La Neuville-au-Temple
Département: Marne, Arrondissement et Cantons: Châlons-en-Champagne - 51
Domus Hospitalis Neuville-au-Temple
Notes sur différentes mesures employées au XVIIIe siècle dans l'étendue de la seigneurie
L'objet que nous allons décrire se trouve actuellement au musée de Châlons-sur-Marne, où il fut transporté l'an dernier. Il provient d'une petite localité des environs de cette ville, d'une commune qui, avant la Révolution, appartenait au domaine de la Commanderie de La Neuville-au-Temple. C'est là que nous l'avons vu au cours d'une de nos tournées professionnelles.
Soigneusement conservé par un maire qui en appréciait toute la valeur, il pouvait par la suite être gravement endommagé ou même entièrement détruit. Sur nos instances et sur celles de M. René Lemoine, de la Société académique de la Marne, il fut bientôt déposé en lieu sûr, et nous ne pouvons qu'en témoigner toute notre gratitude à M. Godart, maire de Dampierre-au-Temple.
Sa forme générale est celle d'un cylindre, haut de 39 centimètres, légèrement étranglé en son milieu. Il est en pierre tendre et blanche et présente l'aspect de fonts baptismaux ; il a d'ailleurs servi à cet usage dans l'église de Dampierre jusqu'au jour où on a cru devoir le remplacer par d'autres fonts d'un style moins archaïque.
En réalité, il s'agit ici d'une ancienne mesure à grains.
Singulière destinée que celle d'une mesure à grains utilisée ensuite pour l'administration du baptême ! Le cas n'est pas isolé d'ailleurs : M. Camille Enlart (1) cite plusieurs exemples de mesures ayant été « adaptées à usage de bénitier » ; bien mieux, un de ces objets, à Saint-Martin-des-Plains (Puy-de-Dôme), a été transformé en croix de carrefour (2).
1 et 2. Manuel d'archéologie française, Architecture civile et militaire, page 337.
L'utilisation de la mesure à grains de La Neuville comme fonts baptismaux ne saurait être contestée. A défaut de la tradition orale qui nous renseigne sur ce point, on pourrait se borner à examiner les bords supérieurs de l'objet. Sur ces bords en effet sont plusieurs cavités cylindriques de petit diamètre dans lesquelles il faut voir des traces de scellement des ferrements destinés à fixer le couvercle imposé par la liturgie.
D'autre part, un orifice creusé au fond de la cuvette, et ménagé après coup sans doute, permettait l'écoulement de l'eau.
Quant à l'hypothèse d'une mesure à grains, elle se justifie par plusieurs considérations dans le détail desquelles nous allons entrer successivement.
D'abord si on renverse l'objet sur lui-même, on constate qu'il comporte une seconde cuvette placée symétriquement par rapport à la première. Un tel dispositif ne saurait s'appliquer à une cuve baptismale.
En outre, le bloc de pierre est muni de tourillons placés de chaque côté et diamétralement opposés. Ce sont ces tourillons qui permettaient à l'appareil de pivoter sur lui-même.
v La double cuvette, les tourillons latéraux, telles sont les caractéristiques d'un grand nombre de mesures anciennes. Celles-ci se divisent en deux groupes : les mesures fixes, scellées dans un mur par exemple et laissant échapper le grain par un orifice ménagé à la base et garni d'une sorte de trappe — et les mesures qu'on pourrait qualifier de mesures mobiles ou mesures pivotantes.
Les mesures mobiles ont parfois trois et même quatre faces ou cavités ; elles affectent donc tantôt la forme d'une Y, tantôt celle d'une croix.
M. Vissaguet, avocat au Puy, a bien voulu nous envoyer la description et le dessin de plusieurs de ces mesures conservées au musée du Puy : l'une d'elles est un simple parallélépipède en pierre présentant un tourillon sur les deux petites faces et une cavité sur chacune des plus grandes ; d'autres, celles à trois et quatre faces, sont d'un travail extrêmement soigné. Nous ajouterons que les différentes cuvettes d'une même mesure n'ont pas toujours la même capacité ; c'est précisément le cas de la nôtre, dont la cuvette supérieure a 18 centimètres de profondeur et l'autre 15 centimètres 02 seulement.
Bien qu'il soit possible de trouver des raisons qui expliquent cette différence, de supposer par exemple qu'une des mesures servait pour le blé, une autre pour le sarrasin, etc., on a prétendu que ces objets avaient été utilisés non comme mesures, mais comme mortiers. C'est en effet une hypothèse à laquelle il semble qu'on puisse s'arrêter au moins dans certains cas.
Cependant, il ne faut pas oublier que les mortiers, pour résister aux coups répétés du pilon, doivent être en métal ou en pierre dure.
L'objet dont nous parlons ici a-t-il pu servir de mortier ? A cette question, nous répondrons négativement : on eût pour un mortier employé une pierre moins tendre.
Et si nous cherchons un terme de comparaison, si par exemple nous consultons le travail inséré dans le Bulletin de la Société libre d'émulation du commerce et de l'industrie de la Seine-Inférieure (1911, page 332) sous le titre « Mesure de capacité à bascule », nous nous trouvons en présence d'une pièce absolument identique à celle qui fait l'objet de cette notice. Or, M. Duveau, auteur du travail, a observé que l'épaisseur de pierre séparant le fond des deux cuvettes est de 5 millimètres seulement. « II a fallu, ajoute-t-il, un ouvrier très habile pour conserver en creusant une cloison aussi mince sans la rompre » On conviendra qu'il ne peut s'agir ici d'autre chose que d'une mesure.
La nôtre présente cet intérêt particulier que son ornementation quoique sobre nous renseigne sur sa provenance.
Nous avons déjà parlé de la profondeur des cuvettes. La hauteur totale de la mesure étant de 39 centimètres, l'épaisseur de la cloison, à l'endroit le plus mince, est donc de 6 centimètres environ.
Mesure à grains de la Commanderie de La Neuville-au-Temple
BNF
Face postérieure.
Chaque tourillon, de forme légèrement tronconique et de 10 cm. 05 de diamètre à l'extrémité, émerge d'une sorte de méplat en saillie ou ressaut (de 0 m. 25 de largeur) destiné à renforcer l'appareil. A cet endroit, le diamètre extérieur de la mesure est de 53 cm. 05 ; il est un peu moindre aux parties circulaires.
La cuvette supérieure, de même que la cuvette inférieure, comporte deux becs d'une épaisseur de O m. 10 et qui servaient à faciliter l'écoulement du grain. Placés symétriquement et à égale distance par rapport aux méplats et aux tourillons, ils reposent sur des motifs d'ornementation qui rappellent les bases de colonne de la fin du XVe siècle.
Ces motifs sont reliés dans le sens vertical par deux minces filets de pierre. La corde qui comprime légèrement la mesure en son milieu et qui disparaît dans les ressauts s'enroule autour de l'un d'eux et se termine par un nœud fort gracieux qui recouvre le second.
Enfin, la face externe des tourillons est ornée d'une croix de Malte, qu'on retrouve encore, d'un côté seulement de la mesure et à la partie supérieure, à droite et à gauche du bec.
La présence d'un tel ornement sur un objet trouvé à proximité de l'ancien village de La Neuville-au-Temple conduit tout naturellement à penser que cet objet fut en usage dans le vaste domaine exploité par les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem (1).
1. Beaucoup d'objets en usage à la commanderie portaient la croix de Malte. Dans un inventaire du mobilier de la chapelle de La Neuville, du commencement du XVIIIe siècle, on trouve par exemple cette mention : « un devant d'autel de cuivre doré au milieu duquel est une croix de Maltlie » (Archives de la Marne, fonds de La Neuville).
Ancienne commanderie de l'ordre du Temple, la commanderie de Saint-Jean de Jérusalem, de La Neuville et Maucourt (1), possédait des biens considérables. Ses revenus, au milieu du XVIIIe siècle, étaient évalués à 15.600 livres (2).
1. La Neuville-au-Temple, village détruit, commune de Dampierre-au-Temple. Nous savons que la chapelle de la Commanderie existait encore en novembre 1792, mais qu'elle était alors interdite (Archives de la Manre, série L, matières d'or et d'argent provenant des églises). — Maucourt, village sur l'emplacement duquel fut construite en 1545 la ville de Vitry-le-François (Longnon, Dictionnaire topographique de la Marne).
2. Archives départementales de la Marne, fonds de la commanderie de La Neuville et Maucourt.
Elle jouissait, en matière commerciale et en matière juridictionnelle, de privilèges importants. Elle avait à Chalons « franchise de minage » et au marché de cette ville une place « entièrement libre de la juridiction épiscopale, depuis le vendredi à midi jusqu'au samedi soir » ; elle était en 1358 exemptée de droit de péage à Mairy-sur-Marne « en faisant par les conducteurs déclaration que ce qu'ils mènent appartient au commandeur. » En 1423, un prêtre de l'hôpital Saint Jean de Jérusalem, procureur et receveur général de la commanderie, demeurant au bourg de Porte-Marne à Chalons, fut dispensé du « guet et garde. » Deux ans après, les chanoines de celle ville reconnurent qu'ils n'avaient aucun droit « de minage » sur tout ce qui dépend de l'ordre. En 1707, un jugement de l'Intendant de Champagne prononça que le commandeur de La Neuville « pourra faire entrer à Chalons sans payer aucune sorte de droit d'entrée, d'octroy ni autre toutes les danrées provenant du cru de sa commanderie ou celles qu'il achètera pour la consommation de sa maison », etc. (3).
3. Archives départementales de la Marne, fonds de la commanderie de La Neuville et Maucourt.
Nous savons encore que les Templiers possédaient à Chalons, depuis le XIIIe siècle, une maison dite la maison de Rhodes (1) « en laquelle l'évêque et ses officiers n'ont que connoistre en quelque manière que ce soit et n'y peuvent, ni autres quelconques, faire aucun exploit de justice. » Dès le XIIe siècle enfin, ils eurent dans cette ville et plusieurs autres localités de la région des moulins à fouler les draps, et les privilèges qu'ils réclamèrent pour la « foulerie » furent l'occasion de contestations avec l'évêque et les habitants de Chalons.
1. Au début du XVIIIe siècle, le commandeur fit mettre sur la maison un « écriteau » en lettres d'or avec ces mots Hôtel de Rhodes, et, pour bien marquer que cette maison jouissait de privilèges spéciaux, « une sauvegarde du roy peinte à l'huile sur une feuille de thaule » au-dessus de la porte (Archives départementales de la Marne, série H, fonds de la commanderie de La Neuville).
Placée dans un centre d'abondante production agricole, la commanderie de La Neuville avait un marché important, dont un lieu-dit de la commune de Dampierre conserve le souvenir : la Garenne du Marché. Ce lieu, désigné en 1793 par les mots suivants « une petite garenne appelée le Marché », était contigu au chemin qui conduisait à Chalons et tout près de la jonction de ce chemin avec celui qui allait de Saint-Etienne à Dampierre (2).
2. Ces indications sont extraites de plusieurs terriers de la commanderie de La Neuville et Maucourt conservés aux Archives de la Marne.
Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, comme la plupart des anciennes communautés, avaient donc besoin de mesures pour leurs opérations commerciales. Peut-être n'en eurent-ils pas, dès l'origine, qui leur fut propres. Nous trouvons en effet, dans les documents qui composent le fonds de La Neuville, les mentions suivantes : en 1218 « duos sestarios siliginis ad mensuram cathalauncnsam » ; en avril 1270 (v. s.) « ad mensuram de Sanclo Hilario », etc. Par contre, dès le XIVe siècle, ils possédèrent leur mesure spéciale, ce qui est indiqué péremptoirement par les textes suivants : en 1345 « deux sestiers de seigle à la mesure desdis religieux de leur dite maison de Nueville » ; en avril 1346 (v. s.) « à la mesure de Neuville » ; en janvier 1438 (v. s.), quatre setiers « à la mesure dudit lieu de Nuefville » ; en décembre 1598, quatre setiers de seigle « mesure de ladite commanderye » à délivrer chaque année « es greniers de ladite commanderye audit Chaalons », etc.
D'autre part, un texte que M. Edouard de Barthélémy (1) et, après lui, Louis Grignon datent de 1488, mais qui semble devoir être placé entre 1488 et 1502, mentionne une « ancienne » mesure de cuivre en usage à la Commanderie (2).
1. Diocèse ancien de Chalon-sur-Mame, tome I, page 241.
2. « Ledit commandeur a en icelle maison une ancienne mesure de cuivre bien marquée et ajustée en laquelle lui et ses prédécesseurs ont accoutumé de toute ancienneté mesurer et faire mesurer par qui bon lui semble tous les grains et bleds que lui et ses procureurs reçoivent de tous les revenus de ladite commanderie, sans qu'ils soient sujets de prendre des mesures dudit évêque, ni autre quelconque, ni que jamais ledit évêque ni ses officiers y baillassent aucun empêchement.
Quand lui ou ses procureurs vendent des grains de leurs dits revenus ils les mesurent eux-mêmes ou font mesurer par leurs serviteurs ou autres que bon leur semble à ladite mesure. Et ne doivent aucun droit de mesurage ni minage audit évêque, ni autre chose quelconque. Et de ce sont en bonne possession passé 200 ans et plus, etc. » (Archives départementales de la Marne, fonds de La Neuville).
Mesure à grains de la Commanderie de La Neuville-au-Temple
BNF
Face antérieure
L'existence d'une ou de plusieurs mesures dans le domaine de cette maison est donc parfaitement établie (1) ; tandis que les unes servaient pour les opérations commerciales proprement dites, les autres étaient utilisées pour la perception des revenus de la commanderie (2). Il n'est pas moins certain qu'on chercha de bonne heure à substituer aux lourdes mesures de pierre d'autres mesures plus légères, plus maniables par conséquent, faites de cuivre jaune. 1. Dans un inventaire, de 1716, du mobilier de la Commanderie, pour la maison ou « hostel de Saint-Jean » sise à Vitry, on trouve la mention suivante : « une mesure à mouture gravée aux armes dudit sieur commandeur. »
2. De cette dernière catégorie de mesures on a conservé quelques spécimens intéressants. Voir dans l'Annuaire de la Marne, de l'Aisne et des Ardennes, 1907, page 404, des modèles de mesures en cuivre ayant servi à la perception de la dîme à Gernay-lez-Reims.
La commanderie de La Neuville utilisa donc dès la fin du XVe siècle, au plus tard dès le début du XVIe, les mesures de cuivre ; elle en généralisa de plus en plus l'emploi, et c'est à cet abandon des massifs boisseaux de pierre qu'on a dû la transformation en fonts baptismaux de notre mesure à grains.
Celle-ci, avons-nous dit, est décorée de quatre croix de Malte. Or, nous savons par un procès-verbal d'étalonnage (27 août 1760) (3) de plusieurs boisseaux (mesure de Possesse) que ceux-ci portaient sur le fond une croix de l'ordre de Malte. Le commandeur de La Neuville était co-décimateur à Possesse ; aussi le boisseau servant à acquitter le gros du curé de 1 ce lieu portait-il la marque de la seigneurie. Le rapprochement de cette marque avec celles de la mesure de pierre constitue ainsi un nouvel argument en faveur de l'hypothèse énoncée en tête de ce travail, et cet argument n'a pas, semble-t-il, une valeur moindre que les précédents.
3. Voir plus loin le texte du procès-verbal.
Il s'agit donc ici d'une mesure à grains de la commanderie de La Neuville-au-Temple, et nous ne croyons pas trop nous écarter de la vérité en plaçant à la fin du XVe siècle l'époque de sa construction.
* * *
On trouvera ci-après plusieurs textes dans lesquels nous avons puisé quelques-uns des éléments de comparaison utilisés au cours de ce travail. Ils sont relatifs à des mesures en usage au XVIIIe siècle dans l'étendue de la seigneurie de la commanderie, à la fabrication et à l'étalonnage de ces mesures, aux poinçons et marques spéciales dont elles étaient revêtues.Outre l'intérêt qu'ils présentent à cette place, ils sont ainsi mis à la disposition de ceux qui voudraient recueillir des matériaux sur l'histoire des mesures employées dans la région marennaise sous l'ancien régime.
Nous avons dit que le commandeur de La Neuville était co-décimateur à Possesse. Or, des difficultés s'élevèrent à la fin du XVIIIe siècle entre le fermier des dîmes, Bonnaire, et le curé du lieu qui prétendait recevoir son gros à la mesure de Chalons ou à celle de Vitry, toutes deux plus grandes que celles de Possesse.
Un jour, le 25 janvier 1760, Nicolas Bonnaire, fermier, se présenta « dans la maison de M. le curé pour luy délivrer le gros » qu'il lui devait ; mais le curé, « à l'aspect dudit Bonaire, pris sa peinsette pour en frapper ledit Bonaire en luy disant : retire toy, geux, qui fait faire des faux certificats. »
Le malheureux fermier eut encore d'autres ennuis. Depuis la naissance du procès, lit-on dans une autre pièce du dossier « le sieur curé a refusé de luy administrer et à toute sa famille les sacremens de l'église ; il s'est fait attendre trente-deux heures pour baptiser un de ses petits enfans, il a refusé de marier son fils et sa fille, en sorte qu'il a été obligé de le faire assigner à l'officialité ; malgré tout cela il n'a pas voulu faire le mariage, c'est un chanoine de Bar, qui se trouva sur les lieux, qui le fit. »
Peut-être ces difficultés, dont on rencontre de nombreux exemples et qui ne se terminaient généralement qu'après de longues et coûteuses procédures, furent-elles l'occasion des vérifications qu'on fit subir, en 1760, au boisseau de Possesse.
Sources : J. BERLAND. Mémoires de la Société d'agriculture, commerce, sciences et arts du département de la Marne, page 369, 2e série, tome XV. Châlons-sur-Marne 1911-1912 - BNF
PROCÈS-VERBAUX DE FABRICATION ET D'ÉTALONNAGE DE BOISSEAUX, MESURE DE POSSESSE
BNF