Grand-Commandeur deçà mer
On sait peu de chose sur ce fonctionnaire ; son titre même, auquel nous avons conservé la forme le plus généralement usitée, appelle une explication; il varie, en effet, suivant la résidence de celui qui l'emploie; si celui-ci habite l'Occident, il se sert de l'épithète « deçà mer » (cismarinus), mais, s'il séjourne en Orient, il se sert de celle d' « outremer » (ultra-marinus). Cette différence montre clairement que ce grand-commandeur était accrédité en Occident et ne doit pas être confondu avec le grand-précepteur de l'Ordre, qui exerçait sa charge en Terre Sainte.La nature des attributions de ce haut dignitaire est difficile à préciser. Il était, sans aucun doute, le représentant direct du grand-maître ; sa charge, plus élevée que celle des prieurs, semble analogue à celle des grands-commandeurs d'Allemagne, d'Italie et d'Espagne. Mais ce qui la distingue de ces dernières, c'est qu'elle paraît avoir été essentiellement temporaire; le grand-commandeur « deçà mer » apparaît à des intervalles variables, pour une durée très courte, à partir de la seconde moitié du XIIe siècle; ces apparitions, assez fréquentes jusque vers 1250, s'espacent à partir de cette date jusqu'à la fin du XIIIe siècle. Cette intermittence et cette brièveté sont l'essence même des fonctions de cet agent du pouvoir central ; on ne saurait les mettre en doute, car, dans la masse des documents examinés par nous pour une période de deux siècles, il est impossible qu'il se trouve précisément des lacunes capables de nous cacher l'existence de plusieurs de ces grands-commandeurs. Quant à la durée restreinte de cet office, elle est établie par le fait que les titulaires de cette dignité furent souvent investis, peu avant ou peu après l'époque à laquelle ils l'exercèrent, d'autres fonctions, telles que celles de grand-précepteur de l'Ordre et de prieur, ou reprirent, après s'être acquittés de cette mission spéciale, leurs fonctions antérieures.
Comment s'explique la création du grand-commandeur d'Occident ? Par le besoin, pour le pouvoir central, d'avoir un représentant dans des pays géographiquement trop éloignés du centre de l'Ordre pour être efficacement gouvernés par l'action directe du grand-maître. Il est probable qu'à l'origine cet agent résidait en Provence; cette province, en effet, ouverte à l'influence de l'Hôpital dès les débuts même de celui-ci, et dans laquelle l'Ordre s'était rapidement développé, était par cela même spécialement désignée pour recevoir un délégué du grand-maître. Ne fallait-il pas assurer la transmission en Orient des secours d'argent, de vivres et d'hommes que les commanderies envoyaient en Terre Sainte, et dont l'embarquement se faisait dans les ports de la Catalogne et de la Provence? Les progrès incessants de l'Hôpital rendant illusoire l'action d'un fonctionnaire unique, on dut instituer pour l'Italie, pour l'Espagne, plus tard pour l'Allemagne, des dignitaires analogues, les grands-commandeurs d'Italie, d'Espagne et d'Allemagne.
L'autorité du grand-commandeur « deçà mer » se trouva donc limitée, par la force des choses, à la France, à la Belgique et au nord de l'Espagne (châtellenie d'Amposte, alors rattachée au prieuré de S. Gilles). La plupart des documents, dans lesquels figure ce fonctionnaire pendant la seconde moitié du XIIe siècle, furent rendus aux chapitres prieuraux de Cerisiers (prieuré de France), de S. Gilles et d'Amposte, en présence des prieurs de l'Hôpital dans ces pays. Bientôt même la création du grand-commandeur d'Espagne (début du XIIIe siècle) enleva les pays situés au sud de la chaîne des Pyrénées à la juridiction du grand-commandeur « deçà mer. »
Malgré ces réductions successives, la région de la France et de la Belgique était encore assez étendue pour réclamer, à certains moments, pendant la période d'organisation de l'Ordre, la présence d'un dignitaire exceptionnel. L'Hôpital y possédait de nombreux et riches établissements, dont l'administration n'allait pas sans amener quelques secousses. Les circonscriptions territoriales demandaient à être réglementées, les conflits d'autorité à être aplanis par une main plus puissante et plus indépendante que celle des agents régionaux ordinaires ; c'est à ces besoins que l'institution du grand-commandeur « deçà mer » fut chargée de répondre.
De ce qui précède, on serait tenté d'induire que, par la force des choses, le grand-commandeur « deçà mer » se confondit avec le grand-commandeur de France, magistrat exceptionnel comme lui, dont nous aurons occasion de parler plus loin. En faveur de cette hypothèse, on remarquerait qu'à aucune époque on ne surprend la coexistence de ces deux grands-commandeurs, mais qu'on constate que les deux charges se complètent l'une par l'autre par intercalation (1). On observerait également que certains titulaires de ces deux dignités furent alternativement investis de l'une et de l'autre de celles-ci (2). Par contre, on formulerait contre cette confusion des deux offices deux objections : la première est que la circonscription territoriale du grand-commandeur de France était moins étendue que celle du grand-commandeur « deçà mer », puisqu'elle ne comprenait pas, comme nous le verrons plus bas, le prieuré de S. Gilles : la seconde est que, depuis le second tiers du XIIIe siècle, le grand-commandeur de France disparaît, tandis que le grand-commandeur « deçà mer » subsiste, au moins à titre occasionnel. Quelque sérieuses que puissent paraître ces objections, on peut observer, pour l'une, que, si les délimitations de juridiction diffèrent, elles sont cependant assez voisines entre elles; pour l'autre, que Raimbaud (1247-1248), Féraud de Barras (1259-1262) et Boniface de Calamandracen (1291-1299), grands-commandeurs « deçà mer » pendant la seconde moitié du XIIIe siècle, au même titre que Garcias de Lisa (1198-1199) à la fin du siècle précédent, ont joué dans l'Ordre un rôle considérable, et que dès lors on peut attribuer à leur situation personnelle la collation d'une fonction, peut-être honorifique, en tous cas exceptionnelle, et justifiée tant par l'éminence de leurs services que par des circonstances particulières, que nous ignorons, mais qui furent sans doute assez graves pour avoir nécessité le rétablissement de cette magistrature.
De là à soutenir l'identité de ces deux hauts dignitaires, il n'y a qu'un pas; mais, quelque forte que soit notre conviction en ce sens, nous n'osons le franchir, nous bornant à observer que si, aux XIIe et XIII siècles, l'Ordre employa, pour administrer ses possessions en France, à peu près indistinctement, tantôt l'un et tantôt l'autre de ces agents, c'est que ceux-ci étaient investis de fonctions, sinon identiques, du moins très analogues entre elles.
1. Voir à l'Appendice les listes de ces deux dignitaires.
2. Par exemple Isembard.
Sources : Joseph Delaville Le Roulx. Les Hospitaliers en Terre Sainte et à Chypre (1100-1310). Paris, E. Leroux, 1904. In-8º, XIII-440 pages.
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