Le gouvernement de l'Ordre était personnifié par le chapitre général
Le gouvernement de l'Ordre était personnifié par le chapitre général, souverain en matière législative et disciplinaire, mais qui abandonnait, en s'en réservant le contrôle, l'autorité exécutive au grand-maître et aux grands-officiers qu'il élisait. Tout pouvoir émanait de lui, tout relevait de lui ; les fonctions exercées parle grand-maître aussi bien que par les fonctionnaires de rang inférieur étaient des attributions déléguées. C'était le centre unique auquel tout aboutissait. Il importe donc, en étudiant le fonctionnement de cette administration, de déterminer d'abord le rôle du chapitre général, et d'étudier ensuite l'étendue des pouvoirs qu'il avait abandonnés à ses divers représentants, depuis le grand-maître, chef de l'Ordre, jusqu'au plus humble des agents de l'Hôpital.Le chapitre était la réunion de tous les membres de l'Ordre présents en un même lieu et obéissant à un même supérieur. Depuis le chapitre ordinaire, qui se tenait le dimanche dans chaque commanderie, et le chapitre prieural (chapitre général du prieuré), réuni au chef-lieu de chaque prieuré aux environs de la saint Jean, fête patronale de l'Hôpital, jusqu'au chapitre général, convoqué au siège de l'Ordre à intervalles dont la périodicité varia souvent, ce principe domine toutes les tenues, de quelque importance qu'elles soient et de quelque nom qu'elles soient désignées. Le but du chapitre, à tous les degrés, est identique : assister le supérieur dans le gouvernement des frères, et partager avec lui la responsabilité des décisions à prendre. C'est l'application de la conception fondamentale de l'Ordre, suivant laquelle l'autorité appartient au chapitre général, et subsidiairement aux chapitres secondaires, qui la délèguent aux officiers de l'Ordre, de quelque rang qu'ils soient, pour l'exercer sous leur contrôle.
Le couvent (convent), dont les textes font souvent mention, était le chapitre ordinaire qui assistait le grand-maître, ou son lieutenant, dans les actes d'administration courante. Il résidait au siège de l'Ordre, y restait parfois en l'absence du grand-maître, mais accompagnait généralement celui-ci dans ses déplacements (1). Il se composait, par la force même des choses, des dignitaires qui constituaient l'administration centrale de l'Hôpital ; sa bulle (bulle capitulaire ou conventuelle), dont l'usage était défini par les statuts de 1278 (2), portait sur une de ses faces l'image de la double croix de l'Ordre, devant laquelle étaient agenouillés un certain nombre de frères. Le nombre de frères ayant, suivant les époques, varié de sept à neuf, on a cru pouvoir, et avec raison, identifier ces personnages avec les représentants des diverses langues, dont les statuts d'Hélion de Villeneuve (16 novembre 1320) avaient prescrit la nomination pour seconder le grand-maître dans le gouvernement de l'Hôpital. On explique par les variations du nombre des langues les différences constatées dans le chiffre des frères représentés. Mais il est permis, si on observe que le plus ancien sceau capitulaire connu est du milieu du XIVe siècle, de supposer qu'entre 1278 et 1350 ce chiffre pouvait être moindre, et qu'à l'origine il devait correspondre à celui des grands-officiers de l'Hôpital (grand-commandeur, maréchal, aumônier, etc.) (3).
Le couvent comprenait-il aussi les frères appelés temporairement auprès du grand-maître ? Aucun document n'est catégorique sur ce point, mais le principe même, sur lequel reposait l'organisation capitulaire, loin de s'opposer à la présence de ces frères à ces chapitres, autorise à conjecturer qu'ils faisaient partie du couvent. En tous cas, les frères que le grand-maître retenait auprès de lui, ne fussent-ils même investis d'aucun office, comptaient au nombre des membres du couvent (4).
Indistinctement appelée couvent ou chapitre (5), cette assemblée ne doit pas être confondue avec le chapitre général. Si cette double désignation prête à équivoque, aucune erreur n'est cependant possible. Le couvent faisait de droit partie du chapitre général, mais il ne le constituait pas à lui seul (3).
Le chapitre général, expression de l'autorité la plus élevée de l'Ordre, ne se réunissait qu'à intervalles forcément irréguliers. Le soin de nommer le grand-maître, qui lui incombait, subordonnait naturellement sa convocation à une circonstance imprévue et accidentelle. Mais, en dehors de ce cas particulier, pour assurer l'expédition régulière des affaires qui nécessitaient le concours du chapitre général, l'usage s'établit en principe d'une tenue quinquennale (7), devenue par la suite décennale, quand le développement des pouvoirs magistraux rendit moins impérieuse l'intervention de cette assemblée. A l'époque qui nous occupe », aucune fixité ne peut être signalée ; les dates des chapitres généraux que nous connaissons ne correspondent à aucun de ces intervalles ; elles sont tantôt espacées, tantôt rapprochées, parfois annuelles, sans que nous puissions distinguer si la fréquence ou l'espacement des chapitres généraux tient aux circonstances et aux nécessités du moment, ou si même le souvenir de certains d'entre eux n'a pas disparu parce que les prescriptions réglementaires qu'ils édictèrent ne méritaient pas d'être enregistrées (8).
On conçoit facilement que si, au chapitre ordinaire du dimanche, il était aisé de réunir tous les frères d'un groupement permanent d'Hospitaliers, le chapitre prieural, ouvert en théorie à tous les frères du prieuré, ne se composait en fait que des frères résidant au chef-lieu du prieuré et des délégués des autres frères, dans l'espèce des commandeurs (9). Il en fut de même, à plus forte raison, pour le chapitre général; la force des choses obligea à restreindre les convocations ; le grand-maître, en dehors du cadre permanent des frères du couvent, qui étaient sous sa main, se bornait à convoquer les dignitaires étrangers, c'est-à-dire les officiers de Terre Sainte, les prieurs (ou assimilés) d'Occident et ceux des simples frères dont la sagesse et la discrétion, ou le témoignage dans une affaire soumise aux délibérations du chapitre général, justifiaient le déplacement et la présence.
En cas d'éloignement du grand-maître, le maréchal, assisté du couvent, avait la charge de ces convocations; elles devaient être toujours aussi étendues que possible, sous réserve bien entendu des nécessités imposées par les circonstances, parmi lesquelles (10) la principale était les frais considérables qu'entraînait le déplacement des frères.
Quand les frères étaient réunis, le chapitre s'ouvrait par une cérémonie religieuse : messe chantée, sonnerie des cloches, procession, sermon et lecture de la Règle. Le grand-maître déclarait ensuite, en quelques paroles brèves, que les travaux de l'assemblée allaient commencer, et un des anciens frères rappelait « les bons us et les bones costumes de la maison. »
Après ces préliminaires, les dignitaires de l'Ordre rendaient compte de l'état de leurs baillies, c'est-à-dire de leurs offices ; le grand-commandeur se levait et parlait le premier ; après lui successivement les grands-officiers, dans l'ordre hiérarchique que leur assignaient leurs fonctions; c'était ensuite le tour des baillis de Syrie, nom sous lequel on désignait les commandeurs de Terre Sainte, et enfin celui des prieurs d'Outremer. Après cet exposé, le chapitre s'occupait des plaintes dont il était saisi, et les jugeait. Il examinait aussi avec le grand-maître les ordonnances nouvelles à promulguer, et les discutait. Il envisageait enfin les nominations à faire, en suivant toujours l'ordre de prééminence. Cet examen avait lieu hors de la présence du grand-maître; quand les frères s'étaient mis d'accord sur une candidature, ils rappelaient le grand-maître et lui demandaient son avis,; mais cet avis n'engageait pas la décision du chapitre, qui était libre de l'adopter ou de s'en tenir à son choix primitif. Les nominations faites, on donnait lecture des décisions prises : ordonnances, rappels de baillies, grâces accordées, etc. Si un frère avait quelque question à poser, il la développait alors devant l'assemblée. Les frères, qui avaient abandonné l'Ordre et demandaient à y rentrer, étaient à ce moment admis à venir implorer leur pardon. Le grand-maître prenait enfin la parole pour recommander l'observation des ordonnances capitulaires et exhorter les frères à vivre en bonne intelligence et concorde; le prieur conventuel récitait la prière (11), et la clôture était prononcée (12).
La durée du chapitre semble, à l'origine, avoir été indéterminée ; on ne tarda probablement pas à reconnaître les abus d'un pareil état de choses, et les Statuts de 1304 fixèrent un maximum de dix jours, avec faculté pour le grand-maître de prolonger le chapitre pendant huit autres jours. Dans cette session extraordinaire, les décisions, prises dans la session ordinaire, pouvaient être complétées, et des motions nouvelles adoptées, pourvu qu'elles ne fussent pas en contradiction avec les résolutions précédemment promulguées (13).
Il faut enfin remarquer que la nomination du grand-maître donnait lieu à une procédure spéciale et à une élection à deux degrés. Dans ce cas, le chapitre général nommait d'abord un commandeur du chapitre, chargé de « porter la besoigne dou chapistre tant que le maistre soit eslehu ». Celui-ci désignait trois frères, un chevalier, un prêtre et un sergent, qui, après avoir prêté serment, désignaient à leur tour un quatrième frère; ces quatre électeurs en choisissaient un cinquième, et ainsi de suite jusqu'à treize. A ces treize électeurs incombait le choix du grand-maître, auquel le commandeur du chapitre et le chapitre tout entier devaient se rallier (14). Ce mode d'élection restreint avait pour but d'empêcher la multiplicité et la confusion des candidatures, que le suffrage universel du chapitre n'eût pas manqué de produire : il avait aussi l'avantage, par la sélection qu'il faisait parmi les électeurs, d'assurer le succès du candidat le plus digne et le plus qualifié.
L'activité du chapitre général, on vient de le voir, s'étendait à tout. S'il abandonnait au grand-maître et à ses subordonnés les pouvoirs exécutifs, cet abandon n'était pas absolu, puisqu'il se réservait la nomination de tous ces officiers, et le contrôle de leurs actes. En matière de législation il était souverain, édictait des ordonnances qui avaient pour les membres de l'Ordre force de loi, les modifiait et les révoquait à son gré. Les Statuts qu'il rendait constituaient le code de l'Hôpital ; à côté d'eux les « Usances », et au point de vue pénal les « Esgarts » (ou jugements), le complétaient ; quelques mots sur cet ensemble de dispositions sont nécessaires pour en faire comprendre l'esprit.
La Règle, inspirée de celle de S. Augustin, est la base fondamentale des institutions de l'Hôpital. Elle fut donnée à l'Ordre parle grand-maître Raymond du Puy, sans qu'il soit possible de déterminer à quel moment de ce long magistère elle fut promulguée. Elle se compose de dix-neuf chapitres, dont les quinze premiers forment un tout, tandis que les quatre derniers sont des additions postérieures. Elle contient à la fois l'énoncé des devoirs des Hospitaliers, fondés sur le triple voeu de chasteté, d'obéissance et de pauvreté (chapitre I-II), leur règlement intérieur dans l'exercice de ces devoirs (chapitres III-VII), les prescriptions relatives à la nourriture et au vêtement des frères (chapitre VIII), aux prières dues à ceux-ci après leur mort (chapitre XIV), et les peines qu'ils encourent lorsqu'ils enfreignent leurs voeux ou la discipline (chapitres IX-XIII). Les derniers chapitres traitent de la réception des malades au couvent (chapitre XVI), de la responsabilité qui incombe à un frère en cas d'accusation calomnieuse (chapitre XVIII), des réprimandes amiables entre frères, (chapitre XVII) et du port de la croix sur le manteau (chapitre XIX) (15).
En cet état, la Règle était fort incomplète ; bientôt elle ne répondit plus à tous les besoins; on ne tarda pas à reconnaître qu'elle était muette sur plus d'un point, et que nombre de cas n'avaient pas été prévus. Ce fut aux chapitres généraux qu'incomba le soin de combler ces lacunes par des décisions successives. Mais la Règle resta toujours en dehors de ces modifications. Quand Lucius III la confirma en 1184-1185 (16), cette confirmation ne porta que sur la Règle elle-même, quoique déjà en 1176 le grand-maître Jobert, et en 1182 un chapitre général eussent pris d'importantes dispositions complémentaires (17). La législation des Hospitaliers se développa ainsi d'un chapitre général à l'autre. Il arriva un moment, à la fin du XVe siècle, où la multiplicité des ordonnances capitulaires ayant causé quelques confusions, souvent même quelques contradictions d'interprétation et d'application, une révision s'imposa. Elle eut lieu sous le magistère de Pierre d'Aubusson (1489), et fut établie d'après un plan méthodique et une classification par ordre de matières. Mais avant cette époque, à partir des dernières années du xme siècle, des tentatives de codification s'étaient produites. Issues du besoin de réunir en un seul corps les décisions capitulaires pour les mettre entre les mains de ceux qui étaient chargés de les exécuter, elles avaient donné naissance à des recueils de Statuts, dont un grand nombre nous sont parvenus, et dont les plus importants et les plus personnels sont les deux compilations auxquelles Guillaume de S. Estène a attaché son nom (18).
Si chez les Hospitaliers la Règle et les Statuts n'étaient pas secrets comme ailleurs, — tout membre de l'Ordre ayant « gouvernement de frères » et tout chevalier autorisé par le maître pouvait en posséder un exemplaire (19), — les gens du siècle ne devaient pas les connaître (20). La sagesse de cette prohibition se justifie d'elle-même; d'une façon plus générale, l'Ordre avait été amené, dans le môme ordre d'idées, à défendre la divulgation aux personnes étrangères des secrets de la maison et des décisions capitulaires, et à réprimer, sous la menace de peines sévères, les indiscrétions qu'il avait lieu de redouter (21).
Le caractère particulier de la législation des Hospitaliers est, depuis la fin du XIIe siècle jusqu'à la chute de l'Ordre, de s'être renouvelée et complétée par des ordonnances successives, introduites lentement et au jour le jour, après avoir été consacrées et sanctionnées par l'usage ; chaque génération a contribué à la constituer ; jamais une réforme brusque et radicale n'a bouleversé l'oeuvre des générations précédentes pour lui substituer un corps de lois nouvelles et rédigées de toutes pièces.
Le droit pénal de l'Hôpital, partie intégrante de cette législation, mérite d'attirer un instant notre attention. Les dispositions pénales en usage dans l'Ordre sont, en effet, particulièrement intéressantes ; elles nous permettent de saisir sur le vif par quels manquements professionnels les Hospitaliers avaient coutume d'enfreindre la discipline, et par quels moyens ces infractions étaient réprimées.
L'échelle des peines en usage chez les Hospitaliers était la suivante : la défense temporaire de boire du vin, la mise en semaine ou en quarantaine, la perte de l'habit et l'exclusion définitive. Si la plupart de ces pénalités s'expliquent par leur nom même, deux d'entre elles, la mise en semaine et la mise en quarantaine, appellent quelques explications : dans la première, le frère était condamné à jeûner pendant sept jours, le mercredi et le vendredi ce jeûne se faisait au pain et à l'eau, et, ces deux jours-là, le coupable recevait la discipline; dans la seconde, il était astreint pendant quarante jours au régime que, dans la première, il ne subissait que pendant une semaine, mais avec deux aggravations : il devait manger par terre et recevoir nu la discipline. En cas de récidive, dans la plupart des cas, le niveau des peines s'élevait; la mise en semaine, la mise en quarantaine et la perte de l'habit étaient les trois degrés auxquels, suivant la gravité du cas originaire, le récidiviste était condamné.
De ces pénalités, les plus faibles, jusqu'à la mise en quarantaine, étaient généralement d'ordre disciplinaire. La perte de l'habit avait un caractère plus spécialement pénal; elle atteignait les coupables de fautes graves, les récidivistes de fautes moins graves (22) et ceux qui niaient leur participation à des fautes peu graves, par elles-mêmes (23). Son application était presque toujours obligatoire ; parfois cependant elle était laissée à la discrétion des juges (24). Parmi les cas, au nombre d'une vingtaine, qui la faisaient prononcer d'office et sans le concours de circonstances aggravantes ou de récidive, les principaux étaient : le vol (25), le change (26), la fornication (27), le cautionnement (28), l'homicide (29), les coups et blessures (30), la dissipation de l'argent de la maison, l'engagement des biens de l'Ordre (31), la menace de désertion (32), les fausses déclarations faites par le frère à son entrée dans la compagnie (33), les accusations mensongères portées par un frère contre un frère, le séjour hors du couvent après complies (34) et dans une ville la nuit sans autorisation (35), le commerce avec une femme (36), la dissimulation par un frère à son supérieur des biens qu'il possédait en propre (37), etc.
La perte de l'habit était temporaire : quand le coupable venait à récipiscence et obtenait son pardon, il était toujours soumis, en signe d'expiation, à la mise en quarantaine avant de recouvrer l'habit. La plus forte pénalité, la « perte de l'habit sans recouvrer », c'est-à-dire l'exclusion définitive, était réservée aux cinq cas suivants : hérésie, faux témoignage, désertion, sodomie et abandon du gonfanon du maréchal pendant le combat (38), auxquels il convient d'ajouter l'abandon de la maison à trois reprises (39). Pour ces crimes aucun tempérament n'était admis, et l'application de la peine était impérative ; mais cette peine, toute morale, ne se traduisait par aucune punition matérielle, le coupable, par son expulsion, devenant absolument étranger à l'Ordre.
Les pénalités que nous venons d'énumérer s'appliquaient aux frères; pour les sergents, qui ne faisaient partie de l'Hôpital que comme soudoyer, elles étaient toutes différentes et appropriées à leur condition. Ces mercenaires ne pouvaient être efficacement atteints par le châtiment que si celui-ci les lésait dans leurs intérêts matériels par l'amende, et dans leur bien-être physique par la bastonnade. Ces deux moyens de coercition formaient la base des peines qu'ils encouraient : quand ils étaient insuffisants, ou quand la faute était trop grave pour qu'on les appliquât, on renvoyait purement et simplement le coupable après lui avoir payé ses gages (40).
La preuve testimoniale, indispensable pour juger les plaintes que les frères faisaient au chapitre quand ils demandaient « esgart de frères », était réglementée minutieusement, comme nombre d'articles en font foi ; cette réglementation avait pour but de restreindre les accusations que les membres de l'Ordre n'étaient que trop disposés à porter, souvent sans motifs suffisants, contre leurs égaux et contre leurs supérieurs (41). Le témoignage des sergents et des laïques contre les frères n'était admis que dans les cas qui n'entraînaient, pour le frère reconnu coupable, que la mise en semaine (42). Il en était de même du témoignage d'un seul frère contre un frère ; mais le témoignage de deux frères, ou celui d'un frère, corroboré par celui de deux laïques, de deux prêtres ou de deux clercs, hommes liges de la maison, était recevable pour les délits entraînant la perte de l'habit (43).
Par qui ces pénalités étaient-elles prononcées ? Les textes sont peu explicites sur ce point. On ne peut un instant supposer que le chapitre général ait eu seul ce droit ; la punition, en ce cas, n'eût suivi la faute que de loin. L'application des peines légères, — celle par exemple de la privation de vin, sur laquelle nous sommes renseignés, — appartenait au « maître », c'est-à-dire au supérieur immédiat, du coupable. Ceci revient à dire que toute peine prononcée par un chapitre, quel qu'il soit, chapitre ordinaire, prieural, conventuel ou général, était appliquée par le chef de ce chapitre, c'est-à-dire par le commandeur, le prieur ou le grand-maître. Naturellement chacun de ces chapitres avait une compétence juridique variable suivant son degré d'importance ; à chacun d'eux correspondait, dans une limite que nous ignorons, la connaissance d'une catégorie différente de délits et de crimes ; mais, du haut en bas de l'échelle, l'exécution de la peine devait toujours incomber à celui qui présidait le chapitre qui l'avait édictée.
Ce que nous venons d'exposer concerne les pouvoirs que le chapitre s'était réservé; mais on sait qu'à côté de ceux-ci il déléguait des pouvoirs d'exécution à des agents, dont il se réservait de contrôler les actes. Parmi ces agents, le premier était le grand-maître, chef de l'Ordre ; après lui venaient les grands-officiers, qui constituaient l'administration centrale (grand-précepteur, maréchal, drapier, hospitalier, trésorier, amiral, turcoplier), et ensuite les grands dignitaires préposés à la direction des provinces de l'Ordre (grands-commandeurs et prieurs), Il nous reste à étudier les attributions de chacun de ces fonctionnaires, en commençant par le grand-maître, pour continuer par les officiers de l'administration centrale et pour terminer par les officiers de l'administration régionale.
Mais, avant d'aborder cette étude, quelques observations générales sont nécessaires sur le caractère des grandes charges de l'Hôpital. On serait tenté de penser que celles-ci revêtaient un caractère permanent, et que, dans l'organisation de l'Hôpital, les titulaires d'un poste ne l'abandonnaient que pour être promus à un poste plus élevé, et s'élever progressivement par une sorte de hiérarchie administrative jusqu'à la magistrature suprême delà grande maîtrise. Cette conception théorique, que la pratique justifia souvent, était cependant loin d'être absolue; si les grands-maîtres furent toujours pris parmi les grands-officiers, et si leur promotion fut toujours la consécration des longs et éminents services qu'ils avaient rendus, il n'est pas vrai de dire qu'antérieurement à leur élévation leur « cursus honorum » ait suivi une marche ascendante régulière. Il faudrait, pour que cela fût vrai, que la hiérarchie des fonctions eût été nettement déterminée et classifiée, et que chacune de ces fonctions eût été elle-même attribuée à un même titulaire jusqu'au moment où celui-ci l'eût résignée pour un emploi plus haut. Or il n'en allait généralement pas ainsi. Les grands dignitaires de l'Ordre, qu'ils appartinssent au « couvent », c'est-à-dire à l'administrature centrale, ou qu'ils fussent investis des prieurés ou des grandes commanderies, formaient une sorte d'état-major, parmi lequel les mutations étaient fréquentes; un coup d'oeil, jeté sur les listes que nous avons établies, permet de constater ce fait; il n'y avait donc, dans la collation de ces offices, ni fixité ni hiérarchie absolues. Ces mutations cependant étaient subordonnées à certaines conditions, intéressantes à connaître. Si les textes qui les mentionnent sont muets sur les motifs qui les ont déterminées, la comparaison des listes entre elles, du temps pendant lequel les titulaires ont occupé les différentes charges, et des nouveaux titulaires auxquels il les ont cédées, permet d'instructives constatations ; si cet examen n'apporte pas la certitude, il donne au moins un ensemble d'hypothèses suffisant pour soupçonner à quelles préoccupations répondaient ces changements répétés, et à première vue inexplicables, dans l'administration de l'Hôpital.
L'Ordre, fidèle à l'esprit de dévouement et d'humilité qui avait présidé à sa formation, considérait les dignités qu'il conférait à ses membres, moins comme un honneur que comme un fardeau. Il était naturel qu'il rendît le plus court possible le temps pendant lequel il les en investissait; il évitait ainsi les tentatives d'indépendance et de rébellion à l'autorité du grand-maître, qu'un stage prolongé dans le même poste n'eût pas manqué de susciter, et qui de fait se produisirent quand cette sage mesure tomba en désuétude. Il semble même qu'à chaque chapitre général les pouvoirs de tous ces hauts fonctionnaires devaient être renouvelés. Cette mobilité se remarque surtout dans les charges qui s'exerçaient au siège de l'Ordre, grand-précepteur, maréchal, trésorier, etc. Leurs titulaires les remplissaient pendant une période généralement très courte, souvent même à plusieurs reprises. On peut assigner à ce fait deux raisons principales; la première est qu'elles ne demandaient pas un long apprentissage pour être convenablement tenues, tandis que les dignitaires territoriaux, comme par exemple les prieurs, n'acquéraient que par un long séjour dans leurs prieurés la connaissance du personnel placé sous leurs ordres et de ses besoins. La seconde raison provient de l'habitude qui s'était établie d'appeler, à certains moments et pour une durée déterminée, les divers membres de l'Hôpital auprès du grand-maître ; cette coutume, née de la nécessité d'entretenir toujours une force militaire suffisante pour soutenir la guerre contre les Infidèles, devenue par la suite l'origine des caravanes auxquelles les chevaliers étaient astreints dans les derniers temps de l'Ordre, amenait indistinctement en Orient, suivant un roulement déterminé, chevaliers, commandeurs et prieurs. Il était naturel que ces derniers, pendant leur séjour en Terre Sainte, fussent investis des offices groupés autour du grand-maître ; ils entraient ainsi en contact direct avec l'autorité supérieure, s'y retrempaient dans l'esprit et la discipline de l'Ordre, et devenaient plus aptes à les porter et à les maintenir dans leurs gouvernements d'Occident (44). Les agents régionaux au contraire, pour les motifs que nous avons exposés plus haut, restaient plus longtemps en fonctions; l'Ordre trouvait avantage à cette stabilité plus grande, et le stage fait par eux en Orient atténuait les inconvénients inhérents à une trop longue continuité de leurs pouvoirs.
Il n'y a pas lieu de s'étonner de voir certains officiers, après avoir occupé des postes importants, être investis par la suite d'une dignité sensiblement inférieure, ou revenir à leurs anciennes fonctions. En dehors de l'autorité supérieure, qui avait tout pouvoir, soit de briser par un retour au passé ou une diminution de charge toute velléité d'indépendance et d'ambition, soit de sauvegarder par un choix, même préjudiciable au titulaire, les intérêts de l'Ordre, les considérations personnelles devaient entrer, pour une large part, en ligne de compte dans ces mutations. On conçoit qu'un prieur, habitué à l'administration d'un prieuré, ait désiré la reprendre; qu'un autre, affaibli par l'âge, ait demandé à résigner des fonctions très actives pour d'autres fonctions plus sédentaires, quoique moins élevées, ou même à redevenir simple frère du couvent; que le climat d'un pays ait été préjudiciable à la santé d'un troisième, ou que des questions de caractère et de dignité professionnelle aient fait demander à un quatrième un déplacement. On conçoit également que par raison pécuniaire tel autre ait préféré un établissement moins honorable à une dignité mieux rétribuée. De l'ensemble de ces mobiles, de leur application à chaque cas particulier, est résulté l'apparent chaos que nous révèlent les listes des grands-officiers; si, dans la plupart des cas, la raison déterminante nous échappe, il est certain qu'elle a toujours existé, que souvent nous pouvons la deviner, que les convenances individuelles, unies aux nécessités administratives et au maintien de l'obéissance et de l'humilité dans l'Ordre, expliquent ces chassés-croisés dans le haut personnel de l'Hôpital. Ce qu'il importe de retenir, c'est que les grandes charges étaient essentiellement temporaires, d'une durée plus courte en Orient qu'en Occident, que le même personnage pouvait les occuper à plusieurs reprises, et que les titulaires n'étaient pas choisis suivant un tableau d'avancement hiérarchique.
Sources : Joseph Delaville Le Roulx. Les Hospitaliers en Terre Sainte et à Chypre (1100-1310). Paris, E. Leroux, 1904. In-8º, XIII-440 pages.
— Vous pouvez voir le livre dans son intégralité à cette adresse : Archives.Org
Les Notes
1. Statuts d'Alphonse de Portugal, (Cartulaire, II, nº 1193, page 33).2. Statuts de 1278, article 1 et 2 (Cartulaire, III, nº 3678).
3. Delaville Le Roulx, Note sur les sceaux de l'Ordre de S. Jean de Jérusalem, 73-75.
4. Statuts de 1304, article 2 (Cartulaire, IV, nº 4672).
5. Ces deux termes sont synonymes dans le texte français et le texte latin des articles 14 et 21 des Statuts de 1288 (Cartulaire, III, nº 4022).
6. Les Statuts d'Alphonse de Portugal (Cartulaire, II, nº 1193, p. 33) disent : « le chapistre general sera assemblé en « cel manière : le maistre, le covent et les baillis. »
7. Abbé Vertot, Histoire des chevaliers de Malte, IV, 34-5.
8. Voici la liste des chapitres généraux antérieurs à 1310 :
14 mars 1182. Roger des Moulins. 1204-1206, Margat. Alphonse de Portugal.
19 septembre 1262, Acre. Hugues Revel.
30 septembre 1263, Acre. Hugues Revel.
8 septembre 1264, Acre. Hugues Revel.
26 septembre 1265, Acre. Hugues Revel.
30 septembre 1268, Acre. Hugues Revel.
15 juin 1270, Acre. Hugues Revel.
1274. Hugues Revel.
1276. Hugues Revel.
4 août 1278, Acre. Nicolas Lorgne.
27 septembre 1283. Nicolas Lorgne.
28 octobre 1288, Acre. Jean de Villiers.
6 octobre 1292, Limisso. Jean de Villiers.
20 octobre 1293, Limisso. Jean de Villiers.
30 septembre 1294, Limisso. Eudes des Pins.
12 septembre 1295, Limisso. Eudes des Pins.
[1297, Avignon et Marseille. Chapitre général], illégalement tenu par Guillaume de Villaret.
5 novembre 1300, Limisso. Guillaume de Villaret.
22 octobre 1301, Limisso. Guillaume de Villaret.
28 octobre 1302, Limisso. Guillaume de Villaret.
3 novembre 1303, Limisso, Guillaume de Villaret.
23 novembre 1304, Limisso. Guillaume de Villaret.
3 novembre 1305, Limisso. Foulques de Villaret.
23 novembre 1306, Limisso. Foulques de Villaret.
9. Le chapitre prieural d'Angleterre comptait en 1189 une dizaine de frères et de commandeurs (Cartulaire, I, nº 869 et 870) ; au chapitre prieural de S. Gilles en 1283 figuraient 45 commandeurs (Cartulaire, III, nº 3839).
10. Statuts de 1182 (Cartulaire, I, nº 627); Statuts d'Alphonse de Portugal (Cartulaire, II, nº 1193, page 33).
11. Cette prière se composait d'un certain nombre de psaumes et d'oraisons qui nous ont été conservés.
12. Statuts d'Alphonse de Portugal (Cartulaire, II, nº 1193, page 34); Usances, article 109 (Cartulaire, II, nº 2213).
13. Statuts de 1304, article 16 (Cartulaire, IV, nº 4672).
14. Statuts d'Alphonse de Portugal (Cartulaire, II, nº 1193, pages 35-36).
15. Cartulaire, I, nº 70.
16. Cartulaire, I, nº 690.
17. Cartulaire, I, nº 494 et 627.
18. Sur ces recueils et leur composition, voir notre travail sur les Statuts de l'Ordre de l'Hôpital, passim.
19. Statuts de 1283, article 7 (Cartulaire, III, nº 3844).
20. Statuts de 1283, article 8 (Cartulaire, III, nº 3844).
21. Esgarts, article 82 (Cartulaire, II, nº 2213); Statuts de 1270, article 24 (Cartulaire, III, nº 3396); Statuts de 1301, article 17 (Cartulaire, IV, nº 4549).
22. Esgarts (Cartulaire, II, nº 2213). Refus par le frère d'obéir au commandeur (article 3 et 22), de se lever pour chanter matines (article 58).
23. Esgarts. Dépôt d'argent ou de marchandises chez un particulier, nié par le frère (article 7) ; argent prêté à un particulier et nié par le frère prêteur (article 55).
24. Esgarts. Dans le cas où un frère quitte le couvent et dépense l'argent de la maison, il peut perdre l'habit ou encourir une peine moindre (article 8).
25. Esgarts, article 29.
26. Esgarts, article 29.
27. Esgarts, article 44.
28. Esgarts, article 29.
29. Esgarts, article 29.
30. Esgarts. Il faut distinguer si les coups et blessures ont occasionné la mort. La perte de l'habit est infligée en cas de mort consécutive d'un sergent (article 12) et d'un chrétien (article 55); quand le blessé est un frère, la simple blessure, non suivie de mort, entraîne également la perte de l'habit (article 50).
31. Esgarts, article 9.
32. Esgarts, article 56.
33. Esgarts, article 45.
34. Esgarts, article 52.
35. Esgarts, article 4 et 57.
36. Esgarts, article 57.
37. Esgarts, article 28.
38. Esgarts, article 33-34, et Statuts de 1283, article 9 et 10 (Cartulaire, III, nº 3844).
39. Statuts de 1283, article 12 (Cartulaire, III, nº 3844), et Statuts de 1288, article 17 (Cartulaire, III, nº 4022).
40. Esgarts, article 13-19 et 56. Toute faute, dit l'article 56, qui, commise, par un frère, mérite la perte de l'habit, est remplacée, s'il s'agit d'un sergent, par la bastonnade. Cette distinction précise la différence des pénalités.
41. Pour diminuer le nombre de ces plaintes, on avait du décider que, si elles n'étaient pas produites au premier chapitre qui suivait l'acte incriminé, elles devenaient caduques (Esgarts, article 87).
42. Esgarts, article 17 et 21.
43. Esgarts, article 21,
44. Par ce terme nous entendons l'ensemble des possessions de l'Ordre en Occident, abstraction faite de celles qu'il avait en Terre Sainte.
Sources : Joseph Delaville Le Roulx. Les Hospitaliers en Terre Sainte et à Chypre (1100-1310). Paris, E. Leroux, 1904. In-8º, XIII-440 pages.
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