Chapitre-IV — Baudouin, empereur de Constantinople
Baudouin, empereur de Constantinople. — IL appelle les Hospitaliers. — Les remparts de Jérusalem relevés aux frais du trésor de l'ordre de Saint-Jean. — Croisade de saint Louis. — Les chevaliers de l'Hôpital paient la rançon du roi de France. — Combat des Hospitaliers contre les Templiers. — Prise et sac de Ptolémaïs. — L'ordre de L'Hôpital passe dans ile de Chypre.
Baudouin, empereur de Constantinople
De ce moment, les destinées de la ville sainte et des chrétiens de Palestine devinrent de plus en plus précaires. Les plus zélés commençaient à désespérer de l'avenir, lorsqu'une clameur, venue d'Occident, ranima leur courage en leur apprenant que la croisade était toujours populaire en France.Un prêtre, nommé Foulques, curé de Neuilly, s'était exalté tout à coup à l'idée de sauver Jérusalem. Après avoir fait de fréquents sermons sur une des places de Paris, et y avoir dénoncé tous les vices qui affligeaient la société du XIIe siècle, il en vint à prêcher une nouvelle guerre sainte ; elle devait être la source d'indulgences pour les pécheurs qu'il avait énergiquement stigmatisés. A sa voix entraînante, les coffres, comme les petites bourses, s'étaient ouverts, et un grand nombre de gentilshommes, en prenant la croix, inspirèrent à tous ceux qui avaient une foi vive ou le goût des armes la résolution de se rendre en Orient. Le marquis de Montferrat se mit à leur tête, suivi de Matthieu de Montmorency, des comtes de Flandre, de Blois, du Perche et d'une foule d'autres, qui composaient un total de quatre mille cinq cents chevaliers, accompagnés de leurs écuyers, et soutenus par un corps de vingt mille hommes d'infanterie d'élite. Cette croisade, qui donna lieu à un des épisodes les plus curieux et les plus inattendus, montra bien à quoi tient le sort des empires.
Pour avoir les moyens de passer en Syrie, les nouveaux croisés durent s'adresser au doge. Le conseil de la république, fidèle au principe de son gouvernement, ne voulut pas prendre sur lui d'accorder à Montferrat ce qu'il réclamait au nom de ses compagnons d'armes. Le peuple fut assemblé sur la place Saint-Marc, et la question lui fut soumise. Geoffroy de Villehardouin, portant la parole, sut si bien remuer les passions de la multitude, en lui peignant les infortunes de Jérusalem qui attendait son salut de la puissante Venise, que tout d'une voix le passage sur les galères vénitiennes fut accordé. Ce vote unanime fut sanctionné par un traité juré sur l'Evangile, et par lequel les chefs de l'armée s'engageaient à payer quatre-vingt-cinq mille marcs d'argent, environ quatre millions de notre monnaie. Mais, pour les négociateurs vénitiens, cette clause ne suffisait pas. Afin de rendre le marché plus avantageux, ils stipulèrent que les conquêtes et le butin seraient partagés par moitié entre les Français et les Vénitiens, qui équiperaient de leur côté cinquante galères montées par des troupes de la république.
Quand l'armée eut été ralliée, et que fut venue l'époque favorable pour lever l'ancre, le doge réclama au marquis de Montferrat le prix convenu pour le transport. L'acquitter intégralement ne fut pas possible, malgré la générosité des gentilshommes français, qui firent abandon à la cause commune de leur vaisselle et de leurs bijoux. Il s'en fallait encore de trente-cinq mille marcs que la somme totale portée au contrat fût complète. La république était habile. Elle fit tourner à son profit, d'une manière bien plus avantageuse que ne l'aurait été le complément qui lui restait à recevoir, la dette contractée par les croisés. Aux yeux du doge, peu importaient Jérusalem et la triste situation des chrétiens en Palestine; il était bien plus préoccupé des intérêts de Venise. Ce qu'il lui fallait, c'étaient d'autres ports ouverts à ses vaisseaux, de nouveaux comptoirs assurés à son négoce, avec de solides remparts où la bannière de saint Marc montrât à l'Orient, comme à l'Occident, les ailes déployées du Lion, emblème de l'énergique activité de la république. Le doge avait dans ses mains une armée toute prête, enflammée d'ardeur, avide de combats; l'occasion était trop belle pour la laisser échapper, et le rusé Dandolo dit aux croisés : « Donnez-moi Zara, je vous tiens quittes des trente-cinq mille marcs que vous me devez. » Cinq cents voiles partirent portant quarante mille hommes.
Zara fut pris, et le rivage dalmate devint tributaire de Venise, malgré les scrupules des chevaliers de France, qui répugnaient à attaquer un prince chrétien, et en dépit des défenses formelles du pape, qui avait sanctionné le traité conclu entre le doge et Montferrat à la condition que les armes des croisés ne se tourneraient contre aucun prince de la chrétienté. Mais ce n'était point assez. L'ambition du doge visait plus haut, et par des discours de nature à capter la confiance des compagnons de Montferrat, comme à exciter leur convoitise, il sut si habilement les détourner de la route qu'ils avaient prise on quittant la France, qu'il leur persuada de faire une conquête plus importante, plus riche et plus digne de leur bravoure que celle de « quelques pauvres masures de la Palestine », en s'emparant de Byzance. Venise, qui se souvenait de ses vaisseaux confisqués et de ses nationaux jetés dans les prisons de la ville impériale, avait contre elle des griefs de vieille date. De son côté, le doge nourrissait personnellement une haine profonde contre la couronne de Constantinople, quel que fût celui qui la portait. Presque aveugle, le vieux Dandolo ne pouvait oublier que Manuel, avec un fer rouge qu'il tint lui-même, lui avait brûlé la vue. Le chef de l'habile et perfide république ne voulait pas s'avouer que c'étaient là des représailles, et que le souverain de Byzance, dans son impuissance d'atteindre Venise, ne pouvait que venger sur son ambassadeur les affronts qu'il en avait reçus et la mauvaise foi avec laquelle elle avait récemment enlevé Corfou à son sceptre, brûlé ses vaisseaux et insulté à son propre nom.
En outre, l'empereur actuel, qui avait usurpé le trône sans s'approprier les engagements pris par ses prédécesseurs, devait au trésor de Saint-Marc une somme de deux cent mille besants d'or qu'il ne payait pas, et il avait le tort, irrémissible aux yeux de la république, de favoriser les Pisans, ses rivaux sur les mers. Il y avait en tout cela plus de griefs réciproques qu'il n'en fallait pour que l'orage amoncelé dans les lagunes vint fondre sur les rives du Bosphore. Mais les historiens y ajoutent une autre cause que la politique profondément égoïste du célèbre conseil des Dix a empêché de rejeter comme une calomnie. Ils rapportent que le sultan Malek-Adhel, redoutant le secours que Montferrat et ses compagnons auraient apporté aux chrétiens de Palestine, envoya des sommes considérables à Venise, afin que le doge détournât les croisés du chemin de la Syrie. Il était un autre mobile encore sur lequel Dandolo spéculait pour pousser ses alliés à cette entreprise, c'était le souvenir que les croisés conservaient des trahisons de la cour byzantine. Ils ne pouvaient, en effet, avoir oublié que les désastres des armées de Louis VII et de Conrad étaient dus à la perfidie de l'empereur Manuel Comnène, et ils devaient avoir à coeur de venger leurs devanciers. Enfin les Grecs n'étaient que des hérétiques aux yeux des Latins, qui les trouvaient tout aussi bons à occire que les mahométans. Toutes ces raisons admises assez facilement par les compagnons de Montferrat, et l'ambition, l'espérance de grands établissements sur les rives du Bosphore ou de l'Archipel, qui excitaient les comtes et les barons, venant à l'appui des vues de Dandolo, la guerre fut résolue contre l'empire. On fit donc voile pour la Corne d'or, où, malgré seize cents bâtiments qui y étaient mouillés, sous la protection d'un corps de troupes de soixante-dix mille hommes, la flotte vénitienne pénétra et débarqua l'armée (1204). L'assaut ne tarda pas à être donné aux antiques remparts de Constantin, sur lesquels André d'Urboize, un Français, planta le premier l'étendard des vainqueurs.
Le trône de Constantinople ruisselait de sang. Deux usurpateurs souillés de crimes en avaient été successivement arrachés par les croisés, et l'armée avait acclamé Baudouin, comte de Flandre, en lui remettant la couronne qu'avait refusée pour le doge la fierté républicaine des Vénitiens, qui ne voulait pas que le lion de saint Marc fût enchaîné aux marches d'un trône. Baudouin trouva ses frères d'armes disposés à reconnaître son élection, et chacun d'eux, mettant à profit la bonne chance que la guerre lui avait procurée, s'adjugea, sans autre forme, une des provinces de l'empire d'Orient Montferrat eut pour sa part l'île de Candie. Le comte de Blois s'empara de Nicée, qu'il érigea en duché. Villehardouin devint maréchal de Romanie. D'autres chevaliers s'instituèrent comte de Naxos, prince de Lacédémone, duc d'Athènes, sans savoir où étaient ni en quoi consistaient leurs nouveaux Etats. Plus faits pour la vie des camps que pour la politique, ils ne surent pas tirer parti de leurs conquêtes, et plusieurs d'entre eux jouèrent aux dés leurs principautés. Les Vénitiens, au contraire, plus habiles, consommés dans l'art d'étendre leur puissance, mettaient un prix bien plus élevé aux solides comptoirs qui devaient ajouter à l'influence déjà immense de la république, et lui assurer le monopole du commerce dans ces mers, qu'à de vains hochets et à ces futiles honneurs dont s'amusaient les gentilshommes français. Aussi s'étaient-ils fait tout d'abord une belle part dans laquelle entraient Gallipoli, Négrepont, Egine, Patras et les îles Ioniennes. Le marquis de Montferrat, embarrassé de son petit royaume, leur vendit Candie, ce qui compléta pour eux ce réseau de stations dont l'importance était si grande pour leur marine et l'extension de leur puissance. Quant à Baudouin, il tomba sous les coups des Bulgares dans une guerre qu'il avait entreprise pour les soumettre. Toutes ces principautés que la fortune des armes avait créées s'étaient anéanties; Venise seule, en dépit des excommunications papales, garda ses possessions.
Il appelle les Hospitaliers
Ainsi avaient été détournés de la Terre-Sainte ces guerriers que les chrétiens de Syrie attendaient comme des libérateurs. On vit alors un croisé, un fils de l'Eglise latine, régner sur un peuple qui s'était séparé de Rome. Sentant la position fausse où il se trouvait, et craignant que sa couronne ne fût jamais bien affermie sur sa tête au milieu de ses sujets schismatiques, Baudouin avait, au début de son règne, conçu le projet de les ramener à l'unité orthodoxe. Pour préparer cette réunion, et dans l'espoir de faire revenir les Grecs de leurs préventions à l'égard des catholiques, l'empereur résolut d'appeler dans ses nouveaux Etats des religieux recommandables par leurs vertus, et qui pussent imposer le respect à une nation aussi défiante que corrompue. Comme Manuel Comnène, avant lui, Baudouin jeta les yeux sur l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Il s'adressa au grand maître, qui lui envoya quelques-uns de ses chevaliers, qui devaient rouvrir dans le nouvel empire latin les anciens établissements que l'ordre y avait possédés. Celui qui venait de recevoir la couronne impériale ne faisait d'ailleurs en cela que suivre l'exemple qui lui était donné par tous les princes; car la réputation de sagesse et de vertu qu'avaient les Hospitaliers était telle, qu'il n'y avait pas un Etat chrétien en Asie ou en Europe qui ne se fit un devoir de leur offrir des hôpitaux et des églises.En dehors de leur mission religieuse, ils étaient souvent appelés à participer aux faite importants qui se passaient en Occident. On les vit fréquemment prêter aux causes qu'ils croyaient justes l'appui de leurs conseils, de même que, dans celles qui ne se trouvaient pas incompatibles avec l'esprit de leurs statuts, ils apportaient l'appui de leur bras. C'est ainsi qu'en 1212, à Las Navas de Tolosa, avec Hugues de Forcalquier à leur tête, ils avaient aidé le roi d'Aragon à arracher Valence aux mains des Maures, dont ils décidèrent la déroute. Ce service signalé valut à l'ordre les villes de Cervera, Ascola, et Alcocever, que le vainqueur lui abandonna en toute propriété. En France, les chevaliers de Saint-Jean contribuèrent à réprimer la révolte des Albigeois; et, représentés à Bouvines par un des leurs, Philippe-Auguste leur dut la victoire, grâce aux bonnes dispositions prises par frère Guérin, que le roi avait nommé maréchal de bataille, et à qui il avait confié le soin de diriger son armée. Ce chevalier, fidèle à son voeu de ne tirer l'épée que contre les ennemis de la religion, après avoir donné les ordres préliminaires du combat, en resta spectateur, se bornant à passer dans les rangs de l'armée française pour encourager les soldats.
Les services que les chevaliers de Saint-Jean rendaient au nom du Christ, et par zèle pour sa religion, leur étaient payés par des établissements nouveaux ou des sommes d'argent considérables. Ainsi Philippe II, en mourant, fit un legs de cent mille livres à l'ordre. Mais cet accroissement continuel de puissance et de richesse fut la cause de fréquentes calomnies répandues et trop accréditées sur cette illustre confrérie. Quelques-uns de ses ennemis ne craignirent pas de porter leurs accusations jusqu'aux pieds du souverain pontife; et il ne fallait rien moins que la nécessité de soutenir ces énergiques champions de la religion, pour que le Saint-Père intervienne efficacement en leur faveur. Le pape Honoré III, en 1220, avait dû prendre en main leur cause, au point de faire publier, par son légat en Palestine l'innocence des Hospitaliers. Non content de cette justification lointaine, il ordonna à tous les évêques de France, d'Angleterre et d'Italie, « de les honorer, de les aimer et de faire connaître à tout le monde l'innocence de ces intrépides soldats de la foi chrétienne. » Quelques abus ont pu se glisser parmi les chevaliers de Saint-Jean, et leur mériter une partie des reproches qui leur étaient adressés; mais c'est surtout à la jalousie qu'inspiraient la prospérité et la grandeur de cette institution qu'il faut attribuer la plupart des calomnies dont elle fut victime. Les vertus de cette confrérie en général, et de quelques-uns de ses membres en particulier, furent si éclatantes, que plusieurs de ces moines-soldats, qui passaient pourtant leur vie dans les camps, furent canonisés et sont encore révérés comme des saints. Au milieu même des malheurs qui s'appesantissaient sur la religion, la grande figure des chevaliers de Saint-Jean se dressait pour relever les âmes découragées, et, dans l'abattement général, gloire militaire, puissance, piété, dévouement, désintéressement, tout ce qui peut porter haut la renommée d'un corps exaltait celle de l'ordre.
Geoffroy le Rat avait été remplacé, en 1226, par Guérin de Montaigu, chevalier de la langue d'Auvergne.
Cependant la situation des chrétiens en Palestine était toujours fort précaire. Maîtres seulement de l'étroit pays compris entre la mer et la chaîne des montagnes, ils ne pouvaient se mouvoir que de Saint-Jean-d'Acre à Ascalon. Dans l'espoir de faire une diversion qui attirerait loin de leur centre l'attention des infidèles, ils s'étaient avancés vers l'Egypte. Après un siège fort long, marqué par des alternatives de succès et de revers, ils s'étaient emparés de Damiette, grâce aux Hospitaliers, qui imaginèrent d'approcher des murailles au moyen de bateaux plats enchaînés, sur lesquels ils posèrent des échelles d'escalades. Ils étaient, au dire d'un auteur anglais, « comme un mur d'airain qui couvrait l'armée assiégeante. » Enhardis par cette conquête, les croisés commirent la même faute qu'Amaury, cinquante ans auparavant, et voulurent pénétrer au coeur de l'Egypte. Mais le sultan de ce pays, trouvant dans les eaux du Nil un secours inattendu, et faisant tout à coup rompre les digues, faillit submerger l'armée chrétienne, qui dut se considérer comme très-heureuse d'acheter, par l'abandon de sa conquête, la liberté de rentrer en Palestine.
Après un laps de temps de quelques années, pendant lesquelles des combats sans cesse renouvelés, mais sans conséquences graves, entretinrent la haine autant que l'esprit militaire dans les deux armées en présence, une trêve fut conclue. Frédéric II, empereur d'Allemagne, était débarqué en Syrie à la tête de troupes nombreuses. Après s'être montré d'abord redoutable au sultan d'Egypte, ce prince avait pensé que les moyens pacifiques, employés avec habileté, seraient plus propres à réaliser le constant désir des chrétiens que l'emploi de la force. Dans ce temps de chevalerie, l'appel aux armes avait plus de crédit que les discours et les intrigues de la diplomatie ; aussi les croisés blâmèrent-ils avec amertume la conduite du monarque allemand. Néanmoins Frédéric avait obtenu du prince musulman, pour prix de la paix qu'il avait eu l'art de lui faire désirer, la reddition entre ses mains des villes de Jérusalem et de Bethlehem. Comme il en est presque toujours des conventions diplomatiques, le traité conclu avec le sultan ne contenta ni les chrétiens ni les infidèles. Par la transaction consentie, les croisés rentraient, il est vrai, en possession des saints lieux; mais les mahométans conservaient la célèbre mosquée d'Omar et le droit de s'y livrer aux pratiques de l'islamisme. Les deux cultes ne pouvaient s'exercer l'un à côté de l'autre. Le fanatisme de ces temps d'exaltation devait nécessairement en concevoir de l'ombrage, et conduire tôt ou tard à l'expulsion de l'une des deux religions. C'est ce qui ne tarda pas à se produire.
Les remparts de Jérusalem relevés aux frais du trésor de l'ordre de Saint-Jean
Frédéric avait fait son entrée à Jérusalem. Il s'y était couronné de ses propres mains, au milieu d'un morne silence et de la plus triste consternation. L'empereur d'Allemagne avait pris possession non pas d'un trône, il n'existait plus depuis longtemps, mais d'une ville en ruines. En vue d'atténuer les conséquences du traité qu'ils n'avaient signé qu'avec l'arrière-pensée de ressaisir Jérusalem, et pour en rendre l'accès plus facile, les Sarrasins avaient démantelé, démoli même les murailles de la ville sainte. Afin de ne pas exposer la garnison chrétienne à une attaque qu'un hardi coup de main pourrait faire réussir, il était de toute nécessité de relever les remparts. Mais il fallait de l'argent. Il fut fourni par l'ordre de Saint-Jean, dont le trésor, toujours épuisé pour la cause de la religion, se remplissait toujours par l'intelligente et sage économie avec laquelle ses biens d'Europe étaient administrés.Deux nouveaux grands maîtres, Bertrand de Texis et Guérin, s'étaient succédé. Sous leur magistère, on avait travaillé aux fortifications de Jérusalem sans pouvoir les achever. Elles étaient même fort peu en état de protéger cette malheureuse cité, quand les croisés s'y virent soudainement attaqués par des nuées de Tartares. De même que le vent du désert soulève et pousse devant lui le sable qui vient s'abattre sur les caravanes qu'il engloutit, de même ces barbares, poussés par leur chef Gengis-Khan, insatiable de conquêtes, venaient se ruer sur la ville de Jésus-Christ. Il fallut l'abandonner à leur impétueuse rapacité, et, comme toujours, la milice de l'Hôpital protégea la retraite de la population éplorée. Cette irruption des Turcomans coûta la vie au grand maître, qui, après leur avoir livré plusieurs combats, et avant de perdre la vie dans une dernière action, eut la douleur de voir ses frètes décimés. L'ordre de l'Hôpital était presque anéanti.
La place que Guérin laissait vacante fut donnée à frère Bertrand de Comp, qui eut la même destinée que son prédécesseur, et mourut des blessures qu'il reçut dans une autre bataille livrée aux Turcomans sous les murs d'Antioche. Son successeur fut Pierre de Vilbride.
Pendant que ces tristes événements se passaient en Palestine, le roi de France, Louis IX, se rendait, le 12 juin 1248, à l'abbaye de Saint-Denis, pour y recevoir l'oriflamme ainsi que le bourdon de pèlerin, que lui remit le légat du pape. Accompagné du comte d'Artois et du comte d'Anjou, ses frères, le saint roi alla s'embarquer à Aigues-Mortes, et mit à la voile le 28 août. Après une heureuse navigation, il était arrivé en Chypre, impatient de venger les injures faites à la religion du Christ et aux armes de ses défenseurs. Il en repartit bientôt pour l'Egypte, où il aborda escorté des seigneurs qui l'avaient suivi, et entouré des chevaliers de Terre-Sainte qui l'avaient rallié. On sait, d'après le sire de Joinville, comment le roi de France, pressé d'en venir aux mains avec les infidèles, s'élança dans la mer et fut le premier qui foula le sol égyptien.
Les chevaliers de l'Hôpital paient la rançon du roi de France
Damiette ne tarda pas à être pris une seconde fois, et la victoire de l'Achmoun acheva de couvrir l'armée royale d'une nouvelle gloire, dont une bonne partie revenait aux chevaliers de Saint-Jean. Malheureusement l'imprudence du comte d'Artois entraîna la perte des croisés. Malgré des prodiges de valeur, les Français, après avoir été enfermés dans la ville de Mansourah, où l'inexpérience du prince les avait poussés, y furent tous pris ou tués. Le comte d'Artois, un grand nombre de barons, et la plupart des chevaliers de Saint-Jean, à qui l'honneur avait fait un devoir de soutenir une témérité qu'ils désapprouvaient, y périrent, et le grand maître de l'ordre fut fait prisonnier. Les conséquences de cette fatale journée de Mansourah, dont les premières heures avaient été brillantes, furent la défaite de l'armée royale et la captivité du roi de France. Là encore on vit de quel poids était l'appui des Hospitaliers. Ils avaient versé inutilement le meilleur de leur sang pour sauver les croisés de France ; ce fut à eux qu'on dut la plus grosse part de la rançon du roi. La reddition de Damiette fut ajoutée aux sommes énormes moyennant lesquelles saint Louis et ses gentilshommes purent se racheter; après quoi, le roi de France passa en Syrie, où il essaya de relever le courage des croisés, et contribua puissamment au rétablissement des fortifications de toutes les places encore au pouvoir des chrétiens.
Croisade de saint Louis
Il y avait six ans que le roi était absent de ses Etats. La reine Blanche, régente, était morte. Malgré les instantes prières des défenseurs de la croix, qui attachaient le plus grand prix à sa présence au milieu d'eux, saint Louis dut retourner dans son royaume. Après son départ, le pape, dont la sollicitude pour les lieux saints était justement alarmée de la situation dans laquelle le monarque français les laissait, ne crut pouvoir mieux faire, pour de si grands intérêts, que de les mettre sous la sauvegarde des chevaliers de l'Hôpital. Ces défenseurs éprouvés de la foi répondirent à l'honneur que le souverain pontife faisait à leur zèle par un déploiement encore plus grand de leurs forces et de leurs ressources militaires. Tous les châteaux qu'ils possédaient, tous les postes qui pouvaient servir de points d'appui aux chrétiens, ou d'attaque contre les infidèles, furent occupés par leur milice et mis dans l'état de défense le plus respectable. L'activité du grand maître Guillaume de Châteauneuf, qui avait succédé à Pierre de Vilbride, pourvoyait à tout et organisait la guerre offensive ou défensive avec une ardeur qui communiquait la confiance à toute l'armée.
Combat des Hospitaliers contre les Templiers
Malheureusement une plaie vive et incurable rongeait le coeur de cette armée. Malgré l'intervention des prélats de Terre-Sainte, malgré les paroles, on peut dire même les ordres descendus de la chaire de saint Pierre ; en dépit des périls menaçants et contre lesquels toutes les forces de la religion eussent dû se concentrer en se soutenant mutuellement, la haine qui existait entre l'Hôpital et le Temple fermentait sourdement. Le premier souffle pouvait en rallumer la flamme, que couvrait mal la cendre de la discipline, et le feu en jaillit avec une telle violence, dans l'année 1251, que les Hospitaliers et les Templiers réunis se livrèrent une bataille générale. — Douloureux épisode qui montre à quel point, dans ces temps reculés, le sentiment du devoir et de l'obéissance était éloigné de l'esprit de ces gentilshommes, naturellement indépendants et fiers, dont le coeur était pourtant tout entier au service de l'honneur et d'une foi fervente. — Le carnage fut proportionné à l'acharnement des combattante. On ne fit point de prisonniers. On frappait et l'on tuait sans merci, sans miséricorde. Les Hospitaliers furent les tristes vainqueurs de cette lutte fratricide; et, comme la pensée de fuir ne pouvait venir à un templier, à peine, si l'on prend à la lettre les récifs du temps, « restat-il un soldat du Temple pour porter à ses frères d'Europe la nouvelle de cette défaite. » Il faut croire, néanmoins, que bon nombre de chevaliers des deux ordres échappèrent à cette tuerie barbare; car on ne tarda pas à les retrouver au poste où les intérêts de la religion les avaient placés.
Prise et sac de Ptolémaïs
Le Soudan d'Egypte, Bendokdar, ennemi juré des chrétiens dont il avait éprouvé la valeur aux bords du Nil, avait résolu de les chasser de Palestine. Il avait emporté de vive force la forteresse d'Assur, où quatre-vingt-six chevaliers de Saint-Jean se firent tuer jusqu'au dernier à la tête de la garnison. Les Templiers, de leur côté, avaient dû céder la place de Saphet malgré des efforts inouïs pour la sauver, et après avoir repoussé avec indignation l'apostasie que leur offrait le vainqueur pour prix de la vie. Le port de Jaffa, le château de Beaufort, étaient successivement tombés au pouvoir de l'implacable ennemi du nom chrétien ; la série de ses conquêtes fut couronnée par la prise d'Antioche, que lui facilitèrent la trahison du patriarche grec et la lâcheté de la population schismatique. Si l'on en croit les écrivains arabes eux-mêmes, le sultan reconnut ce service par le massacre de dix-sept mille habitants, et l'esclavage de cent mille qu'il emmena en Egypte, Ces succès ne suffisaient pas à Bendokdar; il semblait qu'il eût juré sur le Coran l'extermination des chrétiens. Il vint mettre le siège devant la forteresse de Karak, occupée par les Hospitaliers, et, après une héroïque défense qui dura deux mois, il y entra en passant sur le corps de tous les chevaliers tués sur la brèche.La Terre-Sainte voyait ainsi chaque jour tomber ses plus fermes défenseurs. La couronne du martyre était assurée à tous; car tous étaient exposés, d'un moment à l'autre, à mourir pour la défense de leur foi. C'était, pour le farouche ennemi de la croix, l'heure de continuer la guerre et de frapper un grand coup. Peut-être en était-ce fait de la Palestine et de ses défenseurs. Mais, soit lassitude de tant de carnage, soit nécessité de protéger ses propres Etats contre les hordes tartares qui les avaient envahis, Bendokdar consentit à une trêve. Les chevaliers de Saint-Jean la mirent à profit pour réclamer de l'Occident des secours en hommes et en argent, devenus indispensables si l'on voulait empêcher la Terre-Sainte de tomber tout entière dans les mains des infidèles. Le grand maître de l'Hôpital et celui du Temple allèrent eux-mêmes en Europe exciter le zèle des princes et des peuples. Le pape convoqua, en 1274, un concile général à Lyon, dans le but de provoquer une nouvelle croisade. Il y fut résolu qu'afin de pourvoir aux besoins de la religion en Orient, il serait prélevé des sommes considérables sur tous les bénéfices ou dignités ecclésiastiques. Le roi de France, Philippe le Hardi, prit la croix, ainsi que l'empereur d'Allemagne et le duc d'Anjou, frère de saint Louis, alors sur le trône des Deux-Siciles sous le nom de Charles Ier. Mais lorsque les deux grands maîtres, forcés de retourner en Palestine, eurent abandonné ces nouveaux croisés à leurs réflexions, leur zèle se refroidit peu à peu, et fut étouffé par la pensée de l'insuccès des croisades précédentes. Ainsi furent abandonnés à leurs propres forces les généreux chevaliers de l'Hôpital et du Temple, qui, à peu près seuls, luttèrent contre les Sarrasins. La guerre s'était rallumée avec une nouvelle fureur, et le nombre devait l'emporter.
Nicolas Lorgue avait remplacé Hugues de Revel, successeur de Châteauneuf, qui avait lui-même hérité du magistère laissé vacant par la mort de Pierre de Vilbride, lorsque les infidèles attaquèrent Margat ou Markap, un des châteaux forts appartenant aux Hospitaliers. Après un siège en règle, pendant lequel les chevaliers multiplièrent les traits de leur héroïsme traditionnel, ils furent obligés de capituler. De là les Sarrasins marchèrent sur Laodicée, et s'en emparèrent également. Peu de temps après, Tripoli tomba en leur pouvoir.
De jour en jour l'Hôpital, naguère si puissant, voyait sa situation s'amoindrir. Il suivait une pente qui, dans sa rapidité, devait bientôt entraîner l'ordre et la cause chrétienne à la fois. Aussi était-ce une position peu digne d'envie que celle de grand maître. Ce fut donc à regret, et par dévouement, que Jean de Villiers consentit à être élevé à la place de Nicolas Lorgue, car il prévoyait les scènes lugubres auxquelles il serait appelé a présider. De tant de places où était arboré, depuis près de deux siècles, l'étendard de la croix, Saint-Jean-d'Acre était la seule où il put encore flotter. Les croisés, successivement chassés de tous les lieux qu'ils occupaient, s'étaient réfugiés dans cette ville, qui présentait alors le triste spectacle de l'abattement et des discordes de tout genre. Chevaliers de Saint-Jean ou du Temple, Français, Anglais, Vénitiens, Génois, Florentins, Siciliens et Chypriotes, chaque fraction de cette multitude avait son quartier distinct, se régissait comme elle l'entendait, sans subordination à personne, sans obéir à aucun chef. Les conditions dans lesquelles se trouvait Acre en faisaient une proie, sinon facile, du moins tentante pour les ennemis des chrétiens, lorsque le sultan d'Egypte vint l'assiéger à la tête d'une armée de deux cent vingt mille hommes. Douze mille combattants seulement y étaient enfermés. Après quarante-trois jours de combats et d'assauts acharnés, les Sarrasins s'en emparèrent et y mirent tout à feu et à sang. Un spectateur de ce drame représente le carnage comme si impitoyable, que « les religieuses de Sainte-Claire ayant demandé aux vainqueurs la grâce de finir leur office, elles se mirent ensuite à genoux en présentant le cou à leurs bourreaux, qui les immolèrent. » Un auteur arabe lui-même n'a pas reculé devant l'horrible récit des cruautés du vainqueur, et, comme s'il voulait lui en faire un titre de gloire, il raconte que « les chevaliers du Temple ayant capitulé, on n'en égorgea pas moins de deux mille, et que deux mille autres allèrent en captivité. » Il dit encore que, quand le combat eut « cessé, le sultan fit mettre à part les hommes qui avaient échappé au massacre, et qu'on les tua tous jusqu'au dernier. Le nombre en était fort grand, » ajoute-t-il. Après ce triomphe, « le sultan entra dans Damas, ayant les prisonniers chrétiens à cheval devant lui, et ses cavaliers portaient des milliers de têtes sur des piques. »
Pendant le sac de cette malheureuse cité, où les victimes semblaient s'être entassées pour donner plus de pâture à la férocité des musulmans, et quand tout fut perdu, le grand maître de l'Hôpital, Jean de Villiers, s'embarqua avec quelques chevaliers qui lui restaient, et fit voile pour Chypre avec les débris de son ordre. — C'était dans l'année 1291. — Ils laissaient derrière eux plus de soixante mille chrétiens immolés ou pris par les Sarrasins, dans Saint-Jean-d'Acre, qui fut rasé. La rage des infidèles était telle, qu'elle s'acharnait jusque sur les pierres, et que remparts, maisons, églises ou sol, tout fut renversé, bouleversé, afin de mieux effacer la trace du christianisme. Jamais ouragan pareil n'était venu fondre sur ce rivage. Dans sa fureur il emporta tout ; tout disparut, anéanti, de ce qui rappelait les croisés. Les historiens du temps comparent cette destruction aveugle et barbare à celle qui s'appesantit autrefois sur Babylone et Ninive. Ainsi cessa pour les chrétiens la possession de cette terre arrosée de leur sang pendant près de deux cents ans, qui furent littéralement deux siècles de combats perpétuels, où fut moissonnée la fleur des guerriers d'Occident.
L'ordre de L'Hôpital passe dans ile de Chypre
Cependant les chevaliers de Terre-Sainte ne pouvaient renoncer à l'espoir de rentrer un jour dans la Palestine; et, afin d'être à portée de profiter de l'occasion qui pourrait se présenterais résolurent de rester dans l'Ile de Chypre.Sources : Histoire des Chevaliers de Rhodes, depuis la création de l'Ordre à Jérusalem, jusqu'à la capitulation à Rhodes. Par Eugène Flandrin. Editeurs Alfred Mame et fils, Tours. 1873. Sources : Archives.org
Archives.org