Alphonse de Portugal. 1203 — 1206 — Jeoffroy le Rat. 1206 — 22 mai 1207
A Geoffroy de Donjon succéda comme grand-maître Alphonse de Portugal. On sait peu de chose de ce personnage; les historiens portugais disent qu'il était fils naturel du roi Alphonse I (1) ; s'ils n'appuient leur affirmation d'aucune preuve, si même les documents dans lesquels figure le successeur de Geoffroy de Donjon ne le désignent que sous le nom d'Alphonse (2), son origine portugaise n'est cependant pas douteuse, puisqu'il résigna le magistère pour rentrer et mourir en Portugal, et sa filiation royale semble très vraisemblable. Alphonse présida pendant trois ans environ aux destinées de l'Ordre; sa nomination comme grand-maître se place entre juin 1202 et l'année 1203 (3); le dernier acte auquel il concourt est de 1206 (4), et le premier acte dans lequel intervient son successeur est également daté de 1206 (5) ; c'est donc dans la première partie de l'année 1206 qu'il cessa d'exercer les fonctions magistrales. Il ne semble pas qu'avant son élévation au magistère il ait occupé de hautes fonctions dans l'Ordre; est-ce sa parenté avec la maison royale de Portugal qui le porta d'emblée à la suprême magistrature ? Ce n'est pas improbable. En tout cas, avant son élection, Alphonse résidait en Occident, puisque l'acte de 1203 signale sa présence à Corbeil, tandis que, d'après tous les documents ultérieurs, il séjourna désormais en Terre Sainte.Alphonse se démit de sa charge. Ne pouvant se faire obéir de ses chevaliers, il préféra se retirer, jeta à terre la bulle de l'Hôpital, qui, ramassée par les dignitaires présents, fut remise par eux à un nouveau grand-maître (6). A quels motifs cédèrent les frères de l'Hôpital en lui refusant l'obéissance ? Ils lui reprochaient d'avoir tenu le chapitre général à Margat, hors du royaume de Jérusalem, — Margat était, en effet, au comté de Tripoli, — et d'avoir de la sorte enfreint les prescriptions statutaires qui exigeaient impérieusement que le chapitre se réunît sur le territoire du royaume (7). Il fallait que cette obligation fût considérée comme bien étroite pour qu'elle ait suffi à aliéner à Alphonse les sympathies que sa profonde piété et sa prudente sagesse lui avaient conciliées. C'est, en effet, au souvenir de ces deux vertus que le nom du grand-maître est resté associé; la postérité a également retenu comme le fait le plus saillant de son gouvernement la promulgation des Statuts élaborés à ce chapitre général, et qui furent précisément la cause de son abdication. En abandonnant le magistère, Alphonse regagna sa patrie, et mourut en Portugal le 1 mars 1207 (7), empoisonné « per gentem suam » au dire des historiographes de l'Hôpital (8).
Geoffroy le Rat, qui remplaça Alphonse de Portugal, n'occupa le pouvoir que fort peu de temps, un an environ. Nous savons qu'il succéda à Alphonse dans le courant de l'année 1206, que la dernière mention de son magistère est du 22 mai 1207 (9), et que le 1 octobre 1207 (10) un autre titulaire apparaît pour la première fois (11). C'est donc entre ces deux dernières dates (22 mai-1 octobre 1207) que cessèrent les fonctions de Geoffroy le Rat.
Il était d'origine française, comme son nom l'indique; les historiens de l'Ordre le rattachent sans preuves à une famille de Touraine, et cette tradition, si elle peut paraître vraisemblable, ne repose sur aucune donnée positive; l'existence, au XVIIe siècle, d'une famille tourangelle du même nom ne suffit pas à justifier cette hypothèse (12). Geoffroy avait été successivement commandeur d'Antioche (13) et châtelain du Crac (14), avant d'être investi de la charge de grand-maître. Par les postes qu'il avait occupés il devait avoir l'expérience des choses de Terre Sainte; son âge, la douceur de ses manières, sa connaissance de l'état de la Palestine avaient déterminé le choix dont il fut l'objet (15). C'est là ce que nous apprend la tradition, et ce jugement, porté par la postérité sur les qualités de Geoffroy, n'est pas démenti par le rôle que nous savons qu'il joua pendant son court magistère.
Sous le gouvernement d'Alphonse de Portugal et de Geoffroy le Rat, la situation des Chrétiens de Palestine nous apparaît comme moins précaire. Si la famine de 1201 et le tremblement de terre de 1202 causent en Terre Sainte des ruines et des souffrances matérielles, la reprise des hostilités entre Malek el Adel et les fils de Saladin écarte le péril musulman. Au même moment, l'Occident s'émeut des malheurs de l'Orient et la quatrième croisade s'organise ; mais l'espoir que le royaume de Jérusalem avait pu concevoir d'un secours décisif ne dure pas; l'expédition, au lieu de faire voile vers les côtes de Syrie, se détourne vers Constantinople et y fonde un empire latin; de petits contingents cependant, comprenant des Flamands, quelques chevaliers français et quelques croisés allemands, avaient, avec les légats du S. Siège, directement rallié S. Jean d'Acre; mais leur faiblesse numérique et l'absence de direction paralysèrent leur bonne volonté.
Ils s'employèrent isolément, au hasard, autour des Templiers et des Hospitaliers, à des escarmouches sans portée, et, dès qu'ils apprirent la prise de Constantinople, se hâtèrent d'y rejoindre les croisés victorieux. Resté seul en Terre Sainte après leur départ, le roi de Jérusalem Amaury de Lusignan conclut avec Malek el Adel une trêve de cinq ans (septembre 1204), et mourut peu après à Acre (1 avril 1205).
Si les Hospitaliers, pendant les premières années du XIIIe siècle, n'ont pas occasion de jouer un rôle militaire actif, ils sont directement mêlés à l'affaire de la succession de la principauté d'Antioche, ouverte par le testament de Bohémond III (1199). On sait que les dissensions dont elle fut l'occasion absorbèrent et divisèrent les éléments chrétiens de Terre Sainte pendant de longues années, et les obligèrent à-prendre position pour l'un ou l'autre des prétendants. Bohémond III avait désigné, pour lui succéder à Antioche, son petit-fils Raymond-Rupin, fils de son fils aîné Raymond; le comte de Tripoli Bohémond IV, second fils du défunt, n'accepta pas cette désignation, et revendiqua la principauté, tandis que le roi d'Arménie Léon II, grand-oncle maternel du jeune Raymond-Rupin, défendit les droits de son petit-neveu contre les agissements du comte de Tripoli, oncle paternel de celui-ci.
Une pareille compétition, en face des Musulmans menaçants, en divisant et en affaiblissant les Latins, faisait trop le jeu des Infidèles pour ne pas alarmer les esprits clairvoyants. De toutes parts on s'entremit pour l'apaiser. Sans attendre la mort de son père, le comte de Tripoli s'était mis en possession d'Antioche ; les Templiers (16) et les Hospitaliers, hésitants d'abord, avaient successivement pris parti pour lui, puis pour Raymond-Rupin (fin de 1199) (17).
Le roi d'Arménie, en présence de l'agression du comte de Tripoli, réclama, en faveur de Raymond-Rupin, l'intervention du pape (17 décembre 1199), qui, en l'absence des parties plaignantes, se déclara incapable de l'exercer, et, se faisant l'interprète des sentiments de la chrétienté, exhorta de la façon la plus pressante le roi à oublier ses rancunes personnelles pour ne songer qu'au danger que les Infidèles faisaient courir à la Terre Sainte (18). La voix du souverain pontife ne fut pas écoutée, et les hostilités s'engagèrent; l'affaire touchait de trop près aux intérêts vitaux de la cause chrétienne pour que les Latins de Palestine ne fussent pas entraînés à s'engager dans la querelle. Le comte de Tripoli, soutenu par les bourgeois d'Antioche, trouva, pour soutenir ses droits à la principauté, l'alliance du sultan d'Alep et celle des Templiers. Ceux-ci, en effet, d'abord ralliés à Raymond-Rupin, ne pouvant obtenir de Léon II la remise du château de Gaston, près d'Antioche, qu'un ordre d'Innocent III enjoignait de leur abandonner (19), s'étaient unis au comte de Tripoli. Du côté de Raymond-Rupin, le roi d'Arménie soutenait énergiquement les droits de son neveu ; il avait groupé autour de lui les éléments latins, ecclésiastiques et laïques, pour con-tre-balancer l'influence grecque, alors très puissante dans la principauté, qui cherchait, en servant Bohémond IV, à devenir prépondérante. Les Hospitaliers, avec un sens politique très juste, comprenant la nécessité, pour le bien de la cause chrétienne, de soutenir l'élément latin, s'étaient prononcés très nettement, dès le début, en faveur de Raymond-Rupin; en présence de la conduite tenue par les Templiers, leurs adversaires et rivaux naturels, ils avaient plus que jamais persévéré dans leur attitude primitive. La Syrie se trouvait donc partagée en deux camps, également acharnés à assurer le triomphe de leurs revendications. La conduite du comte de Tripoli était sévèrement jugée; le pape l'avait blâmée (20), les patriarches de Jérusalem et d'Antioche avaient prononcé l'excommunication contre lui (21), mais aucune solution n'intervenait.
La fin de l'année 1202 et l'année 1203 se passent en négociations, dont le légat du S. Siège Soffred Gaetani, cardinal de S. Praxède (22), et ensuite le second légat Pierre de Capoue, cardinal de S. Marcel, sont les intermédiaires. On assiste à une série d'allées et de venues de ceux-ci entre Antioche, Acre et Tripoli, entreprises à la sollicitation des barons et des pèlerins (23), et toujours infructueuses. Des deux légats, le premier est favorable à Raymond-Rupin, et le second aux prétentions du comte de Tripoli (24); cet antagonisme amène toujours le rejet de leurs propositions et les récriminations de la partie contre laquelle elles ont été faites. Dans toutes ces démarches, les grands-maîtres du Temple et de l'Hôpital accompagnent les négociateurs, montrant ainsi leur désir, au moins apparent, de ne pas entraver l'accord souhaité par quiconque n'est pas engagé à fond dans la querelle. Tous ces efforts restent stériles; ni les Templiers, ni le comte de Tripoli, ni le roi d'Arménie ne consentent à céder. Les négociations échouent, les légats quittent la Terre Sainte (25) sans avoir rien obtenu, et le S. Siège (5 mars 1205) est obligé de charger d'autres arbitres, les abbés de Lucedio (26) et du Mont Thabor, le comte Berthold I de Katzenellenbogen et Gérard de Four-nival, de reprendre l'affaire (27); mais cette nouvelle désignation n'a pas plus d'effet que les tentatives antérieures, et la solution reste en suspens.
Le rôle des Hospitaliers se dégage des nombreuses correspondances échangées à cette occasion entre la cour pontificale, le roi d'Arménie et les Latins de Palestine. L'attitude de leurs grands-maîtres y est énergiquement précisée en faveur de Raymond-Rupin, mais elle n'est jamais intransigeante.
N'étant pas directement mêlés à la querelle, ils ne cherchent pas systématiquement, comme les Templiers, à faire prévaloir leurs intérêts personnels, mais seulement les intérêts généraux des chrétiens de Syrie. Ils sont toujours prêts à la conciliation, pourvu qu'elle soit équitable et ramène la concorde. C'est de cette ligne de conduite que s'inspirent invariablement Alphonse de Portugal et Geoffroy le Rat; c'est celle que suivront sans défaillance leurs successeurs par la suite, tant que la succession d'Antioche ne sera pas réglée.
Le rôle personnel de Geoffroy le Rat est plus difficile à préciser; les éléments manquent pour apprécier d'une façon raisonnée un magistère qui ne dura qu'un an environ. Force nous est donc d'adopter, sous réserves, le jugement porté par les annalistes de l'Ordre. A les entendre, le grand-maître, grand admirateur de la probité d'Alphonse de Portugal et foncièrement probe lui-même, fut profondément affecté de l'abdication de son prédécesseur. Il semble, d'après cette remarque, que Geoffroy dut suivre la voie tracée par Alphonse, dont il vénérait les vertus. Sous son gouvernement, les mêmes panégyristes signalent les progrès faits par l'Hôpital au royaume de France (28). S'il est vraisemblable qu'en qualité de français Geoffroy dut attirer, plus facilement qu'un grand-maître d'une autre nationalité, les libéralités des fidèles de France, les documents qui nous sont parvenus ne permettent pas de contrôler l'exactitude de cette assertion, au moins en ce qui concerne les princes et grands feudataires, les seuls dont nous ayons relevé les donations en faveur des Hospitaliers ; il se peut que le mouvement d'enthousiasme, signalé par ces historiographes, se soit produit dans la foule obscure des fidèles français, mais parmi les hautes classes de la société féodale on ne remarque, pendant le magistère de Geoffroy, aucun redoublement d'intensité dans les générosités faites aux Hospitaliers de France.
Sources : Joseph Delaville Le Roulx. Les Hospitaliers en Terre Sainte et à Chypre (1100-1310). Paris, E. Leroux, 1904. In-8º, XIII-440 pages.
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Les Notes
1. Lucas de S. Catharina, Memorias da ordern militar de S. Joâo de Malta, I, 22.
2. Il n'y a d'exception que dans l'intitulé des Statuts du chapitre général de Margat, dans lequel son nom est cité en entier ; mais on sait que la rédaction de ces statuts n'est pas contemporaine du chapitre.
3. Cartulaire, II, nº 1167, à Corbeil.
4. Le légat Soffred Caetani, en exposant les efforts qu'il tenta dans l'affaire d'Antioche pour concilier les parties, raconte un premier voyage fait par lui à Antioche avec le grand-maître de l'Hôpital dans l'été de 1202 (c'est assurément Geoffroy de Donjon), et peu après le 23 mars 1203 un second voyage, entrepris cette fois avec le grand-précepteur de l'Hôpital. Ceci indique qu'au printemps de 1203 le nouveau grand-maître n'était pas encore nommé, ou, en tous cas, qu'il n'était pas encore arrivé en Orient; nous savons, en effet, qu'en 1203, avant de rejoindre son poste, Alphonse de Portugal était à Corbeil (Muratori, Script, rer. Ital., III, 55; Cartulaire, II, nº 1232).
5. Cartulaire, II, nº 1231.
6. Dugdale, Monastère Anglic, VI, 797.
7. Cartulaire, I, nº 444.
7. Cartulaire, I, nº 783.
8. Cette date nous est fournie par l'épitaphe du grand-maître, conservée encore de nos jours dans l'église de S. Jean d'Alporâo à Santarem.
9. Dugdale, Monastère Anglic, VI, 797.
10. Cartulaire, II, nº 1262.
11. Cartulaire, II, nº 1272.
12. Deux actes, émanés de Geoffroy le Rat (Cartulaire, II, nº 1250 et 1251), ont été datés par nous de février 1207 ou 1208, parce que nous ignorions de quel style faisait usage la chancellerie des seigneurs de Césarée. En présence de l'acte de Garin de Montaigu du 1 octobre 1207, il faut rejeter l'année 1208, et placer les deux documents au mois de février 1207.
13. Carré de Busserolle, Armorial général de la Touraine, dans Mémoire de la Société archéologique, de Touraine, XIX, 814.
14. Du 21 août 1198 au 6 septembre 1199 il porte ce titre dans les documents (Cartulaire, I, nº 103l et 1096).
15. Décembre 1204 (Cartulaire, II, nº 1198).
16. Il mourut en 1201, d'après les Annales de Terre Sainte (Archives de l'Orient latin, II, II, 435).
17. Migne, Pair, lat., CCXIV, col. 810.
18. Potthast, Regesta pontificum Romanorum, I, nº 908.
19. Potthast, Regesta pontificum Romanorum, I, nº 929 (15-31 décembre 1199).
20. Lettre du roi Léon II au pape, du 1 octobre 1201 (Baluze, Innocentii III épistolier, I, 634).
21. Cette excommunication, antérieure à février 1203 (Muratori, Script, rer. Ital., III, 556), avait été lancée à cause d'un différend que Bohémond avait avec les Hospitaliers ; l'affaire qui l'avait occasionnée fut arbitrée à ce moment entre eux et lui à Antioche.
22. Soflred, débarqué en Terre Sainte avant Pierre de Capoue, avait commencé seul les négociations, que ce dernier prit en mains à son arrivée.
23. Parmi ceux-ci, Marie de Champagne, comtesse de Flandre, femme du futur empereur de Constantinople Baudouin, qui était à Acre en 1203, avait personnellement insisté pour qu'une nouvelle démarche fût tentée.
24. Léon II se plaignit vivement au pape de la partialité de Pierre de Capoue (Baluze, Innocent III épistolier, I, 74).
25. Ils quittèrent Tyr vers le 15 octobre 1204, et arrivèrent à Constantinople environ un mois ou deux après cette date (Rohricht, Regesta regni Hierosol., nº 805, note 1).
26. Il fut plus tard nommé patriarche d'Antioche (après 1205 et avant 1208). Il appartenait à la famille des seigneurs de Capoue.
27. Potthast, Regesta pontificum Romanorum, I, nº 2430.
28. Dugdale, Monastère Anglic, VI, 797.
Sources : Joseph Delaville Le Roulx. Les Hospitaliers en Terre Sainte et à Chypre (1100-1310). Paris, E. Leroux, 1904. In-8º, XIII-440 pages.
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