dérudition considérable que nous voisins Ibériques ont su apprécier et qui vient récemment dêtre élogieusement signalé à lattention du Roi Juan Carlos 1er. Ces ordres sont des enfants dune longue Croisade, celle de la Reconquista, à laquelle participèrent longtemps des Chevaliers français, la seule Croisade qui ait atteint définitivement ses buts. Et, tout dernièrement, M. le Docteur Barjon, nous entretenait dans le cadre de lAssociation France-Allemagne, de ces Chevaliers Teutoniques dont on a tendance à oublier la belle carrière Méditerranéenne, achevée après la perte de la Terre Sainte en 1290 qui mérite certes mieux notre admiration que leur aventures ultérieures en Pologne et en Lituanie.
Votre étude, Monsieur, entre autres mérites, a celui de glorifier nos compatriotes provençaux, ce dont notre Académie ne peut que se réjouir comme notre Ville de Toulon, si attachée à la Marine se retrouve en pays de connaissance parmi ces grands marins sortis de lOrdre de Malte.
Ces figures fascinantes que vous avez fait revivre devant nous gardent leur prestige intact de nos jours, du moins auprès de ceux qui, tout en restant pacifiques de cœur, considèrent comme légitime la défense par les armes des causes sacrées.
Cest dailleurs par la force des circonstances quen face dennemis acharnés et cruels, ces Ordres dont la première vocation fut hospitalière et charitable, vouée à la protection des pèlerins de Terre Sainte, ou qui, comme lOrdre de Calatrava, sortirent dun cloître aux frontières de lEspagne Islamisée, ont, avec la bénédiction et le soutien des plus hautes autorités spirituelles, ceint la cuirasse et brandi lépée pour défendre territorialement la Chrétienté, leur Mère Patrie. Ils sont ainsi devenus dadmirables pépinières de marins et de soldats.
Certes un tel changement de portage les exposait à de terribles tentations, lescalade de la violence, lappât des richesses, la soif du pouvoir et lon sait que certains dentre eux ne purent y résister, oubliant lidéal proposé par Saint Bernard aux Templiers dont il avait, à lorigine, rédigé les règles. Toute entreprise humaine, même si elle se réclame des plus pures intentions, est sujette aux erreurs et aux abus inhérents à notre nature. Mais comment méconnaître la noblesse de cet idéal qui tendait à maintenir léquilibre entre deux options en apparence contradictoires, la pratique dune religion damour et lexercice des vertus guerrières au service de sa protection matérielle. Seul lesprit de sacrifice peut cimenter une telle fusion. Et lon sait quil ne manqua pas à limmense majorité de ces chevaliers.
Maintenant dailleurs que leurs tâches militaires sont passées en dautres mains, dans ces armées nationales qui sefforcent de rester fidèles aux traditions chevaleresques qui leur ont été transmises, ceux qui assurent la maintenance de ces Ordres ont tout naturellement repris les activités charitables qui furent à lorigine de leur fondation. Gardons-nous de sourire de leur attachement à des titres honorifiques qui à certains peuvent paraître folkloriques. Saluons au contraire avec respect leur fidélité à un noble et glorieux passé.
Il est bien évident que nul, monsieur, nétait mieux placé que vous pour nous entretenir de ces Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, devenus Chevaliers de Rhodes puis de Malte, qui ont étendu leurs commanderies dans votre Forez natal, car, né à Saint-Etienne, vous êtes de souche Forézienne ; car votre Thèse à lEcole des Chartes — vous êtes aussi chartiste — roulait justement sur ces Commanderies Foréziennes ; car enfin, en qualité dAmbassadeur de France à Malte, vous avez réalisé le vrai Pèlerinage aux sources au milieu des vestiges dune histoire prodigieuse.
En outre, vos origines familiales vous prédisposaient aux études historiques et archéologiques.
Votre arrière-grand-père maternel fut Président de la célèbre Société « La Diana », grande sœur Forézienne de notre Académie. Parmi les nombreux ouvrages quil a laissés, il convient de citer une Histoire de Saint-Etienne qui fait encore autorité.
Votre grand-père paternel, archéologue et historien dart, a laissé entre-autres ouvrages « Le Forez pittoresque », « LArt Roman à Charlieu et en Brionnais » et sest attaché à faire connaître lEcole Lyonnaise du XIXe siècle et le peintre Auguste Ravier dont vous possédez dattachantes toiles.
Votre père, Noël Thiollier, ancien élève de lEcole des Chartes et archiviste paléographe, fut président de la « Diana » depuis 1926 jusquà sa mort en 1942. On lui doit aussi de très nombreux ouvrages sur le Forez et le Velay, sur lArt Roman dans lancien diocèse du Puy, dont lon sait que de nombreuses Eglises figurent parmi les plus beaux joyaux du patrimoine artistique et religieux de la France.
Vous avez suivi la filière familiale. Après avoir accompli votre service militaire dans les Chasseurs Alpins, vous êtes entré à lEcole des Chartes, y avez soutenu la thèse dont nous parlions tout à lheure sur les Commanderies Foréziennes. Vous avez collaboré à toutes les études et publications sur les Chartes Foréziennes du Moyen-Age. La Diana, dont vous fîtes naturellement partie entendit plusieurs de vos communications et les lecteurs du « Mémorial de la Loire » purent apprécier vos articles historiques.
La passion de lHistoire vous fît franchir de bonne heure nos frontières. Cest ainsi que de 1930 à 1933 lEcole des Chartes vous détache auprès du Centre des Hautes Etudes de linstitut Français de Vienne ; vous y avez dépouillé les archives familiales de la Maison de Lorraine que le Duc François III, lors de son mariage avec lImpératrice Marie-Thérèse avait emporté avec lui de Nancy vers lAutriche. Ce séjour à Vienne devait être à lorigine de votre carrière diplomatique du fait des relations que vous y aviez contractées et des services rendus au service du chiffre de lAmbassade de France. Vous entrez en 1936 par concours dans la Carrière. Vous y entrez, déjà accompagné par une jeune épouse, qui, à vos côtés, saura pour la satisfaction de tous, mettre à profit son esprit dobservation et tirer des pays lointains où vous lentraînerez, la matière de relations pleines de finesse et pétillantes dhumour. Cest dabord la Pologne puis le Canada où vous vous trouvez en 1939. La guerre arrive ; votre demande de rejoindre larmée nest pas accueillie car lon a besoin de vous outre-Atlantique et lon vous place en affectation spéciale. Mais, après lArmistice, vous devez quitter le Canada pour rejoindre la Mission française aux Etats-Unis. Lorsque, après le débarquement de 1942, lEmpire français rejoint la cause des Alliés, vous demandez à rallier lAfrique du Nord ; cela ne sera pas facile car les Américains tiennent à vous garder quelque temps en otage à cause de linternement de certains de leurs agents à Vichy ; mais vous obtenez enfin gain de cause et êtes attaché au Bureau de liaison française auprès des alliés qui vous permet de participer à la campagne de Tunisie dans ses dernières et décisives opérations.
Contrairement à ce que lon pourrait penser, ce nest pas par nos rivages méditerranéens que vous rentrerez en France en 1944, mais en Normandie, avec le débarquement du 6 juin, ayant rallié lAngleterre, vous avez lhonneur de participer avec la Première division américaine aux combats de Saint-Lô, à la percée dAvranches puis à lavance vers Paris. Planqué quelque temps devant la poche de Royan, vous êtes tiré de linaction par loffensive hivernale de Von Rumsteddans les Ardennes. Vous voici maintenant affecté à un groupe de cavalerie américaine-motorisé, cela va de soi, et vous roulez vers les frontières du Nord-Est puis lAllemagne. Vos services dans lArmée américaine vous vaudront le grade de Capitaine qui se transformera ensuite en celui de Chef de Bataillon de réserve lorsque en 1945 les Affaires Etrangères vous arracheront à nos Alliés.
Vous êtes nommé Chef de lElément Français du Secrétariat Interallié dans cette Vienne que vous connaissez si bien puis vous devenez Consul Général dans une ville dont lactualité sarrache en ce moment les images, je veux dire Innsbruck, où vous restez de 1946 à 1952.
Vous franchissez le Rideau de Fer, recevant le poste de Conseiller dAmbassade à Varsovie et passez ainsi deux ans en Pologne. Vient ensuite un poste à Paris à la Sous-Direction des Conventions administratives.
Consul Général à Liège pendant cinq ans, vous y donnez plusieurs conférences sur lhistoire et la protohistoire celto-ligure. Vous recevez alors le titre de Ministre Plénipotentiaire. De 1966 à 1970, un nouveau poste en France comme Secrétaire Général de lOffice de Protection des Réfugiés. Enfin, en 1970, vous avez lhonneur de représenter la France comme Ambassadeur à Malte.
Cette haute fonction récompense, certes, vos éminents services mais je suis sûr quelle était faite pour attirer un amoureux de Clio comme vous. Véritable palimpseste historique, Malte qui vit les Grecs, les Carthaginois, les Romains, accueillit Saint Paul naufragé, fut Byzantine, Arabe, Normande, à demi-germanique sous le mystérieux Frédéric de Hohenstaufen. Allait-elle devenir française ou plus exactement provençale avec Charles dAnjou ? La victoire navale que remporta Roger de Lauria sur nos marins provençaux à lentrée même de La Valette la donna à lAragon et à la Sicile. Puis après larrivée des Chevaliers de Rhodes, toute la belle histoire que vous nous avez comptée sy déroula. Elle ne fut pas Turque. Bonaparte et le Directoire en larrachant à lOrdre agirent somme toute au bénéfice des Anglais qui en firent un formidable bastion de leur puissance en Méditerranée. Cest ainsi que, pendant la dernière guerre, elle put être baptisée du nom de porte-avions insulaire et que son héroïque résistance joua sur mer dans larrêt du déferlement nazi le même rôle que, sur terre, joua Stalingrad.
Le bastion britannique est maintenant démantelé. Quel sort réserve lavenir à cette petite île qui a cru devoir sauto-déterminer mais reste en proie à toutes les convoitises dans une mer exposée à tous les bouleversements ? Je suis certain que ce genre de préoccupation ne vous a pas quitté pendant votre séjour à Malte.
Cest là que sonna pour vous lheure inéluctable de la limite dâge. Mais nous savons que votre famille est une famille de traditions et votre fils vous a succédé dans la Carrière où il maintiendra haut, soyons-en certain lhonneur de votre nom.
Vous aviez depuis longtemps décidé de vous retirer à Toulon. Comme ceux qui ont bourlingué un peu partout, comme beaucoup de coloniaux ou de marins, vous avez estimé que le soleil et la lumière du midi sont encore les meilleurs antidotes contre la nostalgie des voyages lointains, du vagabondage mondial.
Vous avez acquis au pied de notre Baou de Quatre Oures cet Ermitage enchanteur dont le nom ma-t-on avoué ne vous plaisait guère ; comme vous étiez Conseiller à cette époque ; il était tentant de lui substituer celui de « La Conseillère » qui lui est resté.
Le choix de cette résidence nous valut dabord le plaisir de pouvoir ouvrir les portes de notre Société Académique à Madame Thiollier qui y devint évidemment pour vous la meilleure des ambassadrices.
En entrant parmi nous, vous êtes, à ma connaissance, le premier Ambassadeur que reçoit notre compagnie. Nous avons eu certes de hauts fonctionnaires, des Préfets dont lillustre Haussmann, des Gouverneurs de Colonies mais la Haute Carrière ny fut point encore représentée. Voici une lacune heureusement comblée.
Oui ! Vous voilà Toulonnais ; et ceci sans renier votre Forez natal auquel vous restez profondément attaché.
A ce propos permettez-moi dévoquer un souvenir personnel : Lors dun mariage qui me touche de fort près entre un jeune homme de Saint-Galmier et une jeune fille de La Seyne, le garçon dhonneur, poète à ses heures, après avoir traité les jeunes filles du Midi et particulièrement celles de La Seyne de véritables Sirènes, hasarda que, suivant la pente qui les entraîne, les eaux de Saint-Galmier dans la mer allaient se jeter.
De toute évidence, cest le poète qui a raison et la Géographie qui a tort. Dans la région qui vous vit naître, lappel de la petite Loire vers les pays de langue doïl reste vain. Le Rhône est tout proche et son exemple est contagieux. Cette Mare Nostrum où sillustrèrent vos Chevaliers offre des tentations irrésistibles. Et pourquoi lAcadémie du Var ne serait-elle pas, elle aussi, une sirène ? Vous avez entendu son appel et, contrairement à lexemple des marins dUlysse, vous navez pas bouché vos oreilles avec de la cire. Soyez tranquille, si elle vous tend les bras, ce nest pas pour vous étouffer mais pour vous donner une accolade fraternelle et senrichir de ce que vos talents lui apportent.
Sources : Monsieur Philippe THIOLLIER. Bulletin de lAcadémie du Var, page 97 à 123, 144e année. Toulon 1977. Discours de réception de Monsieur Philippe THIOLLIER et réponse de Monsieur le Commandant MORAZZANI BNF