Chapitre-XIV — Nouvelle alliance de l'ordre de Saint-Jean avec le chah de Perse
Nouvelle alliance de l'ordre de Saint-Jean avec le chah de Perse. — Villiers de l'Ile-Adam et Soliman II.Bajazet était mort par le poison entre les mains d'un médecin juif. Selim, son fils, monta sur le trône de Constantinople, vers lequel le parricide l'avait porté. Conquérant digne de son aïeul Mahomet II, ce prince s'était rendu maître de toute la Syrie, de la Palestine, de l'Egypte, et il faisait trembler la Perse. Pour couronner les succès qui lui avaient livré ces contrées, le sultan ne rêvait que chasser de Rhodes cette poignée de chrétiens, dont il ne pouvait endurer l'importun voisinage. Pour y parvenir, profitant des exemples du passé, il avait entrepris des armements extraordinaires. Jamais encore l'ordre de Saint-Jean ne s'était vu menacé par d'aussi grands périls.
Fabrizio Carretto, aussi actif que résolu, pourvoyait à tout, et avait mis Rhodes en état de soutenir un siège si terrible qu'il fût. En même temps il entretenait des intelligences avec Ismaël Sophi, roi de Perse, qui avait déclaré la guerre aux Turcs ; et ces deux princes convinrent de se liguer contre leur ennemi commun. Cette alliance avec un souverain asiatique rappelait celle de des Ursins avec Ouzoun-Hassan Chah. — Regardée par le grand maître comme un accident providentiel, elle ne devait pas l'empêcher de tourner, avec plus d'espoir, ses regards du côté de l'Occident. Aussi y chercha-t-il des alliés, tâchant d'intéresser les souverains à la cause de la religion, sans cesse en péril dans le Levant.
Selim, qui poursuivait ses conquêtes d'Asie en Afrique, paraissait ne pas songer pour le moment à Rhodes. Cependant les succès qu'il ne cessait d'obtenir augmentaient les soucis du chef de l'Hôpital; et celui-ci y trouva des motifs plus pressants de tout préparer contre une agression qui, dans sa pensée, ne devait pas être longtemps ajournée. Il venait de fortifier les défenses de la place, d'après les conseils de deux ingénieurs italiens, et de recevoir quelques navires que le pape et François Ier lui avaient envoyés à sa sollicitation, quand l'orage fut inopinément détourné par la mort de Selim. Carretto le suivit de près, léguant à son successeur une situation qui, loin de changer avec les sultans, devenait, au contraire, de plus en plus grave.
Lorsqu'il fallut de nouveau pourvoir à l'occupation du siège magistral, l'ordre de Saint-Jean eut peine à sortir de son hésitation. Trois compétiteurs étaient sur les rangs : Villiers de l'Ile-Adam, grand prieur de France et hospitalier de la religion ; le chevalier portugais qui avait avec lui vaincu les Egyptiens dans les eaux d'Alexandrette, commandeur d'Amaral, devenu chancelier de l'ordre et grand prieur de Castille; enfin le grand prieur d'Angleterre, Thomas d'Ocray.
Avec son orgueil habituel, d'Amaral posa sa candidature moins en religieux qui désire obtenir le suffrage de ses frères, qu'en chef qui s'impose. Mais aucune voix ne s'éleva en sa faveur, tant on redoutait de voir au magistère un chevalier qui, par ses manières hautaines et ses paroles blessantes, s'était rendu antipathique à tous. Le grand prieur d'Angleterre s'appuyait sur des titres de nature à rendre son administration très-utile, à cause des relations qu'il avait en Europe; mais il ne put lutter contre les vertus reconnues du grand prieur de France.
Villiers de l'Ile-Adam était alors dans ce pays. La noblesse de son caractère, sa prudence dans les conseils, et les services récents qu'il avait rendus, parlèrent si haut pour lui en son absence, qu'il fut élu au grand contentement de tous les membres de l'ordre; c'était dans les premiers jours de janvier 1521.
D'Amaral seul osa s'élever contre ce choix, et fut transporté de colère en l'apprenant. On raconte que, dans sa fureur, il s'oublia au point de dire : « Le dernier grand maître sera l'Ile-Adam ; » et son emportement fut tel, qu'il alla jusqu'à s'écrier : « J'espère voir Rhodes et la religion perdues » ; propos déloyal échappé, il est vrai, à une violente irritation, mais qui trahissait les desseins dont ce chevalier félon devait un jour se rendre coupable.
Villiers de l'Ile-Adam ne tarda pas à partir pour le Levant; il savait combien, dans les conjonctures où se trouvait le couvent, le temps était précieux. Pendant sa traversée, qui fut signalée par plusieurs accidents dans lesquels la superstition voulut voir autant de fâcheux pronostics, le feu faillit faire périr son vaisseau et tout ce qu'il renfermait. Il venait d'échapper à ce danger, lorsqu'il fut assailli par une horrible tempête, pendant laquelle la foudre, tombée à bord, brisa son épée dans le fourreau. Cependant, et en dépit de la malignité du sort qui paraissait le poursuivre, le grand maître évita miraculeusement, quelques jours après, une embuscade où l'attendait, à la tête d'une forte escadre, le fameux corsaire turc à qui ses terribles exploits avaient mérité le surnom de fils de loup, Court-Oglou.
Enfin l'Ile-Adam aborda à Rhodes au milieu de l'allégresse générale; car, bien que la lieutenance du magistère eût été confiée à un chevalier plein de dévouement et d'énergie, au commandeur Gabriel de Pommerols, chacun sentait qu'il était indispensable que l'autorité fût concentrée aux mains d'un chef expérimenté, afin de conjurer les périls amoncelés de toutes parts autour de l'Hôpital.
Villiers de l'Ile-Adam et Soliman II
Soliman II avait succédé à son père lorsque l'Ile-Adam remplaça Carretto. Si l'ambition de Selim et son goût pour les armes avaient inquiété le dernier grand maître, son successeur n'avait pas de moins graves raisons, dès son entrée au magistère, de redouter l'esprit dominateur du nouveau sultan. Ce prince, continuateur des conquêtes qui avaient fait la gloire des descendants d'Osman, venait de vaincre les Hongrois et de s'emparer de Belgrade. Il était à la tête d'une armée aguerrie, qui ne demandait qu'à combattre, et qu'il fallait satisfaire en lui montrant toujours un ennemi. Lui-même, avide de triomphes, regrettait presque les conquêtes de ses ancêtres, qui le privaient de la gloire de les faire lui-même. Après avoir tourné ses regards de tous côtés, Soliman les arrêta sur l'île de Rhodes. Son esprit lui représentait tous les affronts infligés au turban devant cette place : la défaite d'Osman; la vaine tentative d'Orkan pour venger son père; les déroutes éprouvées par les musulmans d'Egypte; les victoires que quelques ennemis des Osmanlis avaient dues aux armes des chevaliers; enfin la plus cruelle des flétrissures, celle imprimée aux étendards de Mahomet II. Il y avait dans ces souvenirs plus qu'il n'en fallait pour exciter le fanatisme et la vengeance du puissant chef de l'empire turc.La guerre allumée entre Charles-Quint et François Ier laissait le champ libre à Soliman, qui considérait la lutte engagée entre les deux plus grands monarques de l'Europe comme un élément propre à servir ses projets. Il était, en effet, présumable que ni l'un ni l'autre ne pourrait y apporter de diversion. Engagés comme ils l'étaient dans leur querelle sur la possession de l'Italie, les autres questions les touchaient peu, et ils avaient trop grand besoin de toutes leurs forces pour envoyer aucun secours à l'ordre de Saint-Jean.
Cependant quelques-uns des conseillers de Soliman qui se rappelaient encore les désastres éprouvés par l'armée turque quarante ans auparavant, cherchaient à dissuader le sultan d'une entreprise plusieurs fois déjà fatale au croissant. Mais d'autres chefs, pour flatter l'ambition de leur maître, ou plus entreprenants, et parmi lesquels figurait Court-Oglou, représentaient, au contraire, au Grand Seigneur que, la mer seule ouvrant des communications directes avec la Syrie et l'Egypte, il ne pourrait jouir en toute sécurité de ses nouvelles possessions tant que les chevaliers de Saint-Jean seraient à Rhodes, d'où ils interceptaient la route du Levant aux Dardanelles, ce grand chemin de la Mecque.
En outre, triste aveu de l'histoire, Soliman était encouragé dans ses projets par un chevalier de Rhodes. Ce même Portugais qui avait vu ses brigues écartées par les mérites de l'Ile-Adam, d'Amaral, pour se venger, avait fait passer au Grand Seigneur des notes circonstanciées sur les forces de la garnison, sur l'état des fortifications, lui indiquant les côtés faibles qui offraient des chances à une attaque. Le chancelier avait, parait-il, comme il le disait lui-même, « vendu son âme au diable, » car le démon seul pouvait lui suggérer des pensées aussi infernales. Soliman recevait encore des avis d'une autre source. Un médecin juif que Selim avait envoyé à Rhodes comme espion s'y était fait baptiser pour mieux jouer son rôle. A la faveur de sa profession, qu'il n'exerçait pas sans talent, il avait accès chez les principaux habitants. Mis ainsi au courant de tout ce qu'il tenait à connaître, ce juif renégat envoyait à Constantinople des renseignements qui corroboraient ceux du traître Portugais.
Cependant, avant d'en venir à une déclaration de guerre, et pour se donner sans doute un prétexte, Soliman écrivit au grand maître en lui demandant la reconnaissance de sa suzeraineté et la reddition de Rhodes. Dans son orgueil, il se persuadait que les chevaliers ne pouvaient se soustraire à l'ascendant de sa puissance, et, se faisant illusion sur la réponse de Villiers de l'Ile-Adam, il jurait déjà, « par le créateur du ciel et de la terre, par le Prophète, et par les quatre livres saints envoyés du ciel, » de respecter la liberté et les biens de l'ordre, dans le cas d'une soumission volontaire. Le grand maître, ne voulant pas irriter inutilement le sultan, traînait les choses en longueur. La correspondance se prolongea entre eux, et Soliman continua quelque temps à assurer l'Ile-Adam de ses intentions pacifiques, mais dans un style si plein d'arrogance, qu'il pouvait passer pour une provocation plutôt que pour le témoignage du désir de vivre en paix avec l'Hôpital. Plus tard, le sultan, enhardi par les rapports qu'il recevait de ses affidés à Rhodes, éleva le ton, déclarant au grand maître que « lui et ses chevaliers ne lui sortaient pas de la mémoire, et que, non content de la prise de Belgrade, il se proposait d'en faire une plus importante. » Le voile qui couvrait ces paroles était transparent, et si Villiers de l'Ile-Adam avait pu se faire illusion jusque-là, l'illusion tombait tout à coup. Quelques actes d'hostilité commis par les Turcs dans les eaux mêmes de Rhodes, furent d'ailleurs la preuve des intentions réelles de Soliman, et les préludes d'une guerre que tout présageait devoir être terrible. Néanmoins, pour détourner encore l'attention des chevaliers, Soliman faisait courir le bruit, tantôt qu'il allait dans la Pouilles ou à Chypre, tantôt qu'il voulait s'emparer de la Caramanie, encore indépendante, ou attaquer le chah de Perse. Mais le grand maître ne s'en préparait pas moins à une défense vigoureuse. Quant au sultan, il faisait tous les armements nécessaires pour le succès d'une entreprise sur les difficultés de laquelle le passé lui donnait assez d'enseignements pour le rendre prévoyant. Rassemblement d'une flotte immense, nombreuse et grosse artillerie, engins de siège de toute sorte, concentration d'une grande armée sur la côte faisant face à Rhodes: tels étaient les préliminaires qui annonçaient le dessein irrévocable d'en finir avec les chevaliers de Saint-Jean.
De son côté, Villiers de l'Ile-Adam, par son habileté et son expérience dans l'art militaire, était tout à fait à la hauteur des graves événements auxquels il allait présider. Fossés creusés, bastions mieux armés, fortifications raffermies, amas d'armes de toute espèce, provision de grains et de poudre, augmentation de la garnison: le grand maître pourvut à toutes choses, ne négligeant rien de ce qui pouvait être utile. Au dehors, il fit couper les moissons pour affamer l'ennemi, raser les maisons, même les églises où cet ennemi aurait pu se loger ou s'abriter. Le chef de l'Hôpital dirigeait tout ; mais comme les nombreuses occupations qui embrassaient l'ensemble de la défense ne lui auraient pas permis d'entrer dans les détails, il s'adjoignit trois commissaires spéciaux choisis parmi les grands-croix. Ils avaient pour mission d'inspecter les magasins, et de veiller à ce qu'ils fussent bien pourvus de ce qui était nécessaire pour soutenir un long siège. Le grand prieur de Castille, que sa haute dignité appelait à être un de ces trois commissaires, reçut ce poste de confiance malgré les soupçons qu'auraient dû faire naître ses menaces diaboliques. Toujours possédé de la même rancune, et méditant quelque nouvelle perfidie, il usa de sa position, qu'il devait à la générosité du grand maître, pour servir ses indignes projets. Le premier acte de sa trahison fut l'ignorance dans laquelle il entretint Villiers de l'Ile-Adam sur la quantité réelle des poudres que renfermaient les magasins, et leur insuffisance se fit sentir plus tard.
Quoiqu'il pût avoir confiance dans ses talents, et qu'il fût entouré de chevaliers expérimentés, le grand maître recrutait des défenseurs partout où il en trouvait. Ayant entendu parler d'un gentilhomme bressan, du nom de Martinengue, que la république de Venise avait pris à son service pour fortifier Candie, il résolut de l'associer au sort de Rhodes en utilisant ses connaissances. Cet ingénieur, fort remarquable pour son temps, répondit avec empressement aux offres de l'Ile-Adam, et vint, à son appel, s'enfermer dans la place. Martinengue ne fut pas longtemps au milieu de cette glorieuse milice sans admirer tout ce qu'il y avait en elle de piété, d'abnégation et de courage. Le spectacle de toutes les vertus religieuses ou militaires pratiquées par les chevaliers fit naître en lui l'ambition d'être admis dans l'ordre de Saint-Jean. Il en prit bientôt l'habit; et, pour lui donner une plus grande marque de son estime, le conseil lui conféra la grand 'croix, avec la charge de surintendant des fortifications. C'est en exerçant ces importantes fonctions qu'il joua l'un des principaux rôles dans ce terrible drame du second siège de Rhodes, dont la durée peut être attribuée à ses excellentes dispositions, ainsi qu'aux expédients que son esprit inventif imagina dans plusieurs cas pressants.
L'Ile-Adam avait fait ce qui dépendait de lui et de son crédit en Europe pour obtenir des secours de toute nature. Parmi les princes de la chrétienté, François Ier fut le seul qui, malgré de grandes préoccupations, répondit à l'appel du grand maître. Ne pouvant lui donner des soldats, il l'autorisa à prendre tous les navires qui étaient dans les ports de Provence, et à en user selon ses besoins. Mais la mauvaise volonté des gouverneurs du littoral, et celle des patrons, qui craignaient la marine d'Espagne, empêchèrent cet armement. Plus tard, quelques vaisseaux frétés par des agents de l'ordre ne purent recevoir leur cargaison, et furent retenus ; d'autres qui étaient partis des ports d'Occident avec des troupes s'échouèrent ou se perdirent. Quant au pape, il redoutait Charles-Quint, et n'osait rien faire pour un ordre dont le grand maître français avait enlevé l'hermine au grand prieur de Castille.
Quand l'Ile-Adam eut épuisé tous les moyens de venir en aide à ses frères, il voulut connaître exactement les forces sur lesquelles il pouvait compter, et qu'il aurait à opposer à l'armée turque. Il passa une revue générale de la garnison, « Les chevaliers de chaque langue se rangèrent devant leur auberge, » dit un témoin oculaire, et leur dénombrement donna cent quarante chevaliers de France, quatre-vingt-huit d'Espagne et de Portugal, quarante sept d'Italie, dix-sept d'Angleterre ou d'Allemagne ; ce qui élevait à peine leur chiffre à deux cent cinquante. Cette poignée de défenseurs d'élite était soutenue par les troupes ordinaires de l'Hôpital ; et il s'y était joint quelques gentilshommes de divers pays, venus à Rhodes avec des miliciens à leur solde. Toutes ces forces réunies donnaient un effectif de cinq mille combattants environ. — A cette faible garnison que pouvait ajouter le grand maître ? — Les paysans et les esclaves travaillèrent aux remparts. Aux armateurs faisant la course fut confiée la protection de la marine. Quant aux habitants de la ville, grecs schismatiques, circonvenus par les émissaires de Soliman, ils se montrèrent peu disposés à contribuer à la défense commune.
Les autres parties de l'île furent protégées le mieux possible, en mettant à profit tout ce que l'expérience acquise pendant le premier siège avait montré indispensable. Le grand maître fit entrer des provisions d'armes et de vivres dans les châteaux d'Archanghelos, Lindos, Sclipio, Villanova et autres. On y mit de petites garnisons commandées par des chevaliers; et, comme cela avait toujours eu lieu dans les moments de danger, ces châteaux devaient servir de refuge aux, populations de la campagne.
Le chiffre des gens de guerre étant connu, il fallut les organiser, en les répartissant dans la place et en leur assignant leurs postes Le grand maître créa des « capitaines de secours » qui devaient, avec une troupe choisie, se porter sur les points les plus menacés. Afin d'éviter la confusion, chacun d'eux savait d'avance où il aurait à se diriger, le cas échéant. D'Amaral avait sous sa protection les bastions d'Auvergne et d'Espagne, qui étaient les plus rapprochés du palais des grands maîtres. Ceux d'Angleterre et d'Aragon étaient placés sous la surveillance du commandeur Bouc; tandis que le prieur de France, Pierre de Cluys, avait à surveiller les attaques des remparts confiés aux langues de France et de Castille. Ceux que défendaient les chevaliers de Provence et d'Italie devaient être secourus par Grégoire Morgut, prieur de Navarre. Indépendamment de ces auxiliaires, dont l'emploi était ainsi déterminé, le grand commandeur: de Pommerols avait été placé à la tête d'une troupe de soldats commandés par des chevaliers, afin de pouvoir se porter au secours de celui des points attaqués qui aurait besoin de renfort. Didier de Tolon-Sainte-Jalle, avec le Préjan de Bidoux, eut la direction de l'artillerie; et, comme il fallait prévoir les trahisons ou autres faits de ce genre qui auraient pu mettre la place en péril, le grand maître institua un conseil de guerre, avec pouvoir de mort, composé de chevaliers dont la sagesse et la prudence offraient toutes les garanties aux accusés. Ces juges militaires étaient deux Français, Claude de Saint-Priest et Jean de Boniface, avec Lopès d'Ayala et Hugues Capones, Espagnols. Chacun d'eux commandait à cent cinquante hommes, et devait faire des rondes de jour et de nuit. Il restait à assigner aux différents chefs leur poste sur les remparts. Celui de la langue de Provence échut à Raymond Ricard; celui d'Auvergne, à Raymond Roger; Joachim de Saint-Simon eut le poste de France; Georges Emarc, celui d'Italie ; les remparts d'Aragon et de Castille furent confiés à Jean de Barbaran et à Ernand Solier; l'Anglais Guillaume Onaxon eut à défendre celui d'Angleterre, et Christophe Valdmer prit position sur le rempart d'Allemagne.
Venaient ensuite les bastions; il y en avait cinq : un d'Allemagne, où fut placé Mesnil de Maupas ; le second, d'Espagne, qui était commandé par François d'Escarrières; le troisième, d'Angleterre, dont les défenseurs devaient obéir à Nicolas-Husij-Beringuier; de Lioncel recevait en garde le bastion de Provence ; enfin celui d'Italie était confié à Andelot Gentil.
Pour défendre le port et en barrer l'entrée, on passa une chaîne de la tour de Naillac ou Saint-Michel à celle de Saint-Jean ; et une autre fut tendue en arrière, de la tour Saint-Jean au môle. On coula des barques chargées de pierres, de façon à obstruer complètement le fond de la mer. Cette triple estacade avait pour but d'empêcher les navires turcs d'approcher du môle, dont la prise eût gravement compromis la basse ville.
Des postes commandés par des officiers de confiance furent placés à toutes les portes. La plus importante et la plus exposée était celle de Saint-Paul, ouvrant sur la Darse. Le sénéchal, Thomas de Sheffield, la reçut en garde, avec ses abords et le jardin du palais, où était en réserve une nombreuse artillerie ; le chevalier de Bressoles-Morterols lui fut adjoint en qualité de lieutenant.
Au-dessus de la tête de tous ces guerriers devait se déployer l'étendard de la religion, qui avait été remis aux mains d'Antoine de Grolé-Pacim, chevalier dauphinois. Au neveu du grand maître, de Tintenille, échut la mission de porter à côté de l'Ile-Adam l'enseigne du crucifix, présent fait par le souverain pontife à Pierre d'Aubusson, en récompense de son éclatante victoire. Il était escorté par cent soldats choisis.
Au milieu de toutes ces mesures de prévoyance, le chef de l'Hôpital dut en prendre concernant la population grecque, à cause du peu de confiance qu'il mettait en elle. D'après quelques indices fâcheux, il y avait, en effet, lieu de redouter qu'elle ne voulût se donner aux Turcs en livrant la ville, si le siège se prolongeait. Villiers de l'Ile-Adam espérait ramener les habitants à des sentiments meilleurs en éveillant en eux, du haut de la chaire, les idées de devoir et d'honneur. Le métropolitain fut chargé de ce soin, et ses prédications furent corroborées par celles de Léonard Balestrin, archevêque de Rhodes, « homme d'éloquence et de grand savoir. » Leurs exhortations eurent, en apparence, le résultat qu'en attendait le grand maître ; et les Grecs, entraînés dans le courant irrésistible de l'exaltation guerrière des chevaliers, se montrèrent résolus à bien défendre leurs foyers et leurs familles.
Quand il eut mis la dernière main aux dispositions qui pouvaient contribuer à soutenir énergiquement le siège, l'Ile-Adam s'y prépara lui-même par des actes de dévotion, qu'imitèrent ses frères, avec une piété toute confiante en la protection divine, s'en remettant aveuglément à Dieu de la défense de leur cause. C'était quelque chose d'une sublime édification, de voir ces soldats qui allaient combattre, qui se trouvaient en présence d'un ennemi incomparablement plus fort, passer chaque jour plusieurs heures dans la prière ou le jeûne, voulant par la pénitence disposer leur âme au trépas qu'ils envisageaient comme la fin inévitable de leur opiniâtre résistance.
Sources : Histoire des Chevaliers de Rhodes, depuis la création de l'Ordre à Jérusalem, jusqu'à la capitulation à Rhodes. Par Eugène Flandrin. Editeurs Alfred Mame et fils, Tours. 1873. Sources : Archives.org
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