Chapitre II — Rivalités entre les Ordres
Templiers. — Saint Bernard leur impose une règle. — Crédit dont jouissent les deux ordres auprès de tous les princes d'Occident. — Prise d'Ascalon et de Belbeïs. — Rivalité du Temple et de l'Hôpital. — Maison d'Hospitaliers à Constantinople.
Les Templiers
Trente ans après la création de l'Ordre de Saint-Jean, l'exemple des Hospitaliers, et la conscience des services de toute nature qu'ils ne cessaient de rendre à la religion, inspirèrent à d'autres chevaliers de l'armée de Terre-Sainte la pensée de les imiter sans se confondre avec eux. —Peut-être l'austérité de la règle de l'Hôpital les effraya-t-elle; peut-être préférèrent-ils rester indépendants, tout en se consacrant au service de la religion. —Quoi qu'il en soit, témoins des dangers que couraient souvent les pèlerins, depuis le lieu de leur débarquement jusqu'à Jérusalem, neuf Français s'associèrent dans le but d'escorter et de protéger les fidèles, du rivage au saint sépulcre, et de la cité sainte à la mer pour leur retour; — c'était en 1128. —L'histoire a conservé le nom de deux de ces gentilshommes : ils s'appelaient Hugues de Payens et Geoffroy de Saint-Aldemar. Peu à peu leur nombre s'accrut; et, comme ils s'étaient établis dans un lieu voisin du saint temple f on leur donna le nom de Chevaliers du Temple ou Templiers. Pendant les premières années de leur institution, ils continuèrent à porterie costume laïque, et n'eurent, dit Guillaume de Tyr, « d'autres vêtements que ceux que leur donnait le « peuple par charité ». — Tels furent le germe et les commencements de cet ordre fameux, rival de son aîné, que ses vices, ses immenses richesses et sa fin tragique, autant que ses exploits militaires, ont rendu à jamais célèbre.Mais dans cet âge de grande piété, au pied du Golgotha, dont les souvenirs exaltaient la foi des preux, toutes les grandes et nobles actions prenaient un caractère religieux ; et les Templiers, comme si ce n'était pas assez de défendre la croix avec un courage qui ne connaissait point de périls, voulurent, à l'instar des Hospitaliers, donner à leur compagnie une forme plus austère en endossant, eux aussi, le froc sous leur casaque militaire. Le souverain pontife, qui ne voyait dans la création d'un nouvel ordre que celle d'un puissant auxiliaire de plus pour la cause chrétienne, s'empressa d'accorder à cette nouvelle confrérie la consécration nécessaire pour qu'elle eût titre d'ordre régulier. Afin qu'elle en prît aussi l'esprit, le pape chargea saint Bernard de lui dicter sa règle. — S'adresser au sévère abbé de Clairvaux pour réglementer la vie et la conduite de guerriers, même dans ce temps de ferveur et de scrupuleuse dévotion, c'était peut-être préparer, sans le vouloir, aux Templiers une partie des fautes dont l'histoire les accusa plus tard. Prescrire une trop grande austérité à des hommes de guerre, passionnés, aventureux, et que le fanatisme de l'époque poussait à guerroyer contre les Sarrasins, plutôt qu'à suivre strictement l'étroit et âpre sentier de l'humble vertu du cénobite, c'était les exposer à violer une loi facile à suivre dans l'intérieur d'un cloître, mais presque impossible au milieu de la licence des camps. — Néanmoins saint Bernard, appréciant les choses à son point de vue ascétique, crut devoir répondre à ce que le pape attendait de lui par un règlement dont les chevaliers de Saint-Jean avaient, il est vrai, montré l'exécution possible, mais qui devenait d'autant plus difficile qu'on l'étendait à un plus grand nombre. « Communier trois fois l'an ; entendre trois messes par semaine; réciter chaque jour un certain nombre de Pater; ne manger de la viande que trois jours sur sept; s'abstenir de toute dorure ou ornement superflu ; faire l'aumône; rester pauvre; pratiquer la chasteté; enfin se soumettre à l'obéissance, sous peine d'être flagellé en plein chapitre , » c'était imposer beaucoup à des soldats, même à des soldats de la croix. Multiplier les causes d'infraction à une discipline peu compatible avec la vie qu'ils menaient, c'était les conduire à cette infraction même, souvent bien involontairement. Les accusations qui furent dans la suite portées contre les Templiers peuvent, jusqu'à un certain point, prouver la trop grande sévérité de leurs statuts.
Cependant, et malgré l'austérité de la règle sous laquelle devait se plier cette impétueuse milice, un grand nombre de gentilshommes, des princes même, recherchèrent l'honneur de s'enrôler ou de combattre dans ses rangs. La noblesse semblait alors incliner vers l'ordre du Temple plutôt que vers celui de Saint-Jean, ce qui s'explique par la répugnance que lui inspiraient les soins serviles, ou même repoussants, auxquels devaient se livrer les chevaliers de l'Hôpital. Aussi l'habit blanc des Templiers, qui n'étaient que soldats, fut-il par beau » coup préféré à la robe noire des Hospitaliers. Le nouvel ordre dut à cette préférence des dotations de grande valeur, et ses richesses s accrurent rapidement Cependant, pour être purement militaire, L'Ordre du Temple n'en fut pas moins, dans le principe, voué à des pratiques et à des mœurs d'une rigidité égale à celle des Hospitaliers. On peut en croire saint Bernard, qui disait d'eux : « Ils vivent dans une société agréable, mais frugale; sans femmes, sans enfants, et sans rien avoir en propre, pas même leur volonté; ils ne sont jamais oisifs, ni répandus au dehors; et quand ils ne marchent point en campagne contre les infidèles, ou ils raccommodent leurs armes et les harnais de leurs chevaux, ou ils sont occupés dans de pieux exercices par les ordres de leurs chefs. Une parole insolente, un rire immodéré, le moindre murmure ne demeure point sans une sévère correction. Ils détestent tes jeux de hasard; ils ne se permettent ni la chasse ni les visites inutiles ; ils rejettent avec horreur les spectacles, les bouffons, les discours ou les chansons trop libres ; ils se baignent rarement, sont pour l'ordinaire négligés, le visage brûlé des ardeurs du soleil, et le « regard fier et sévère. A l'approche du combat, ils s'arment de foi au dedans et de fer au dehors, sans ornements ni sur leurs habits ni sur les harnais de leurs chevaux; leurs armes sont leur unique parure; ils s'en servent avec courage dans les plus grands périls, sans craindre ni le nombre ni la force des barbares ; toute leur confiance est dans le Dieu des armées; et, en combattant pour sa cause, ils cherchent une victoire certaine ou une mort sainte et honorable. »
Ainsi s'exprimait le pieux abbé de Clairvaux, montrant à ses frères de France cet exemple des vertus religieuses et militaires qui faisaient alors des Templiers, comme des Hospitaliers, les adorateurs fervents de la croix, aussi bien que ses défenseurs les plus intrépides. L'esprit de rivalité est un sentiment trop humain pour qu'il ne se soit pas fait jour, même au fond du cœur de chevaliers croisés, et les deux confréries ne tardèrent pas à s'y laisser entraîner avec un aveuglement auquel on n'aurait pas dû s'attendre de la part d'hommes qui semblaient ne devoir obéir qu'à une seule pensée, celle du soutien de l'Église et de sa gloire. Cet antagonisme fit fermenter au sein de ces deux corps le levain de l'envie, qui dégénéra bientôt en une animosité que l'intervention des princes et des évêques de Palestine ne fut pas toujours assez puissante pour apaiser. Si cette rivalité, changée en une haine implacable, fut quelquefois le motif de rencontres sanglantes qui souillèrent la robe et l'écu de ces chevaliers, il faut dire aussi qu'elle tourna le plus souvent au profit de la cause chrétienne en Orient. Entre ces deux ordres c'était, en effet, à qui défendrait le plus énergiquement la croix, à qui exterminerait le plus d'ennemis du Christ; et, placés aux postes avancés, sur les frontières de la Palestine, Hospitaliers ou Templiers les protégeaient avec une émulation plus digne d'eux que ces basses jalousies qui leur firent répandre mutuellement le sang le plus précieux dont pût être rougie la Terre-Sainte.
Crédit dont jouissent les deux ordres auprès de tous les princes d'Occident
Quoi qu'il en fût, on avait, en Occident, une telle admiration pour le pieux dévouement qui animait les ordres militaires de la Palestine, et leurs exploits excitaient un tel enthousiasme parmi les princes de la chrétienté, que chacun d'eux voulait leur rendre un hommage qui se traduisait le plus souvent par des dons importants, et de grands biens qui leur étaient octroyés par testament. On vit même beaucoup de grands personnages, qui n'avaient pu prendre part à leurs combats, demander que leur dépouille mortelle reçût les honneurs de la chevalerie d'Orient; et ils recommandèrent qu'à leur mort on les ensevelit dans un habit d'hospitalier ou de templier. Mais ce qui paraîtra le plus singulier, et ce qui fait bien apprécier la confiance et le respect qu'inspiraient les chevaliers de Terre-Sainte, c'est qu'on vit des princes les instituer héritiers en souveraineté de leurs États, au détriment de leurs successeurs naturels ou des droits nationaux. Ainsi Alphonse Ier, roi de Navarre et d'Aragon, l'implacable adversaire des Maures, qu'il avait vaincus dans vingt-neuf batailles, n'ayant pas d'enfants, voulait cependant qu'après lui la guerre contre les infidèles fût conduite avec tout l'acharnement dont il avait donné l'exemple, et qui lui avait valu le surnom de Batailleur. Il ne crut pouvoir mieux assurer cet avenir de la délivrance de l'Espagne qu'en instituant les chevaliers de l'Hôpital et du Temple les héritiers de ses deux couronnes. Les peuples, après sa mort, ne consentirent pas, il est vrai, à ratifier son testament; mais les deux ordres, réunis dans un intérêt commun, étaient trop redoutables pour qu'il ne fallût pas compter avec eux; on négocia. Les chevaliers, à qui la succession d'Alphonse aurait causé beaucoup d'embarras, et qui se sentaient trop éloignés ou trop occupés des événements de la Palestine pour pouvoir soutenir avec succès le poids de deux couronnes, préférèrent tirer de leur héritage tout le parti possible en transigeant avec les grands de Navarre et d'Aragon, et le prix de la transaction qui intervint fut la donation de propriétés étendues, partagées entre les deux ordres.Les événements avaient marché. Quarante années s'étaient écoulées depuis la prise de Jérusalem. — Combien de combats, quelquefois malheureux, n'avaient pas été livrés pendant ce laps de temps ! — Quelle que fût la bravoure des chevaliers de Saint-Jean ou du Temple, qui se multipliaient et faisaient des prodiges pour la défense du territoire conquis au nom de la religion, la situation des chrétiens s'affaiblissait et devenait de jour en jour plus difficile. La principauté d'Édesse leur avait été arrachée par le sultan de Mossoul et d'Alep. Les chefs de la croisade, les principaux capitaines n'étaient plus. Les moeurs énervantes de l'Orient avaient réagi sur le caractère de leurs descendants, et les avaient amollis. Il faut bien le dire avec les écrivains contemporains, les infidèles ne trouvaient plus en eux cette énergique valeur de leurs pères, qui les avait tant de fois fait reculer. Les Sarrasins reprenaient courage, et avaient quelque raison d'entrevoir un avenir plus favorable à la vengeance qu'ils nourrissaient.
Saint Bernard
Si grand que fût le dévouement des deux ordres militaires, il ne pouvait suffire, et les chrétiens durent tourner leurs regards vers l'Europe. Ils les arrêtèrent sur la France, et ce fut encore à la générosité de ce pays qu'ils firent appel. Saint Bernard sortit de sa retraite pour aller à Vézelay, en Bourgogne, prêcher une nouvelle croisade. — Dieu le veut ! La croix ! La croix ! — Furent les cris enthousiastes par lesquels la foule répondit aux exhortations du prédicateur qui l'entraînait. L'exaltation se propagea avec une telle rapidité que, les croix en toile blanche distribuées en quantité considérable par saint Bernard ne suffisant pas, il déchira ses vêtements pour en partager les lambeaux sous cette forme, devenue le signe de ralliement d'une nouvelle armée de pèlerins. Une ferveur belliqueuse s'était tout à coup développée à ce point qu'on insultait aux hommes qui ne s'enrôlaient pas, en leur envoyant une quenouille. Cet instrument de travail féminin était devenu si méprisable qu'on vit alors les femmes elles-mêmes le rejeter, et, s'enflammant pour la défense des lieux saints, s'armer et se réunir sous le commandement de la reine Eléonore.Tandis que la voix éloquente du pieux cénobite entraînait Louis VII et son peuple vers une nouvelle croisade, un moine allemand, du nom de Rodolphe, fanatisait l'Allemagne, et l'empereur Conrad III suivait l'exemple que donnait le roi de France.
Grâce à l'enthousiasme qui s'était communiqué de toutes parts, ces deux princes se trouvèrent en peu de temps, chacun de leur côté, à la tête d'une nombreuse armée. En apprenant ces événements, les chrétiens de Palestine avaient droit de s'attendre à ce que ce puissant secours vînt rétablir leurs affaires. Malheureusement les troupes du roi, comme celles de l'Empereur, rencontrèrent les mêmes difficultés qui, avant elles, avaient arrêté tant d'autres croisés. L'Asie Mineure leur ouvrit les profondeurs perfides de ses défilés, qui se refermèrent sur les Allemands sans en laisser sortir à peine que quelques faibles débris, et d'où Louis VII ne parvint à se tirer qu'au prix d'efforts désespérés et des actes de la bravoure la plus héroïque. Quoique ces brillantes armées, lorsqu'elles atteignirent la Syrie, fussent fort réduites et bien affaiblies par la rude campagne sur laquelle elles n'avaient pas compté, les deux souverains qui les commandaient en conduisirent les restes devant Damas, pour en faire le siège. Mais la résistance de cette ville et la mésintelligence qui régnait parmi les assiégeants firent renoncer à cette entreprise. Louis VII et Conrad, découragés, repassèrent dans leurs États, abandonnant de nouveau les chrétiens à un ennemi enhardi par l'insuccès de cette croisade, qui coûta plus de deux cent mille hommes à l'Allemagne et à la France, et qui prouvait l'impuissance de l'Occident à secourir efficacement l'armée d'Orient.
Prise d'Ascalon et de Belbeïs
Cependant les Hospitaliers étaient partout. En 1151 sil sauvèrent la ville sainte, restée sans garnison. En 1153 ils se couvrirent de gloire au siège d'Ascalon, et contribuèrent puissamment à la prise de cette place. Le royaume de Jérusalem leur dut ainsi, en grande partie, une porte avancé bien fortifié qui le protégeait contre les attaques des Egyptiens. La part que l'ordre de Saint-Jean eut à cette conquête fut si glorieuse que le souverain pontife crut devoir, pour l'en récompenser, non-seulement confirmer ses anciens privilèges, mais encore lui en accorder de nouveaux. A cette occasion le pape « défendit à tous les prélats de la chrétienté de prélever la dime des terres de l'ordre, leur interdisant également toute sentence d'excommunication à son égard. » Ces faveurs exceptionnelles suscitèrent de la part du patriarche de Jérusalem et des autres évêques de la Palestine des réclamations véhémentes. Le clergé séculier d'Orient ne s'en tint pas là ; il en vint aux injures et aux invectives. De leur côté, les Hospitaliers se laissèrent emporter, dit-on, par la colère, « jusqu'à prendre les prêtres du patriarche pour but à leurs flèches. » La querelle fut portée au pied du trône pontifical, sans que les Hospitaliers vissent amoindrir en rien les privilèges qui leur avaient été octroyés : tant était puissant leur ordre, tant on sentait partout combien on avait besoin de son bras ! Ces hommages réitérés rendus aux chevaliers de Saint-Jean, et que partageaient ceux du Temple, prouvent, mieux que tout ce qui peut se raconter de leurs prouesses, l'importance des services que la religion attendait d'eux, et en quelle estime on les tenait à Rome comme dans toute la chrétienté.L'ami de Dieu, c'est ainsi qu'on appelait Raimond Dupuy, était mort chargé d'années. Il avait quitté ce monde accompagné des hommages que son grand caractère lui avait mérités de la part de ses frères, et des regrets de tous ceux dont la reconnaissance lui avait donné le surnom de Père des orphelins, Consolateur des malheureux. Auger de Balben, son compatriote et son compagnon d'armes, lui succéda. Le Dauphiné est une des provinces qui ont le mieux mérité de la religion et contribué le plus à la gloire militaire, dans cette France si chevaleresque et si pleine alors de foi et de dévouement à l'esprit des croisades. Le Dauphiné a fourni un grand nombre de religieux à l'ordre de l'Hôpital, et parmi eux on en compte plusieurs qui ont été revêtus de la dignité de grand maître.
L'héritage de Godefroy de Bouillon, recueilli d'abord par son frère Baudouin, était passé à leur cousin Baudouin du Bourg, comte d'Edesse, qui avait été sacré sous le nom de Baudouin II. Le successeur de ce prince fut son gendre Foulques d'Anjou, qui transmit la couronne à son fils Baudouin III. Celui-ci étant mort sans enfants, le trône de Jérusalem se trouva sans héritier direct. Cette vacance ouvrit le champ à l'ambition et aux intrigues des seigneurs dont les prétentions s'élevaient jusqu'à cette succession. La guerre civile était imminente en Palestine, lorsque, par l'intervention et les sages conseils du grand maître de l'Hôpital, qui rappela l'ordre de transmission de la royauté accepté depuis Godefroy de Bouillon, les esprits se calmèrent. L'usage fut admis comme loi par les prétendants, sans doute en vue, s'ils ne réussissaient pas, d'éloigner du moins leurs concurrents ; et l'on convint de laisser à Amaury l'héritage de son frère Baudouin III, de même qu'on avait précédemment reconnu Baudouin Ier pour successeur de Godefroy. Dans cette circonstance, Auger de Balben rendit, par l'ascendant de sa parole et la sagesse de ses conseils, un immense service au royaume de Palestine et à la cause chrétienne; car il prévint les effets désastreux que n'eût pas manqué d'avoir la discorde des princes et des seigneurs.
Le magistère d'Auger de Balben n'avait eu que deux ans de durée, quand son grand âge le fit descendre au tombeau. Le Dauphiné fournit de nouveau à l'ordre de Saint-Jean un chef qui n'était pas moins âgé que celui qu'il était appelé à remplacer, c'était Arnaud de Comps. Sous ce grand maître, les Hospitaliers violèrent la loi qui leur était imposée, sinon par leurs statuts, du moins par leur religion. Ils se trouvèrent engagés avec Amaury dans une alliance que le calife du Caire payait avec de l'or, et qu'il avait sollicitée contre ses ennemis. — Quel fut le mobile de ce pacte ? — On répugne à croire que des chevaliers chrétiens se soient laissé séduire par l'appât des richesses qu'un prince infidèle faisait briller à leurs yeux. On préfère y chercher l'arrière-pensée d'affaiblir un des princes musulmans à l'aide de son rival, pour se retourner ensuite contre celui-ci. Cette politique parait assez naturelle, et peut-être assez justifiée par le but que poursuivaient les croisés, pour qu'elle ait pu guider le roi et le grand maître, ce que d'ailleurs les faits ne tardèrent pas à prouver. Toujours est-il qu'avec l'appui de l'armée chrétienne le sultan du Caire remporta des succès contre ses ennemis, et leur arracha une partie de ses États. Mais il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir de l'imprudence qu'il avait commise en appelant à lui les Latins ; car le roi de Jérusalem, à qui les richesses de l'Egypte avaient inspiré le désir de s'en emparer, entreprise que la mollesse de ses habitants lui permettait d'entrevoir comme facile, y rentra bientôt à la tête d'une armée qui cette fois n'était pas alliée du sultan. Amaury attaqua Belbeïs (1) et s'en empara. Pour prix de la part que le successeur d'Arnaud de Comps, Gilbert d'Assailly, et les chevaliers de l'Hôpital prirent à cette expédition, ils reçurent en don la place nouvellement conquise. Encouragée par ce premier succès, l'armée chrétienne voulut pénétrer plus avant dans cette Egypte qui excitait sa convoitise, et elle marchait sur le Caire, lorsque le sort des armes lui devint contraire. Alors les ennemis des Hospitaliers accusèrent le grand maître d'avoir entraîné les croisés hors de la Terre-Sainte, qui seule devait les intéresser. Justement blessé de ces accusations, Gilbert abdiqua son autorité pour se retirer en Europe dans un des manoirs de l'ordre.
1. Guillaume de Tyr nous assure qu'après avoir fort exactement recherché le nombre des bras du Nil sur les lieux, il n'en a jamais pu trouver que quatre : ce qu'on pourrait accorder, en disant que quand ce fleuve se retire après avoir inondé les campagnes, comme il fait tous les ans un peu après la mi-juin jusques vers la mi-septembre, il se décharge encore par d'autres canaux, qui demeurent secs le reste de l'année; et qu'alors il se renferme dans les quatre, qui font ses bras naturels, par lesquels ses eaux, s'écoulent régulièrement, et sans interruption, dans la mer.
La plus orientale de ses embouchures est appelée Peleusiaque, du nom de la ville de Pelusium, qui fut depuis nommée Belbeïs, sur la rive du Nil, à droite, du côté de la Palestine. On confond ordinairement cette ville avec Damiette, par une erreur qui certainement n'est pas soutenable: car Guillaume de Tyr, qui parle exactement de ces deux villes qu'il a vues, et qui furent assiégées par le Roy de Jérusalem Amauri, dit positivement que ce Roy, qui avait pris par force Pelusium, autrement appelée Belbeïs, qu'on sait assurément avoir été sur la première embouchure du Nil, du côte de l'Orient...
Pelusium était une ville dans les extrémités orientales de L'Egypte sur le Delta du Nil, 30 kilomètres au sud-est du moderne Port Saïd.
Sources : Histoire des croisades pour la délivrance de la Terre Sainte, Volume 3, Par Louis Maimbourg.
Frère Gastus ou Gaston ne fut pas longtemps son successeur, et céda bientôt la place à Joubert, qui fut le modèle de son ordre jusqu'à sa fin tragique. Surpris, sur les bords du Jourdain, par un parti nombreux de Sarrasins, ce grand maître dut, avec quelques chevaliers qui l'accompagnaient, s'enfermer dans le château de Beaufort. Il y soutint plusieurs assauts, à la suite desquels, sans avoir consenti à capituler, il fut pris les armes à la main. Le chef des infidèles, irrité de sa défense, sans être touché de l'héroïsme qui la lui avait fait prolonger, le jeta dans un cachot où il le laissa mourir de faim. Il semblait, dans cet ordre illustre, que les grands maîtres ne changeassent pas : tant les vertus et la valeur militaire se perpétuaient parmi les successeurs de Raimond Dupuy, tant ils se ressemblaient par leur dévouement à la cause de la religion et leur bravoure contre les infidèles ! S'ils ne moururent pas tous couverts de gloire sur le champ de bataille, tous vécurent pour illustrer leur nom et celui de l'ordre à la tête duquel ils étaient placés.
Rivalité du Temple et de l'Hôpital
Roger des Moulins prit en main l'autorité après la mort de Joubert. De violentes disputes éclatèrent alors entre les Hospitaliers et les Templiers. La cause était toujours la même, l'orgueil. L'animosité qu'ils nourrissaient les uns contre les autres était telle, qu'elle se trahissait en tout et de toute façon. Ainsi, dans les conseils, lorsqu'il arrivait que les chefs chrétiens fussent divisés d'opinions ou d'intérêts, invariablement on voyait les représentants de l'ordre du Temple appuyer celui des deux partis avec lequel n'étaient pas les Hospitaliers; et, comme les Templiers avaient un esprit d'intrigue très-actif, ils soufflaient toujours la discorde avec un aveuglement qui ne se comprend pas chez des hommes animés, d'ailleurs, d'une foi et d'un zèle à toute épreuve pour la cause qui armait leur bras. Si chacun des deux ordres n'eût eu pour mobile que le désir de surpasser aux yeux du Christ les mérites de ses rivaux, il eût été assurément fort louable, et n'eût attiré sur eux que les bénédictions du souverain pontife. Mais ce ne fut pas là ce qu'ils reçurent de Rome, et le Saint-Père fut obligé d'intervenir avec une sévérité inaccoutumée. Malgré ses reproches et ses admonitions, le pape Alexandre III eut bien de la peine à opérer entre eux une réconciliation apparente, qui n'était au fond qu'un acte d'obéissance de la part de religieux vis-à-vis du chef de l'Eglise. La haine qui animait l'un contre l'autre l'Hôpital et le Temple prenait sa source dans un sentiment trop vivace pour ne pas s'entretenir, en dépit des remontrances émanées du Vatican. Quant au rang qu'ils s'Assignaient eux-mêmes, ils l'occupaient avec cette attitude altière qu'ils avaient prise depuis longtemps en face l'un de l'autre, et que soutenait la puissance dont ils jouissaient au milieu des croisés. Aussi se laissaient-ils emporter sans vergogne par cet étroit esprit de rivalité qui les aigrissait au point que tout devenait entre eux sujet de querelle : exploits militaires, préséances, influence dans les conseils, et, ce qui est encore moins pardonnable, surtout chez des religieux, amour sordide des biens et des richesses à l'envi l'un de l'autre. Sans doute on pourrait à cette dernière passion trouver une excuse dans leur zèle pour la défense des saints lieux, et la nécessité d'entretenir une force armée respectable. Mais était-ce bien là la seule cause de cet ardent désir de possession qui les animait ? Sans vouloir attacher plus de crédit qu'elle n'en mérite à l'assertion de quelques écrivains contemporains qui ont terni la mémoire des Templiers, en les accusant d'avoir reçu des sommes énormes des princes musulmans pour trahir la cause chrétienne; quand on lit dans les récits des chroniqueurs qui ont assisté aux divers épisodes des croisades, que « des soldats de la croix ont déshonoré leur bannière jusqu'à éventrer des cadavres de mahométans, pour arracher de leurs entrailles de l'or avalé, ou qu'ils ont brûlé des Sarrasins pour chercher des byzantins dans leurs cendres; » quand l'histoire rapporte que les villes prises, les captifs, la paix, tout, en un mot, se vendait contre espèces, il est peut-être permis de soupçonner que l'avarice et la soif de l'or n'étaient pas tout à fait étrangères aux sentiments qui divisaient les deux ordres de Saint-Jean et du Temple.
Maison d'Hospitaliers à Constantinople
A ces motifs de douleur qui pesaient sur la tête du vénérable grand maître de l'Hôpital il vint s'en ajouter d'autres non moins tristes, et le deuil étendit son voile funèbre sur l'ordre, sans que cette fois la gloire eût à le soutenir. Les mérites des chevaliers de Saint-Jean, et la confiance qu'ils inspiraient, les avaient fait appeler à Constantinople, où ils fondèrent un établissement. Outre leur hôpital, sous l'invocation de saint Jean l'Aumônier, ils possédaient une maison importante dans le voisinage de Sainte-Sophie, et qu'on appelait Saint-Samson. Dans les conditions essentiellement militantes où les Hospitaliers se trouvaient au milieu de cette populeuse cité, ils pouvaient se considérer comme étant sans cesse sur la brèche. En effet, le schisme au moyen duquel le patriarche Photius avait, en 858, séparé l'Eglise grecque de celle des Latins, avait en même temps donné, contre ceux-ci, naissance à une haine que l'astuce naturelle aux Grecs rendait dangereuse au centre de la grande métropole de l'Orient. Déjà, en maintes occasions, les croisés avaient eu de graves raisons de se plaindre de Byzance. La perfidie de ses princes et de la nation avait plus d'une fois fait douter si l'on n'y avait pas affaire à des mécréants plutôt qu'à des chrétiens. Cependant régnait alors Manuel Comnène, qui était resté personnellement soumis à l'autorité de Rome. Sur les instances de ce prince, le grand maître de l'Hôpital lui avait envoyé des religieux, dans le but de ramener à l'orthodoxie son peuple, et surtout les ministres du culte, de qui venait le mal. Afin de répondre à ce qu'on attendait d'eux, et par suite d'un zèle qui ne connaissait pas d'obstacles, les Hospitaliers avaient entrepris la conversion des Grecs. Mais vouloir les faire rentrer dans le giron de l'Eglise latine, ce n'était pas seulement s'attaquer aux erreurs qui les en avaient éloignés; bien plus, c'était saper dans ses fondements le pouvoir d'un clergé qui ne s'était émancipé, et n'avait foulé aux pieds l'autorité papale, que pour satisfaire sans contrôle ses vices, et régner sans partage sur une multitude aveuglément soumise à ses volontés. Aussi la maison de l'Hôpital à Constantinople avait-elle accumulé sur elle les haines implacables d'un clergé non moins vindicatif que puissant, qui, pour s'en débarrasser, ameuta la populace contre les religieux qui s'y trouvaient. Exaltée par des caloyers fanatiques, elle se rua non-seulement sur les chevaliers et les frères servants, mais encore sur les pèlerins ou les malades qu'ils hébergeaient. Les édifices occupés par l'ordre furent attaqués par le feu, et tous ceux qui ne périrent pas dans l'incendie furent impitoyablement massacrés. Aucun des Latins ne trouva grâce devant ces furieux, qui assouvirent dans leur sang la haine qu'ils portaient au Saint-Siège.Sources : Histoire des Chevaliers de Rhodes, depuis la création de l'Ordre à Jérusalem, jusqu'à la capitulation à Rhodes. Par Eugène Flandrin. Editeurs Alfred Mame et fils, Tours. 1873. Sources : Archives.org
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